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parfait du verbe substantif. Il faut faire attention à toutes ces petites choses la langue ancienne, bien qu'ayant commis plus d'une fois des méprises et des confusions, reçut cependant de première main l'héritage de la latinité, et elle en conserva longtemps une tradition. Ainsi, pour elle, les deux estoie n'étaient confondus qu'en apparence; et la différence, là où elle pouvait se faire jour, ne manqua pas d'apparaître.

M. Luzarche dit dans sa préface: « Notre manuscrit est dans le dialecte << que l'on est convenu d'appeler normand et qu'il serait, selon nous, « au moins aussi exact de nommer angevin ou tourangeau, puisqu'il << était parlé et écrit dès le x1° siècle dans ces deux contrées et dans toute «la vallée de la Loire. » Il ajoute en note: « Le nom de dialecte ligérien « nous paraîtrait parfaitement convenir à cet idiome, que la dénomina«<tion de normand renferme dans des limites géographiques trop étroi« tes. » Malgré les défectuosités de son manuscrit, M. Luzarche a reconnu à quel dialecte il fallait l'attribuer. Les signes distinctifs, quoi qu'un ingénieux érudit ait voulu dire, ne sont pas contestables; et, pour peu qu'on ait de lecture, on ne se méprend pas. Ce n'était pourtant pas la lecture qui avait manqué à Génin; mais une idée préconçue l'empêchait d'admettre les différences, et lui faisait insister uniquement sur les ressemblances, à savoir qu'il existait en France, dans le xir et le xIII° siècle, une langue commune littéraire écrite par tout ce qui écrivait. Il transportait ainsi à une époque antérieure ce qui ne se fit que plus tard. Le procédé par lequel on a déterminé les dialectes est parfaitement légitime; c'est Fallot qui l'a imaginé, et qui, s'en servant, a porté la lumière dans le chaos. Il prit les chartes dont le lieu de rédaction est connu, dont la date est certaine à l'aide de ces documents authentiques il obtint un tableau des formes dialectiques; puis, cela étant dûment constaté, il appliqua la mesure qu'il s'était ainsi procurée aux textes littéraires, aux poëmes, aux chroniques, aux ouvrages didactiques; et il put dès lors, malgré les fautes des copistes et l'incertitude des provenances, assigner le caractère de chacun. Ce travail est fait et bien fait; on y doit compter, et la critique peut s'en servir sans hési

tation.

Dans la vaste étendue de territoire que Fallot assigne au dialecte normand, voyons s'il est possible de signaler quelques particularités qui approchent ou reculent la Vie de saint Grégoire de certains points de la contrée ligérienne. J'ai sous les yeux (dans la Bibliothèque des chartes, 3 série, t. V, p. 433) une charte d'un lieu nommé Teillere. Teillere, aujourd'hui Tilliers, est dans le département de Maine-et-Loire. La charte ne porte point de date; mais M. de la Borderie, qui l'a publiée,

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en a assigné les limites avec beaucoup de précision elle appartient aux premières années du x° siècle (de 1200 à 1210). Elle est écrite en dialecte normand; elle en a deux caractères essentiels : elle met ei au lieu de oi, sei pour soi, sereient pour seroient; et elle termine la 3o personne du singulier à l'imparfait de l'indicatif, dans la première conjugaison, en ot afermot (affirmait). Voilà les concordances générales; mais voici les discordances particulières. La charte dit tau pour tel en tau menere (en telle manière); elle dit quaucunque pour quelconque: on quaucunque loc (en quelconque lieu); elle dit dau pour du: icele partie dau fé de Tellere (icelle partie du fief de Tellere); elle dit mas pour mais : mas à la parfin. Ces quatre formes sont complétement étrangères à la Vie de saint Grégoire. Ce n'est donc pas dans les lieux qui répondaient au département de Maine-et-Loire que la leçon que nous en avons a été rédigée.

Dans le même recueil (4° série, t. IV, p. 142), M. Marchegay a publié quelques chartes de la ville de La Rochelle, qui appartiennent à la première moitié du xi siècle. Nous sommes encore dans l'ouest, et par conséquent nous trouvons en ces documents locaux les indices du dialecte de l'ouest. En effet le son ei au lieu de oi y est constant: quei pour quoi; borgeis pour bourgeois; aveie pour avoie (d'avoir); mei pour moi, etc. Je n'y ai rencontré aucun imparfait des verbes de la première conjugaison, de sorte que je n'ai pu vérifier si la règle normande y était observée. Mais ces particularités et d'autres qui concourent sont suffisantes. Toutefois, La Rochelle étant au sud-ouest de la région, le caractère occidental doit être modifié dans ces chartes; aussi l'est-il. Indépendamment des formes tau pour țel, quauque part pour quelque part, dau pour du, qui y sont comme dans le fief de Teillere, j'y remarque li quaus, la quaus pour le quel, la quelle; chouse pour chose (prononciation qui a envahi le français littéraire durant tout le xvi° siècle, et qui est encore usuelle dans le Berry); et surtout ogui, j'eus, recegui, je reçus, tiengui, je tins, formes qui sont tout à fait étrangères au dialecte normand proprement dit, et qui ne sont pas non plus dans la Vie de saint Grégoire.

