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MANUEL DU BOUDDHISME DANS SON DÉVELOPPEMENT MODERNE, traduit des manuscrits singhalais par le Rév. M. Spence Hardy.

PREMIER ARTICLE.

Du bouddhisme à Ceylan.

Lorsqu'en 1848 le vicomte Torrington, gouverneur de Ceylan, établit un impôt sur les routes, les prêtres bouddhistes réclamèrent, et demandèrent à être exemptés de la taxe. Cette loi du vicomte Torrington ressemblait à celle qui, chez nous, régit les prestations en nature. Tout habitant, sans aucune exception, était tenu ou de donner personnellement six journées de travail aux grandes routes, ou de remplacer le travail qu'il ne voulait point faire ne voulait point faire par le payement d'une certaine somme d'argent. Les prêtres bouddhistes adressèrent au gouverneur une pétition, humble et fière tout ensemble, où ils déclaraient qu'il leur était impossible de se soumettre à la mesure qu'on voulait leur imposer comme au reste des habitants de l'île; et les motifs sur lesquels ils s'appuyaient étaient très-puissants.

Ils représentaient que, « pendant quatre mois de l'année, leur subsistance dépendait absolument des aumônes de la population, dont ils recevaient chaque jour leur nourriture, sans même qu'il leur fût permis de la demander; que, dans les huit autres mois, ils étaient constamment en voyage; qu'ils ne pouvaient ni travailler, ni même se découvrir un instant de leurs vêtements, sans être déchus de leur titre et cesser d'être prêtres; qu'ainsi ils ne pouvaient contribuer de leur personne à la construction des chemins; que, d'ailleurs, jeûnant régulièrement dix-huit heures sur les vingt-quatre et ne mangeant jamais qu'entre six heures du matin et midi, ils étaient hors d'état de travailler de corps sans tomber malades; d'un autre côté, qu'ils ne pouvaient pas davantage remplacer un labeur impossible pour eux par une compensation pécu⚫niaire; qu'ils ne devaient posséder, selon leur règle, ni monnaie, ni propriété sous quelque forme que ce fût, et qu'ils ne pouvaient pas plus mendier de l'argent que mendier du pain. »

Ils ajoutaient que, «depuis l'établissement du bouddhisme dans l'île de Ceylan, 316 ans avant l'ère chrétienne, jamais on ne les avait obligés ni à un travail ni à une taxe quelconque; que la convention de 1815, par laquelle les habitants de Ceylan s'étaient donnés librement à la couronne d'Angleterre, stipulait, entre autres garanties, le maintien de la religion bouddhique dans toute son indépendance; enfin, que, si on

les contraignait à travailler, c'était leur faire perdre toutes leurs espérances dans un monde à venir pour avoir violé leurs devoirs les plus saints dans celui-ci. » En conséquence, ils demandaient que la taxe, dans l'une ou l'autre de ses alternatives, ne leur fût pas applicable.

Le gouverneur entendit ces justes réclamations, et il y fit droit; mais ce ne fut pas sans peine, car à la réclamation des prêtres bouddhistes en avaient succédé d'autres. L'évêque anglican de Colombo protesta, et prétendit que ce serait donner au paganisme bouddhique un immense avantage sur le christianisme que d'accéder à cette requête. Si l'on exemptait les prêtres bouddhistes, pourquoi ne pas exempter au même titre les prêtres de toutes les autres religions? Le fanatisme singhalais manquerait-il d'abuser de cette préférence? Et ne devait-on pas craindre que ce ne fût un nouvel obstacle aux progrès de la foi chrétienne parmi les indigènes? D'autre part, l'administration fiscale réclamait comme le clergé, et, tout en reconnaissant que les prêtres bouddhistes ne pouvaient être soumis ni à la prestation personnelle, ni à la taxe en argent, elle suggérait un expédient assez ingénieux: elle proposait qu'ils fussent tenus de trouver des remplaçants.

Le vicomte Torrington eut le mérite de discerner parfaitement ce qui était juste dans ce conflit de prétentions diverses. Il exempta les prêtres bouddhistes, par privilége spécial, non pas en tant que prêtres, mais en tant que mendiants. Les faits avancés par les pétitionnaires n'étaient que trop exacts: leurs vœux, leurs règles traditionnelles, leurs usages quotidiens, leur genre de vie, leurs croyances, étaient autant d'obstacles insurmontables; et l'homme d'état sut comprendre et accepter une résistance si bien justifiée1.

