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toriales y ont ainsi marqué leur empreinte; mais encore, comme une sorte de thermomètre très-sensible, il accuse de petites variations; il ne peut se déplacer au nord ou au midi, à l'est ou à l'ouest, sans que sa forme change. Les dialectes et les patois sont les instruments de précision sur lesquels toutes ces influences délicates sont venues s'inscrire.

La condition qui règle les changements est qu'ils sont d'autant plus grands, que plus grande est la distance au centre d'origine, ou, plus exactement, que les modifications se caractérisent d'autant plus, que le lieu de transplantation diffère plus du lieu de naissance. Ai-je besoin d'ajouter que cela ne s'entend que du temps de formation des langues, et du moment où les éléments qui les constituent peuvent se conformer, comme une cire docile, aux empreintes permanentes? Ce n'est pas quand une langue littéraire est armée de toute son autorité, que ces phénomènes se produisent; dans ce cas, elle fait reculer les patois, elle efface les dialectes, elle impose la règle et l'uniformité, et, abritée, comme l'homme lui-même dans les murs de ses villes, contre les influences du climat, elle n'est plus sujette qu'à celles des siècles. Les siècles, à leur tour, qui sont dans le temps ce que sont les climats dans l'espace, modifient peu à peu les hommes, et, par les hommes, la langue, qui glisse insensiblement sur la pente du changement. Mais, s'il arrive que la force cohésive d'une langue littéraire se relâche, alors la propriété de reproduction qui appartient à tout ce qui a vie se manifeste, et de nouveaux idiomes apparaissent. Ainsi, les barbares étant intervenus, et Rome mise hors de cause, il se forma des centres qui eurent chacun son dialecte; et le latin, relégué parmi les savants, ne put tenir contre les influences locales. Ainsi, l'anglo-saxon, dédaigné par la caste conquérante, qui parlait français, perdit son rang, et la place, devenue vacante, fut occupée par l'anglais moderne. Ainsi, l'ancien français (car il y a là un phénomène de même genre, et l'existence des cas le sépare visiblement du langage moderne), l'ancien français, quand les poésies qui en avaient fait la gloire cessèrent de plaire, s'éclipsa dans le passage du xiv au xv° siècle, et céda, avec ses dialectes, devant une langue littéraire que toutes les circonstances sociales poussaient vers l'unité et l'empire.

Ces considérations, très-générales, ne seraient rien, si elles n'étaient fondées sur des considérations très-particulières, du genre de celles de celles que fournit l'examen du rapport entre un mot du pays wallon et un mot du pays du Berry. Ici la recherche doit être minutieuse pour être fructueuse; in tenui labor.

On connaît ces vers de La Fontaine :

L'autre exemple est tiré d'animaux plus petits.
Le long d'un clair ruisseau buvait une colombe,
Quand sur l'eau se penchant une fourmis y tombe,
Et dans cet océan l'on eût vu la fourmis
S'efforcer, mais en vain, de regagner la rive.

Deux fois fourmi, au singulier, y est écrit avec une s. C'est une licence sans doute, mais il ne faut pas croire que, sans autorité d'aucune espèce, La Fontaine ait recouru à un changement arbitraire pour éviter une rencontre de deux voyelles, ou donner l'exactitude à une rime. Il n'a fait que se servir d'une ancienne forme qui lui a été commode, mais qui existait avant dui. L's, qu'il mettait ainsi suivant l'occasion, n'avait pour lui d'autre raison d'être que la facilité qu'elle lui procurait; il n'en connaissait pas la cause grammaticale. Cette cause est connue : fourmi, dans l'ancien français, était du masculin, et, comme tel, il faisait au sujet li fourmis, et, au régime, le fourmi. La Fontaine ne lisait pas les textes du xi siècle, mais il lisait ceux du xvio; et il y a certainement trouvé parfois fourmi avec une s, quand on ne savait plus si cette lettre appartenait ou non à l'orthographe propre du mot. C'est par une fluctuation de ce genre que nous écrivons un fils (de filius), un lacs (de laqueus), un legs (de legatum), I's du sujet antique étant restée, par erreur, agglutinée au thème, qui jadis ne la recevait que suivant la déclinaison. Formi, fourmi, fromi, dans le patois berrichon, est masculin aussi comme l'ancien français; et tous deux, ne pouvant venir de formica, supposent un bas latin formicus. Mais, à ce propos, remarquez les hésitations et les transactions incohérentes de la langue littéraire. D'une part, elle a repris le féminin, qui lui a été suggéré sans doute par quelque dialecte; car je dirai tout à l'heure que des patois ont conservé ce genre, qui est plus vrai, puisque c'est celui du latin; d'autre part, au lieu d'adopter une terminaison féminine, elle a gardé la terminaison masculine. En effet, ou il faut dire, comme l'ancien français et quelques patois, un fourmi; ou il faudrait dire une fourmie. C'est ce qu'a fait le wallon sous la forme qui lui est propre: fourmihe. De sorte que le wallon n'a pas connu le bas latin formicus, qui a prévalu dans d'autres provinces, et il ne s'est servi que de formica. C'est ainsi qu'une s dans un vers de La Fontaine a mis en présence les règles de la langue, sa déclinaison, quelques-uns de ses patois et même les formes primordiales qui se sont produites quand le latin, s'altérant, passait au français.

