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intérieurs, de sorte que nous restâmes dans le salon d'attente, jusqu'à ce qu'il nous fit appeler. Pendant que nous étions là, il entra dans le même salon un religieux, qui, sans doute, était venu comme nous, pour une audience. Il était vêtu d'une robe blanche. C'était un homme d'une taille élevée, d'un maintien très-digne. L'abbé Testa me présenta à lui par mon nom, qui parut ne lui être pas inconnu. Il entra aussitôt en conversation sur les zodiaques d'Égypte, sujet qu'il savait être familier à l'abbé Testa, comme à moi; et il passa en revue, avec autant d'érudition que de sage critique, les conjectures sans nombre que l'on avait faites jusqu'alors pour les expliquer. De là, sans autre transition: «nous <«< avons lu ici, me dit-il, votre article Galilée de la Biographie univer<< selle. Vous y blâmez le jugement porté contre lui par le tribunal du «Saint-Office. Mais, en fait, le tribunal n'a condamné que ses erreurs, << car il en avait commis de très-réelles. » Que devais-je répondre? Fallaitil voir là un essai de justification, ou un motif plausible d'excuse? Je le laisse à deviner. Le lieu où je me trouvais n'était pas commode pour presser l'alternative. Je n'étais pas médiocrement embarrassé. Car je ne voulais, ni renier ma foi scientifique, ni montrer une incompatibilité de sentiment si farouche, qu'elle rendît toute conciliation impossible. Je m'en tins donc à louvoyer de mon mieux entre ces deux écueils. « Il se «peut, répondis-je, que Galilée ait commis des erreurs, même en phy«<sique. Tout homme est faillible. Mais il aurait fallu des juges bien en << avant de leur siècle pour les apercevoir; et, de tout cela, on n'aurait << pas pu lui faire grand crime. Le procès qu'on lui a intenté ne me paraît « pas avoir reposé sur l'essence même des vérités qu'il avait découvertes; «mais sur leurs conséquences philosophiques, qui ruinaient de fond « en comble la physique d'Aristote, réputée jusqu'alors infaillible. Tout «le corps enseignant, composé d'ecclésiastiques en possession incontestée « de la professer, se souleva avec une unanimité furieuse contre le nova«teur, qui ne leur épargnait ni les réfutations ni les sarcasmes. Ils l'attaquèrent dans leurs chaires, même dans des prédications publiques : « et, s'étant faits ses implacables ennemis, ils l'accusèrent d'hérésie à «Rome, comme les protestants de Hollande accusèrent Descartes d'aa théisme, la religion devenant partout une arme, et la plus terrible « dans la main des passions. Au reste, en déplorant ce procès, et met<< tant à nu les motifs intéressés qui lui ont servi de prétexte, vous avez "pu voir que je n'en ai pas exagéré les circonstances. Je crois avoir << montré avec évidence, que les rigueurs physiques, indiquées dans le «<texte de la sentence, n'ont pu être que des énoncés de forme, sans "réalité d'application. Tout concourt à le prouver. Galilée eut d'abord

"