On peut trouver la pétition des prêtres bouddhistes de Ceylan dans le Blue book, publié en 1849 et intitulé: Papers relative to the affairs of Ceylon. Ce document, qui se compose de plus de 300 pages in-folio, se rapporte surtout à l'insurrection qui éclata en 1848, et qui dura quelques mois, sans être d'ailleurs très-grave. Le vicomte Torrington sut la comprimer avec énergie. La taxe des routes et d'autres mesures de l'administration avaient servi de prétexte; mais, au fond, les Candiens se soulevaient, en 1848, comme ils s'étaient soulevés en 1818, 1827, 1834, 1843, et comme ils se soulèveront peut-être encore. Ils supportaient avec peine le joug étranger, et ils rêvaient toujours la restauration de la monarchie indigène. Les Candiens ne doivent pas être confondus avec le reste de la population singhalaise. Ils sont plus remuants et plus belliqueux. Ils sont d'une race un peu différente, et ce sont en général des descendants de Malabars. L'administration. de lord Torrington a été attaquée par un de ses successeurs, sir H. G. Ward, qui est le gouverneur actuel de Ceylan. Le vicomte Torrington s'est pleinement justifié de ces critiques imméritées, et sa réponse, en date du 17 janvier 1857, a été publiée dans les documents parlementaires. C'est de l'administration de lord Tor

Cette tolérance de l'administration anglaise était d'autant plus louable, que l'on savait de reste que les prêtres bouddhistes étaient loin de bien employer l'influence dont ils continuent de jouir sur le peuple. Ils avaient eu la main dans toutes les insurrections qui avaient éclaté depuis 1815, comme ils l'eurent encore dans l'insurrection nouvelle qui éclata vers la fin de 1848, sur cette fausse rumeur, propagée dans l'île, que la France était en guerre avec l'Angleterre, et que des régiments français allaient débarquer dans le port de Trincomali. Dans le procès qui suivit l'insurrection et châtia les principaux coupables, un prêtre bouddhiste fut impliqué; et, condamné à mort par un conseil de guerre, avec dix-huit autres insurgés, il fut exécuté sous son costume de prêtre et avec tous ses insignes. Cet exemple, qui n'avait eu jusquelà qu'un seul précédent, fut jugé nécessaire pour intimider les futurs imitateurs. La population singhalaise est très-fanatique. Il suffit qu'elle conçoive ou qu'on lui inspire la moindre crainte pour les reliques, et surtout pour la fameuse dent du Bouddha, qui donne des droits de souveraineté à qui la possède; à l'instant, elle s'émeut et s'agite; et elle est toute prête à courir aux armes, pour peu que quelques chefs audacieux se chargent de l'exciter et de la conduire1. Il y a dans toute la contrée, et particulièrement dans les provinces du centre et du nord, une multitude de temples très-fréquentés, et fort riches par les donations que leur a faites la piété des fidèles. C'est dans le district de Dombéra, au nord-ouest de Candy, que se trouvent les plus considérables, qui sont aussi des espèces de couvents; et le prétendant de 1848, Gongalagodda Banda, s'était fait couronner dans le temple de Domboula, un des plus vénérés et des plus anciens, puisqu'on en fait remonter la construction au premier siècle avant notre ère.

Ces faits, auxquels il serait facile d'en joindre une foule d'autres, prouvent assez quelle est encore la puissance du bouddhisme à Ceylan. Observer à fond ce qu'il y est aujourd'hui, après plus de deux mille ans de règne, est une très-curieuse étude, qui est bien faite pour tenter le

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rington (mai 1847-novembre 1850) que date la prospérité de la colonie de Ceylan. Grâce à l'impulsion qu'il avait donnée aux grands travaux d'utilité publique, l'île possédait déjà, en 1851, six cents lieues de routes admirables, sans compter une foule d'améliorations financières. — Voir le Blue book, cité plus haut, Papers relative, etc. etc. page 171. En 1818, c'était le déplacement de la dent du Bouddha, transportée d'une ville dans une autre, qui avait été le signal de la révolte. En 1848, le résident anglais à Candy avait cru devoir mettre la précieuse relique sous clef, pour que les factieux ne pussent pas s'en emparer. Plus tard, on la rendit aux prêtres et à la vénération des fidèles, quand le danger fut passé.

zèle intelligent de quelqu'un des employés de cette magnifique colonie anglaise. L'exemple de M. Georges Turnour est excellent et mérite bien qu'on le suive. Il nous a donné un des monuments les plus importants de la littérature pâlie singhalaise; et le Mahâvamsa, sous la forme où il nous l'a fait connaître, est certainement une des sources les plus précieuses qu'on puisse consulter sur l'ancienne histoire de Ceylan, La méthode qu'a suivie M. Spence Hardy nous semble beaucoup moins sûre et beaucoup moins féconde, malgré les détails intéressants que ses ouvrages renferment. Résidant pendant vingt ans au milieu de la population singhalaise, en qualité de pasteur wesleyen, c'est surtout de cette population et de l'état présent du bouddhisme dans l'île qu'il eût pu nous informer utilement. Ce n'est pas tout à fait ainsi qu'il a conçu le plan de ses recherches; mais nous reviendrons un peu plus loin sur les ouvrages de M. Spence Hardy, et nous voulons auparavant passer rapidement en revue ce que l'on sait de plus certain sur le bouddhisme à Ceylan, depuis les temps historiques.