Nous n'avons pas, ou plutôt nous n'avons plus, pour désigner la toile de l'araignée, un mot unique; les deux patois que j'examine ont chacun un composé qui exprime cet objet. Le berrichon dit arantele et irantele, aranee tela, et même un verbe aranteler, pour enlever les toiles d'araignée. Arantele était usité dans le xvi° siècle, et M. le comte Jaubert cite, suivant sa louable habitude de rapprocher le vieux et le moderne, ce passage-ci de J. du Fouilloux : « Telles manieres de «gens y seroient souventes fois trompez, car incessamment les arantelles << tombent du ciel et ne sont point filées des araignées. » Le patois rouchi dit arnitoile; et le wallon, arencret, introduisant, au lieu de toile, le mot cret, qui veut dire pli, et qui paraît venir d'une racine germanique. Arantele ou arnitoile est un composé bien fait et heureux, qu'il est dommage qu'on ait laissé perdre. On remarquera l'étendue de pays qu'il occupe, puisqu'on le trouve depuis le Berry jusqu'aux bords de la Meuse. On remarquera aussi comment la langue s'y est prise pour accourcir ce mot, qui menaçait d'être bien long : dans l'une des formations, arantele, on a réduit aranea à aran, et, dans l'autre, arnitoile, à arnea. Un mot qui entre ainsi en composition se confond avec l'autre, et il y perd son accent, qui cesse alors de régir les transformations subies.

M. le comte Jaubert a inscrit, dans son Glossaire, échameau, qu'il rend par: « planche de terre élevée en ados entre deux sillons, sur laquelle con plante la vigne dans les terroirs qui craignent l'humidité. » Il ignore l'étymologie de ce mot. Pour moi, j'en vois une très-régulière, et qui est l'expression d'une métaphore naturelle. C'est le wallon qui m'y conduit. Ce patois a hamai, qui veut dire un banc; hamai, ramené, suivant les lois du patois wallon, à la forme latine dont il dérive, donne scamellum, lequel, à son tour, donne, lettre pour lettre, le berrichon échameau; de même que scalmus, le bois qui tient la rame, a formé le terme de métier échome, qui a la même signification. Ainsi échameau signifie un banc, ce qui s'applique fort bien à un ados destiné à recevoir des vignes.

Au premier abord on douterait que les mots qui, en wallon et en berrichon, signifient oie, c'est-à-dire awe et oche, proviennent, avec oie lui-même, d'un seul et même radical. Mais ce qui serait une conjecture hasardée, si l'on ne possédait pas les formes diverses, devient évident par le rapprochement. Ce radical est le bas latin avica, diminutif d'avis. L'oie a été appelé l'oiseau par excellence, à cause de l'utilité qu'offraient sa plume et sa chair. On a beaucoup d'exemples de mots à sens général que l'usage a spécifiés. Jumentum, bête de somme, est devenu jument.

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Animalia, animaux en général, est devenu aumaille, appellation collective des bêtes à cornes. Vervex, bélier, s'est transformé en brebis. Mouton, qui, comme l'a fait voir M. Diez, signifie proprement châtré, a donné son nom à l'espèce entière, et expulsé définitivement l'ancien français oueille, ouaille, qui provenait d'un diminutif d'ovis. Avica, ainsi spécifié, et étant proparoxyton, a fourni l'espagnol auca, l'italien oca, le berrichon oche, le vieux français oue (devenu présentement oie), et le wallon awe; et cela, suivant que, conservant dans tous les cas la syllabe an tépénultième, qui est le noyau du mot, supprimant l'i et reportant le v sur l'a, on a ou gardé le c ou laissé tomber cette consonne.

