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l'Europe, les rivages voisins de la Grèce, les régions tempérées de l'Asie, rendus à l'activité féconde, au commerce, à la science?

Il y a dix-sept siècles, un magistrat romain, Pline le Jeune, exerçant, sur un grand nombre des villes grecques d'Asie mineure, sur toute la Bithynie, un pouvoir absolu, mais équitable, ne se lassait pas de vanter à son empereur Trajan la fécondité, la richesse, la splendeur élégante de ces belles contrées, dans lesquelles on lui dénonçait déjà de secrètes sociétés chrétiennes. Trois siècles plus tard, les mêmes régions, sous le titre de diocèse d'Orient, formaient encore une partie florissante de l'empire, jusqu'aux premières chaînes du Taurus et aux âpres cantons d'Isaurie, où reparaissaient les mœurs barbares des anciens pirates ciliciens, qu'avait poursuivis Pompée. En deçà de cette frontière, et loin dans la péninsule, croissaient partout d'abondantes cultures et s'élevaient des villes opulentes et peuplées, là où il n'existe plus que des forêts incultes, des friches presque désertes et des ruines habitées par des malheureux. Tels M. Hamilton, à la fois antiquaire et géologue, nous décrit les alentours et l'enceinte de l'ancienne ville d'Amasée, jadis capitale de la Cappadoce, aujourd'hui, parmi des monceaux de marbres brisés, pauvre village de Turcs et de chrétiens décimés par la fièvre. Au Iv° siècle de notre ère, cependant, cette ville, en dehors de ses théâtres et de ses temples, encore debout, comptait un nombreux auditoire chrétien attiré par la voix d'un pontife éloquent.

On peut ainsi, avec des monuments littéraires, retrouver et marquer l'état social de ces cités qui ne sont plus. Ce témoignage n'aura point la variété piquante des souvenirs de la Grèce profane; mais il doit plaire encore; et il nous atteste ce que, dans le déclin de l'empire et les maux de l'Orient menacé par les barbares, le christianisme conservait alors d'énergie morale, de vertus et de lumières, dans ces pays redevenus si grossiers et si misérables.

Séleucie, métropole de la province appelée la Cilicie montagneuse, occupait, sur une des hauteurs moyennes, premier étage du Taurus, un vaste et favorable emplacement, à vingt-cinq ou trente milles du lieu où dépérit aujourd'hui la ville turque de Karaman, qui, dans le moyen âge, donna son nom à toute la province. Karaman, fondation relativement moderne, n'est qu'un amas de maisons délabrées entrecoupées de jardins, parmi lesquels apparaissent plusieurs mosquées élevées par les Sarrasins, aujourd'hui délabrées sous les Turcs, et une grande et élégante église entretenue par les Arméniens du pays.

Que s'il en est ainsi des monuments mêmes du culte mahométan, si, comme l'atteste M. Hamilton, toute ville, toute bourgade mahométane

qu'il rencontrait sur un terrain plus favorable, au milieu d'une végétation plus riche, lui paraissait particulièrement privée de routes, appauvrie par le pillage des pachas de l'empire, on peut juger ce que doivent être les constructions antiques, celles qui datent d'avant l'irruption des barbares et le déchirement de l'empire grec. Souvent la trace et l'origine même de ces ruines se sont effacées du souvenir des générations apathiques éparses dans les lieux voisins. Le savant géologue Hamilton s'était enquis vainement, dans quelques villages turcs, sur le site et les débris probables de l'antique ville d'Isaura, métropole de ce côté des gorges du Taurus, au temps de l'empire grec. Un jour, luimême, errant sur une des rangées de collines, entre le Taurus et les plaines de Konia, il reconnut les ruines d'Isaura, aux proportions d'une forte et magnifique cité, aux larges assises, entourées de plusieurs degrés encore intacts, dont les plus élevés forment un renfoncement, comme les siéges des anciens théâtres.

Au milieu de ces ruines oubliées des vivants, à quelque distance de la place marquée du forum, s'élevait un arc de triomphe en marbre rose et jaune, debout et sans altération, entre les fleurs des genévriers et la verdure des yeuses, et laissant lire sur son architrave cette inscription en lettres grecques: A l'autocrate Néron Trajan César respectueux hommage.

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Le même voyageur manqua l'occasion, pour se faire conduire aux ruines alors inconnues de Séleucie, sur un autre point de la longue chaîne du Taurus. Mais un exemple ici peut tenir lieu de plusieurs. Il est manifeste que cette partie moyenne de l'Asie Mineure, cette seconde Cilicie, cette ancienne Isaurie et ceux de ses cantons qui, plus éloignés du Taurus, offrent tous les dons des climats méridionaux, étaient en même temps munis, exploités, embellis par tous les efforts de l'art grec et romain. Sous un ciel non moins fécond que celui de la molle Ionie, mais plus favorable à la vigueur des corps et des âmes, il se prolongea comme un reflet du génic laborieux de la Grèce. Le malheur que ces peuples ont encouru depuis douze siècles ne peut effacer ce que la nature avait fait pour eux et le témoignage qu'ils en ont euxmêmes laissé dans les débris de leurs villes et de leurs tombeaux.