« pour prison le logement d'un officier supérieur du tribunal, avec la « permission de se promener dans le palais. On lui laissa son domestique « de confiance. Plus tard, on le transféra dans le palais de l'archevêque « de Sienne, dont les superbes jardins lui servaient de promenade. Il « put, chaque jour, écrire librement à ses amis; et il leur écrivit en effet « des lettres fort plaisantes sur le compte de ceux qui l'interrogeaient. « Ce n'est pas ainsi que peut badiner un vieillard de soixante et dix ans «< qui viendrait d'être mis à la torture. Les souffrances morales que lui <«< causa ce procès, et les entraves qui en résultèrent pour sa liberté, pen<< dant les dernières années de sa vie, lui furent assez pénibles, sans qu'on " ait besoin de les aggraver. »«Non assurément, reprit mon interlocu«teur. En tout, votre article est écrit avec droiture et sincérité. Mais «< croyez bien que Galilée eut grand tort de se mettre mal personnelle«ment avec le Pape, qui lui avait montré autrefois beaucoup d'estime. Il « l'avait joué dans ses dialogues, sous le personnage de Simplicius; et, en « faisant allusion à la fantaisie qu'on lui attribuait de composer des vers, « il ne se gênait pas pour dire, et pour écrire, que le Pape aimait à rimer « il sonnettino amoroso. Soyez convaincu que ces torts personnels ont puis<<< samment contribué à sa perte. » Du moment où l'on paraissait m'accorder que les inimitiés inspirées par l'homme avaient été le motif décisif de la condamnation prononcée contre l'astronome, la vérité scientifique n'était plus en cause, et je n'avais plus à prendre sur moi la charge de la défendre; ce qui était le seul droit que je pusse me permettre, comme le seul devoir auquel je ne pusse honorablement renoncer. Trouvant donc mon interlocuteur si bien instruit, et se prêtant de lui-même au seul arrangement amiable qu'il lui fût possible d'admettre, je lui demandai si, pour satisfaire une curiosité bien naturelle, il pourrait m'être permis de voir les pièces originales de ce procès. A cela il me répondit : « Nous ne les avons plus. Elles avaient été transportées à Paris, avec tout l'ensemble des archives pontificales. Le roi << Louis XVIII a voulu en avoir communication. Elles lui furent appor«<tées aux Tuileries. Mais, quand il quitta précipitamment Paris, au vingt « mars, on ne songea pas à les restituer aux archives royales; et, dans <«la bagarre, elles ont disparu. Si nous les possédions, il n'y aurait «< aucune difficulté à vous les communiquer. » La conversation se continua sur ce ton d'aménité bienveillante, jusqu'au moment où l'on vint nous avertir que Sa Sainteté consentait à nous recevoir. Nous entrâmes donc seuls, l'abbé Testa, mon fils et moi, dans le cabinet intérieur. Je n'essayerai pas de rapporter les paroles qui nous furent adressées, ni de peindre l'ensemble des impressions qu'elles produisaient sur

nous, par le caractère auguste, à tant de titres, de celui qui les prononçait. C'était, comme une chaîne de pensées, empreintes d'une bonté indulgente, de suavité, de charme, qui semblait descendre du ciel vers la terre, et remonter de la terre au ciel; où se faisait sentir, la tranquille sérénité de l'âme d'un vieillard, alliée à la dignité d'un pontife et d'un prince, ornée encore et rehaussée par une culture supérieure de l'esprit que les princes de ce monde ont bien rarement l'occasion d'acquérir. Les marques d'intérêt qui me furent accordées par Sa Sainteté, pour moi, mon jeune fils, et pour ma famille absente, me touchèrent jusqu'au fond du cœur. Elles se continuèrent encore après mon départ, et me suivirent jusqu'à Naples. En sortant de cette audience, nous retrouvâmes dans le salon d'attente le religieux avec lequel je m'étais entretenu, et il nous remplaça auprès du Saint-Père. Lorsque nous eûmes quitté les appartements, et que j'eus témoigné à l'abbé Testa combien j'étais reconnaissant de l'adorable bonté avec laquelle le Pape avait daigné me recevoir : « Quel est donc, lui demandai-je, ce re« ligieux, si distingué par ses manières et son langage, qui s'est rencontré << avec nous? Il m'a paru être un homme d'un esprit éminent, d'une ins«truction infiniment variée, d'une grande érudition, et d'un profond sa« voir. Je ne saurais vous dire à quel point sa conversation m'a charmé. » Quoi, reprit l'abbé, vous ne saviez pas qui il est? Vous ne l'avez donc << pas reconnu à son habit blanc de Saint-Dominique? C'est le commissaire général du Saint-Office; celui que vous appelleriez en France, le « grand inquisiteur. » — « Ah! m'écriai-je, je ne m'attendais guère à comparaître ici en sa présence, et à m'y trouver avec lui dans une telle faci«<lité de rapports. Je ne m'étonne plus qu'il ait tant insisté sur l'affaire de « Galilée. Il me prenait à son avantage. Je ne pouvais refuser ce sujet de « conversation, quoique je ne fusse pas allé le choisir. Au reste, plût au « Ciel qu'il n'eût jamais été débattu autrement!» Je revins à mon logis tout pensif, méditant sur les particularités qui avaient accompagné cette rencontre inattendue. Ainsi, me disais-je, après deux siècles écoulés, dans ce même Vatican où Galilée a été condamné, nous venons de faire la révision pacifique de son procès! et avec quels changements merveilleux dans les hommes et dans les idées! D'une part, un des descendants de son esprit, chargé d'enseigner et de professer publiquement ses doctrines, est admis par une faveur spéciale en présence du Saint-Père, qui le comble de grâces. — De l'autre part, le commissaire du tribunal, reprenant l'instruction de la cause, avec autant d'équité que de lumières. concourt avec ce disciple pour séparer de la question scientifique tous les accessoires des passions humaines qui l'avaient envenimée; de sorte

que la vérité, dégagée de ces nuages d'un moment, brille désormais d'un éclat pur, qui ne blesse ni la science ni la religion. Quel résultat plus désirable qu'un tel accord! et quelle application plus éclatante de cette belle maxime de Cicéron : Opinionum commenta delet Dies, naturæ judicia confirmat!