Eugène Burnouf, de si regrettable mémoire, avait eu quelque temps la pensée, au début de ses études sur le pâli, de composer sur ce sujet un ouvrage spécial. Le Journal asiatique de Paris nous en a donné un fragment important sur les noms anciens de l'île de Ceylan1. Les recherches de Burnouf devaient principalement porter sur la géographie ancienne de l'île dans ses rapports avec l'histoire; mais il fut détourné de cette entreprise par la grande découverte de M. Brian Haughton Hodgson; et il préféra avec toute raison s'attacher aux originaux sanscrits du Népal, plutôt que de s'en tenir aux traditions et aux documents singhalais. Il comptait, d'ailleurs, revenir au bouddhisme du midi, après avoir approfondi le bouddhisme du nord; et les appendices du Lotus de la bonne loi attestent jusqu'à quel point il avait déjà poussé ses laborieuses investigations2. Cette histoire de Ceylan, que Burnouf eût si bien faite, nous manquera sans doute longtemps encore; car il faudrait, pour l'accomplir d'une manière satisfaisante, réunir de nouveau toutes les

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Journal asiatique de Paris, numéro de janvier 1857, p. 1 et suiv. Le mémoire d'Eugène Burnouf, comme nous le rappelle une note de M. J. Mohl, membre de l'Institut et secrétaire de notre Société asiatique, avait été lu dans deux séances de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, au mois de mars 1834. — Il faut surtout lire l'appendice XXI du Lotus de la bonne loi, page 859, où Burnouf compare quelques textes sanscrits et pâlis. Il a cité aussi et traduit un grand nombre de légendes singhalaises, soit dans les notes et appendices au Lotus de la bonne loi, soit dans son Introduction à l'histoire du bouddhisme. Nous renvoyons d'ailleurs les lecteurs à la notice spéciale que nous avons consacrée à Eugène Burnouf, Journal des Savants, cahiers d'août et de septembre 1852.

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conditions de science et de méthode qu'il possédait à un si éminent degré.

Une des sources principales, et la plus vieille certainement pour les origines de l'histoire de Ceylan, c'est d'abord le Râmâyana. Rama fait la conquête de l'île pour retrouver la belle Sîtâ, qu'a ravie le traître Râvana et qu'il a emmenée à Langkâ. Mais on sait malheureusement quelle est la confusion de ce poëme étrange; et il serait bien difficile de dégager quelques faits un peu certains de cet amas incohérent de fictions extravagantes, où les singes et les génies tiennent beaucoup plus de place que les héros et les hommes. On aurait tort, toutefois, de négliger le Râmâyana, parce que c'est le seul témoignage à peu près qui puisse nous fournir quelques informations sur l'état de l'île avant que le bouddhisme n'y eut été introduit. Les Indous, comme le prouve le Râmâyana lui-même, se faisaient de cette contrée, toute rapprochée qu'elle est de la péninsule, les idées les plus bizarres; et l'obscurité de leurs légendes atteste assez qu'ils en savaient fort peu de chose1.

Avec l'introduction du bouddhisme à Ceylan, ces ténèbres commencent à se dissiper quelque peu. Mais les témoignages qui déposent de ce grand fait sont très-postérieurs à ce fait lui-même; et la religion du Bouddha dominait depuis six cents ans et plus, quand les historiens, si l'on peut donner ce nom à l'auteur du Mahâvamsa et à ses continuateurs, pensèrent à fixer dans leurs écrits des traditions qui tendaient à se perdre.

Les Grecs commencèrent à connaître Ceylan sous le nom de Taprobane dès le temps d'Onésicrite et de Mégasthène2, peu d'années après l'expédition d'Alexandre. Mais les Grecs n'ont jamais su quelle religion professaient les habitants de la Taprobane; et les renseignements de ce genre leur importaient, en général, assez peu. A leurs yeux, la Taprobane était seulement fameuse par les richesses, par les perles et le cinnamome (la cannelle) qu'elle produisait. Plus tard on en sut davantage, sans en savoir encore beaucoup; et la célèbre ambassade du roi de la Taprobane à l'empereur Claude a fourni quelques détails un peu plus précis, que Pline nous a conservés. Mais le naturaliste romain se borne

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' Ramayana, liv. I, chap. iv, ç'okas 55, 76, 77, 102, 103, et livres V et VI. →→ Eugène Burnouf, Mémoire sur les noms anciens de Ceylan, Journal asiatique, janvier 1857, pages 54 et 85. Burnouf a démontré l'identité du mot Taprobane avec le mot sanscrit tâmraparṇa, un des noms sous lesquels les Indous désignaient l'île de Ceylan. Voir les Fragmenta historicorum, édit. Firmin Didot, t. II, p. 412; Mégasthène, fragment 16; Onésicrite, fragment 21; Pline, Histoire naturelle, VI, chap. XXIV et suiv.

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