Il existe réellement, sur ce point de l'empire, une autre Grèce asiatique, qui était à l'Ionie ce que la Thrace et la Macédoine étaient à la voluptueuse Corinthe, c'est-à-dire plus forte et plus rude, sans être moins habile dans tous les travaux et tous les arts qui servent soit à la paix, soit à la guerre. Aussi, malgré les vices de l'empire romain de Byzance, malgré la caducité précoce de cet arbre transplanté trop

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tard, on le voit, sous les fils mêmes de Constantin, s'alimenter des sucs et du puissant terroir de ces provinces septentrionales de l'Asie, qui formaient une de ses barrières. De bonne heure, il en tira de vaillantes milices, dont la mention se retrouve dans les annales et les notices de l'empire, jusqu'aux jours les plus critiques de sa décadence.

A cet empire, ce fut le cœur qui manqua, bien plus que les bras. La défaite vint du palais, infecté de corrupteurs et d'eunuques, bien plus que des provinces assaillies par les barbares; et, si les césars de Byzance, comme quelques-uns l'essayèrent, au lieu de prendre à leur solde une partie des barbares, pour se garder des autres, avaient soutenu de tous leurs efforts la race grecque en deçà du Taurus, ils auraient trouvé là peut-être un invincible appui. Cela ressort pour nous de bien des passages de Procope; et on ne peut parcourir aujourd'hui le catalogue mutilé d'Étienne de Byzance, sans être frappé de la force militaire, de l'activité commerçante, de la richesse, dont jouissaient encore, à la fin du v° siècle, ces provinces septentrionales de l'Asie, qui couvraient, en deçà du Taurus, les fertiles plaines et les heureux rivages de l'ancienne Ionie, jusqu'au golfe de Satalie et à l'île de Cos.

C'est sur ce premier plateau de l'Asie, remontant par degrés, ici jusqu'aux chaînes de l'Olympe, dans l'ancienne Bithynie, et là jusqu'aux premières collines en deçà des monts Taurus; c'est sur ce vaste espace, enrichi par les accidents les plus variés du climat, traversé de cours d'eau fertiles, semé de terres volcaniques, de minéraux précieux, de forêts abondantes, riche en végétation diverse, en moissons presque sans culture, c'est sur ce sol heureux que, depuis quelques siècles, l'incurie et la rapacité musulmanes ont incessamment tari les dons de la nature, détruit les monuments des arts et appauvri l'espèce humaine. Mais, au Iv, au v° siècle de notre èrc, des ports célèbres et fréquentés, des villes élégantes, des citadelles réputées imprenables, faisaient de cette partie du monde une contrée aussi florissante et aussi policée qu'elle est aujourd'hui misérable.

Pour le comprendre, il suffit de se reporter à ce qui faisait la passion du temps, et, à quelques égards, sa faiblesse contre les barbares, aux intérêts si débattus alors, et qui suscitaient tant de conciles, de schismes et parfois de troubles populaires, sur tous les points de l'empire. Est-il besoin de rappeler les deux conciles d'Ephèse, qui de 431 à 449, attirèrent dans cette ville une si grande affluence d'évêques et de prêtres, d'abord pour condamner l'hérésie de Nestorius, puis pour adopter celle d'Eutychès, et en assurer le triomphe par la violence et le meurtre? L'orthodoxie moderne et le scepticisme sont ici d'accord, pour maintenir

à ce second concile d'Éphèse le surnom de brigandage, dont l'avait flétri l'Eglise contemporaine. Là, en effet, on vit, par un spectacle étrange, un patriarche d'Alexandrie, Dioscore, présidant une assemblée où siégeaient cent trente-deux évêques, faire entrer lui-même des hommes armés dans la salle, désigner à leurs coups et frapper de sa main son rival Flavien, patriarche de Constantinople, et, à l'appui de ce crime, exiger par menaces l'adhésion du plus grand nombre des évêques à la doctrine d'Eutychès, qu'avait dénoncée Flavien, c'est-à-dire à l'unité de nature en Jésus-Christ. Quand on voit ainsi d'effroyables violences mêlées à des subtilités spéculatives, qu'on le sache bien, ce n'est pas la métaphysique religieuse qu'il faut accuser, ce sont les passions humaines et les ferments ordinaires d'ambition et d'orgueil qui les excitent.