Champi est un verbe wallon qui veut dire mener paître. La dérivation en est évidente: il vient de campus, suppose un bas latin campicare, et serait en français, s'il y existait, champier. De ce même radical, le patois du Berry a tiré un substantif masculin champis, qu'on rattachera à un bas latin campicius. (L'ancien français champil, qui s'est dit à côté de l'autre, se rattache à un bas latin campilis.) Mais, ici, la métaphore est intervenue et a modifié le sens. Champis ne signifie rien qui ait rapport à la campagne; c'est le mot usité pour désigner un enfant trouvé, un bâtard. Cet euphémisme ingénieux rappelle à l'esprit le lieu écarté ou solitaire où l'on suppose que la faible créature est délaissée. Au reste, ce mot a été français; on le trouve dans les livres du xvi° siècle et aussi dans des textes plus anciens. Il est généralement employé nonseulement dans le Berry, mais aussi dans tout le sud-ouest, jusque dans l'Angoumois. Il ne paraît pas s'être étendu dans le nord de la France.

Ahans, s. m. pl. signifie, en wallon, légumes encore en terre, c'està-dire considérés comme production du sol et non comme objets de consommation; ahanner, v. n. signifie, dans le Berry, souffler, être essoufflé, gémir. Ces deux mots sont identiques non-seulement par la forme, mais aussi par le sens, malgré la grande séparation qui paraît exister entre eux. Ahanner appartient à la langue française ancienne; il était encore employé dans le xvr° siècle; c'est depuis lors qu'il est tombé en désuétude. Auparavant, il était en plein usage avec le sens général de prendre de la peine, et le sens particulier de cultiver la terre. C'est le provençal et l'espagnol afanar, et l'italien affannare. Cela établi, il est aisé de voir comment ahan, désignant la culture des champs, a pu prendre, au pluriel, la signification de résultat de cette culture, et spécialement dénommer les légumes encore enfouis. Au contraire, dans le Berry, ahanner a conservé l'ancienne acception.

Grimper, d'après Ménage, vient de repere. Cela est fort douteux, non

pas tant à cause de l'épenthèse du g (on én a un exemple dans grenouille, qui vient de ranicula avec un gépenthétique), qu'à cause de la conjugaison qui n'est pas conforme, et surtout du sens, qui n'est pas satisfaisant. M. Diez le tire de l'ancien haut allemand klimban, allemand moderne klimmen, qui signifient, en effet, grimper. Bien que cette étymologie pût être acceptée, cependant il se demande s'il ne faudrait pas chercher une autre origine; ce qui l'y déterminerait, c'est que grimper se dit, en wallon, griper; ces deux mots seraient identiques; grimper serait formé de griper par l'addition d'une m; tous deux proviendraient du flamand grijpen, saisir, gripper, haut allemand greifen; et l'on comprendrait sans peine comment, du sens de gripper, on aurait passé à celui de grimper. Ce que M. Diez ne donne qu'avec doute et comme une opinion subsidiaire me paraît être la vraie étymologie. De même que le wallon l'a mis sur la voie d'une explication nouvelle, de même le patois berrichon apporte la dernière confirmation; grimper y signifie saisir. On a donc : le français et le berrichon grimper, avec le sens l'un de gravir, l'autre de saisir; et le français et le wallon griper (ou gripper), avec le sens l'un de saisir, et l'autre de grimper. Il est évident que nous n'avons, là, sous les yeux, qu'un seul et même mot, diversifié tantôt par la forme, tantôt par l'acception.

Génin, dans ses Récréations philologiques, livre où l'on trouve une érudition quelquefois paradoxale, souvent heureuse et toujours spirituelle, a donné, de fripon, une explication qui me paraît bien fondée. Fripon vient de friper; cela ne fait pas de doute. Mais que veut dire friper? C'est ce que Génin établit d'une façon très-sûre. D'abord il cite ce passage-ci d'un roman de Balzac (Eugénie Grandet); « En Anjou, «la fripe, mot du lexique populaire, exprime l'accompagnement du pain, « depuis le beurre étendu sur la tartine, frippe vulgaire, jusqu'aux con«fitures d'alberge, la plus distinguée des frippes.» Muni de cette indication, il retrouva bientôt ailleurs des traces de la vraie signification.. Ainsi Furetière, dans son Dictionnaire, met: « Fripper, manger goulû❝ment. Il y avoit à ce festin assez de quoy fripper. » Et, à l'article Friponner, il explique ce verbe : « Manger en cachette ou hors des repas quel"ques friandises. Les femmes ont toujours en poche de quoy fripponner. « Ce galant a toujours dans son cabinet quelque langue de bœuf, quel"ques confitures pour fripponner, » Tout cela est décisif; et Génin en conclut que, dans l'acception présente de fripon, on a un sens dérivé du primitif, attendu, dit-il, que, de convoiter la fripe à la dérober, il n'y a qu'un tour de main. Et l'on voit pourquoi, voleur étant le gros mot, fripon en est un diminutif, car il est parti de ce qu'il y a de plus par

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