Quand je revis M. le duc de Laval, il me fit quelque peu la guerre sur la précipitation que j'avais mise à obtenir d'être présenté au SaintPère par un autre que lui. Je m'excusai sur l'impossibilité où je me trouvais de retarder plus longtemps mon départ pour Naples. Mais je ne lui parlai point de ma conversation avec le commissaire du SaintOffice. Les intérêts qui s'étaient débattus dans cet entretien ne sont pas de la compétence des ambassadeurs. Ils ne se règlent que par la puissance suprême du temps et de la raison.

J. B. BIOT.

Depuis mon retour, j'ai appris que le religieux avec lequel je m'étais entretenu s'appelait le Père Benedetto Maurizio Olivieri. Il passait pour un homme très-savant; et fut fait général de son ordre en 1834.

(Extrait d'un recueil intitulé Mélanges historiques et littéraires, actuellement sous presse.)

Vie du pape GrÉGOIRE LE GRAND, légende française, publiée pour la première fois par Victor Luzarche. Tours, 1857..

DEUXIÈME ARTICLE 1.

Date et dialecte.

M. Luzarche nous apprend, dans une préface fort intéressante d'ailleurs, que le manuscrit duquel il a tiré sa publication est écrit de deux mains, l'une plus ancienne et du x11° siècle, l'autre plus récente et du XIII, et que c'est cette dernière qui a écrit la légende de Grégoire. Le trouvère qui a versifié cette légende en vers de huit syllabes et à rimes

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1 Voyez, pour le premier article, le cahier de février, page 69.

plates (c'était le système consacré à cette sorte de compositions) est anonyme; sa patrie est inconnue. Et on ne peut même, pour conjecturer d'où il fut, argumenter du dialecte dont il s'est servi; car on a deux copies du poëme, l'une en dialecte normand (ou ligérien, dit M. Luzarche: je reviendrai là-dessus tout à l'heure), l'autre en dialecte picard. Quant au temps où il a vécu (il s'agit de l'âge de l'auteur même du poëme, et non de ceux qui l'ont remanié pour l'adapter à leur dialecte), il y a moyen de fixer non pas une date, mais une limite au-dessous de laquelle il ne sera pas permis de descendre. Dans cette vieille littérature française, où tant de productions sont anonymes, on est souvent réduit, quelque effort que l'on fasse, à ne pas obtenir plus de précision. Heureux encore quand la critique est en mesure de rétrécir assez le champ pour que la conjecture ait une véritable valeur.

La poésie allemande du moyen âge a aussi une légende de Grégoire, et elle nous fournit un point de repère. M. Carl Greith, dans son Spicilegium Vaticanum (Frauenfeld, 1838), a publié cette pièce, en faisant remarquer, dans un préambule plein d'utiles renseignements, qu'on ne connaît point de rédaction française de la légende; qu'il y en a une en vieil anglais; que le poëte allemand s'est sans doute servi d'une rédaction latine, vu qu'il déclare, au début de son œuvre, qu'il a emprunté son récit à d'autres livres, et qu'il l'a versifié en allemand :

Der dise rede berihte

In tusche hat getihte

Daz was von ovwe hartman.

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La publication d'un texte inédit a fait, dans ce cas-ci comme dans bien d'autres, évanouir les hypothèses une rédaction française existe, et c'est elle que l'allemand a suivie. M. Luzarche, dans sa préface, rectifie les dires de M. Greith; mais M. Greith, de son côté, en nous donnant la version allemande et en déterminant avec érudition l'époque de Hartmann von Owe (car c'est, comme on voit, le nom du poëte allemand), rend, d'une façon indirecte, service à la critique française. La vie de Hartmann s'étend de 1150 à 1220. S'il composa, comme le pense M. Greith, ce poëme de Grégoire dans sa jeunesse, l'original français doit être reporté assez haut dans le xi° siècle; et, en tout cas, c'est à ce siècle qu'il faut l'assigner, lors même que Hartmann l'aurait imité dans les dernières années de sa vie. Cette conclusion ajoute un intérêt de plus à la publication de M. Luzarche; car, au point de vue de l'histoire littéraire, il est bon de faire paraître les témoignages en faveur de la haute antiquité de la poésie en langue d'oil.

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