Évidemment, depuis un siècle, couvait une inimitié jalouse, une lutte violente d'Alexandrie contre la nouvelle Byzance. L'Église étant alors une si grande part du pouvoir qui gouvernait les hommes, cette haine des deux villes se marquait dans l'opposition de leurs clergés, témoin déjà les attaques et le succès du patriarcat d'Alexandrie même contre le grand Chrysostome. Cette influence dut s'accroître par la longue domination, le zèle ardent et l'impérieux esprit de saint Cyrille, sachant tout à la fois ménager et maîtriser la cour de Constantinople, en même temps qu'il se tenait en étroite communion avec l'Église de Rome.

Après ce long ascendant, et lors même que le patriarcat d'Alexandrie n'était plus occupé que par un esprit violent et médiocre, cet homme, que nous venons de nommer, le patriarche Dioscore, n'avait pas craint de déployer son insolente tyrannie jusque dans une ville du centre de l'empire et sous les yeux du prince, dont il humiliait l'Église et méconnaissait le pouvoir civil. C'était la plaie et la honte de cet empire d'Orient, tombé si vite de la grandeur de Théodose à la misérable inertie des fils d'Arcadius.

Théodose II, dominé par tout le monde, sa sœur Pulchérie, ses ministres, ses moines ou ses eunuques, avait souffert le brigandage d'Éphèse. Mais Rome, dont la chaire pontificale était illustrée par un saint pontife, Léon le Grand, annula de son blâme le faux concile d'Ephèse, et affermit d'autant plus cette autorité religieuse qui devait survivre à la ruine même des deux empires.

Ainsi le pouvoir moral, l'ascendant sur l'esprit des hommes, sur le maintien de la société civile, et sur la transformation des barbares appartenaient à Rome et s'y fortifiaient, dans les malheurs mêmes de l'Etat. Mais une grande force d'industrie et de richesse se conservait encore dans ces provinces d'Asie, qu'avait entamées déjà l'invasion des Goths.

Cette même ville d'Éphèse, dont le temple de Diane avait péri pour la septième fois, et où les évêques d'Egypte avaient apporté une si criminelle violence, était encore par ses monuments, par son commerce, par son luxe, une des plus belles villes du monde.

On ne peut sans doute prendre à la lettre l'exagération de Flavien Josèphe et de Philostrate parlant de cinq cents villes florissantes dans l'Asie Mineure. Mais la population, la richesse, la prospérité de ces contrées n'en étaient pas moins très-grandes sous la conquête romaine. La Bithynie, l'ancienne Paphlagonie, qui remonte jusqu'au fleuve Halys, l'ancien royaume du Pont, l'Ionie et la Lydie, la Phrygie, la Galatie, la Cappadoce et la petite Arménie, la Carie, la Lycie, la Pamphylie et la Pisidie, enfin la Cilicie, toutes ces annexes de la Perse, ces anciennes colonies de la Grèce, ces fondations des successeurs d'Alexandre, formaient, depuis les conquêtes de Marius et de Pompée, un empire romain asiatique devenu plus tard la plus belle moitié de l'empire d'Orient. Là, nous pouvons signaler encore, dans la décadence des lettres chrétiennes, comme on l'a découverte sous les ruines, la ville de Séleucie, encore florissante au v° siècle, et dont l'évêque, Basile, fut mêlé à plusieurs conciles.

Les homélies qu'il a laissées, sans rapport avec les événements du siècle, ne peuvent avoir l'intérêt de quelques discours de Basile le Grand, de Grégoire de Nazianze ou de Chrysostome; on n'y peut chercher que l'enseignement chrétien, dans une ville éloignée du centre et des crises intérieures de l'empire.

L'orateur même s'attache peu au détail des mœurs, et ne met pas en scène son auditoire. Il instruit seulement; il explique l'histoire sainte et la loi évangélique. Mais la pureté de la doctrine, le tour élevé de l'imagination, l'élégante brièveté des discours suffisent à nous donner une idée du peuple ingénieux qui recevait cet enseignement. La création du monde, la formation privilégiée de l'homme (faisons l'homme à notre ressemblance), sa faute et sa chute, le crime sanglant de Caïn, la corruption rapide du monde, la vocation de Noé, toute cette tradition qui remplaçait les fables grecques, est vivement racontée par l'évêque de Séleucie, non sans quelques anathèmes jetés en passant à la doctrine d'Arius.

Dans d'autres homélies, ce sont les récits mêmes de l'Évangile, les miracles et les enseignements du Christ, dont l'évêque entretient le peuple. Partout il expose sa foi, tout ensemble comme une inspiration du Très-Haut et comme une science

«Il y a, dit-il, pour les divers arts, divers précepteurs donnés à

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