A côté de la préposition avec, qui existait dans l'ancien français et qui est un mot composé, il y avait la préposition plus simple o, qui avait le même sens, et qui, dans le dialecte normand, prenait la forme od. Dans les chartes de La Rochelle, cette préposition est ob, se rapprochant par là des dialectes de la langue d'oc, où elle est ab. Les étymologistes s'accordent pour y voir la préposition apud, qui, dans les bas temps de la latinité, avait reçu la signification d'avec. Ob est étranger au poëme publié par M. Luzarche. En comparant la forme rocheloise ob et

la forme normande od, on reconnaît que le b est la vraie lettre de l'étymologie et représente le p, tandis que le d normand est une altération dup ou b en d. Cette remarque, fugitive en apparence, va me servir aussitôt à défendre une étymologie que je crois juste, qui a été proposée avec doute, et qui a trouvé des contradicteurs fort habiles. Il s'agit de notre mot preux (où l'x est un représentant de l's du cas sujet), ancien français preu ou pro, féminin prode et prous; Raynouard a indiqué probus, sans davantage justifier son opinion. La justification en est dans Du Cange: on y voit que les latinistes du moyen âge, quand ils voulaient rendre les idées de preux et de prouesse, se servaient de probus et de probitas. Une telle signification, étrangère à la latinité classique, me paraît la preuve qu'une tradition s'était conservée d'une communauté primitive entre probus et preu, sans laquelle il serait difficile de concevoir comment le mot latin aurait pris si bien l'acception du mot français. Mais admettra. t-on la transformation du b en d? Les faits singuliers, inexplicables tant qu'ils restent singuliers, deviennent explicables, comme je l'ai dit bien des fois, quand un cas analogue se présente. C'est ce qui arrive ici; et ob, représentant de apud, et transformé en od, est le pendant de probus transformé en prod. De la sorte tombe l'objection de M. Burguy, qui écartait probus parce qu'un d ne pouvait succéder à un b. D'ailleurs l'étymologie qu'il propose, et qui est prudens, ne satisfait pas aux exigences de la langue d'oil. Il serait possible, en effet, que prudens, ayant l'accent sur la pénultième, eût donné prod, comme infans a donné anfe et abbas, abbe. Mais, au cas régime, prudentem, ayant l'accent sur la pénultième, aurait donné prudent, comme infantem donne enfant et abbatem abbé. Or prod, ne présentant jamais cette flexion, indique invariablement pour son origine un mot qui est dissyllabique, ou, du moins, qui ne change pas d'accent en changcant de cas. D'un autre côté, probus, sans équivaloir, est pourtant, dans la latinité classique, le seul mot qui pût se prêter aux différents sens de pro, prode, preux, qui signifient: sans reproche, loyal, vaillant, et, pour les femmes, chaste. Prudens supporterait mal une pareille extension; on le trouve quelquefois pour prod ou prodhomme dans la latinité du moyen âge, mais beaucoup moins que probus; prudentia surtout manque, tandis que probitas abonde pour prouesse. Ce prudens bas latin est dû, je pense, à ceux qui, se laissant aller à une apparence d'étymologie et à une portion de sens, rattachèrent prod à prudens de la latinité classique. Il aurait une autorité (car l'antiquité de l'usage est ici une autorité), si l'on pouvait compter sur un texte du vi° siècle où il est employé avec l'acception de prud'homme. Mais cette charte est suspecte de supposition, dit Du Cange; et je n'hé

siterais pas à regarder un pareil emploi de prudens comme un argument de plus contre l'authenticité.

Les difficultés seraient levées, si nous n'avions affaire qu'à la langue d'oil. Mais les autres langues romanes ont des formes qui ne peuvent être laissées de côté et qui exigent un supplément d'explication. Le provençal est fort irrégulier : pro au régime masculin et au sujet pluriel; pros au sujet masculin et au régime pluriel; mais pros au féminin, sujet ou régime. M. Diez, en élevant des doutes sur l'étymologie par probus, a fait observer (et c'est une objection irréfutable) qu'un adjectif roman à une seule terminaison pour les deux genres ne peut provenir d'un adjectif latin à deux terminaisons, une pour le masculin et une pour le féminin. Le féminin pros doit venir d'un adjectif latin de la deuxième classe. Ajoutez que l'italien prode, et non prodo, suggère la même conclusion. Entre l'argument que la synonymie du bas latin donne pour probus, et les difficultés qui viennent d'être soulevées, il ne me paraît rester qu'une issue: c'est qu'à côté de probus de la latinité classique, au moment où les langues romanes se formaient, on ait dit aussi probis; à quoi un adverbe probiter, cité comme un mot rare, a pu facilement conduire; car les adverbes de cette forme proviennent, dans la plupart des cas, d'adjectifs de la seconde classe. En face du d qui est dans le vieux français et dans l'italien, I's provençale ne peut être considérée que comme l'équivalent de ce d; pros provençal est la contre-partie de los français, qui, venant de laudem, reproduit le d étymologique par une s. Ainsi les trois langues se ramènent à une forme prod, répondant à produs pour le français, à prodis pour l'italien et le provençal, et devant être, pour l'un et l'autre, rattachée à probus.

Malgré cette longue digression, tout n'est pas fini avec l'adjectif preux; car c'est un mot plein d'anomalies. Outre ce qui vient d'être remarqué plus haut, on trouve un adverbe proeusement, qui est bien de quatre syllabes, comme le prouvent ces vers du Roman de la Rose :

Si n'avés c'ung sol nuisement;
Deffendés vous proeusement (v. 19958).

Il ne faut donc pas y voir une simple variante d'orthographe; la mesure du vers certifie la prononciation. Il ne faut pas, non plus, y voir un caprice de plume et une faute de langue; car cet adverbe existe aussi en provençal proosamen. Ceci est une extension qui garantit la forme, quelque singulière qu'elle soit. En l'analysant, on aperçoit qu'elle suppose un adjectif à deux terminaisons proeus, proeuse, en langue d'oïl; proos, proosa, en langue d'oc; ce qui, remis en latin, donne directement

probosus. De là découle que de l'adjectif probus, ou plutôt d'un substantif probum, signifiant bien, bonté, vaillance, deux des langues romanes ont tiré un adjectif en osus, comme faisaient les Latins eux-mêmes, par exemple, de probrum, probrosus. Cette détermination, sans montrer mieux de quelle façon probus a pu devenir, dans une portion du bas latin, probis, confirme, par un autre côté, les arguments qui rattachent preux à cet adjectif. Les confirmations qui viennent par une voie non cherchée sont toujours précieuses.

Le changement du p ou b latin en d out roman est certain par ob et od; d'où j'ai conclu qu'il avait pu s'effectuer aussi à l'égard de probus. Maintenant je termine cette discussion en faisant voir qu'il s'y est effectué réellement. Nous avons le mot prou qui, tombé en désuétude, est tout près de disparaître, mais qui, dans le xvII° siècle, était encore employé :

J'ai prou de ma frayeur en cette conjoncture,

disait Molière; et Lafontaine :

L'un jura foi de roi, l'autre foi de hibou,

Qu'ils ne se goberaient leurs petits peu ni prou.

Dans l'ancien français ce mot s'écrivait prot ou prod. Mais je trouve un exemple où il est écrit proef. C'est dans un écrit du xn siècle, dans le poëme si remarquable intitulé: La Vie de saint Thomas le martir:

Car

par tute la terre est proef manifesté
Que l'apostolie avez mult granment honuré,
E l'iglise de Rume nurri e alevé (p. 80).

La forme proef, qui d'ordinaire répond à prope, est ici déterminée par le sens; elle répond à probe: et nous dirions en français moderne: est prou manifesté. Proef et prod ne sont donc que des modifications d'un même thème; et ainsi, dans probe lui-même, la transformation du b en d est établie non-seulement par une déduction, mais directement et par un exemple.

Du cas particulier qui s'est présenté sur le chemin de la discussion relative au dialecte, il faut revenir au point où elle était restée, et reconnaître que notre Vie de saint Grégoire est écrite en normand, sans rien qui rapproche particulièrement des bords de la Loire cette composition. D'ailleurs, le nom de dialecte ligérien ne serait pas satisfaisant; car le grand fleuve qui traverse le milieu géographique de la France n'est pas, au point de vue des idiomes, centre, mais frontière; le dialecte

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