Page images
PDF
EPUB

de toutes les chofes neceffaires pour la vie? combien de robes & de licts fomptueux ? combien de vafes d'or & d'argent enrichis de pierres precieuses, ou artistement travaillez? Ajoutez à cela un nombre infini d'armes eftrangeres & à la Grecque: une foule incroiable de beftes de voiture, & d'animaux deftinez pour les facrifices: des boiffeaux remplis de toutes les chofes propres à réjouir le gouft: des armoires & des facs pleins de papier, de plufieurs autres utenfiles, & une fi grande quantité de viandes falées de toutes fortes d'ani maux, que ceux qui les voioient de loin penfoient que ce fuffent des collines qui s'élevassent

de terre.

De la plus haute élevation il tombe dans la derniere baffeffe, à l'endroit justement où il devoit le plus s'élever. Car mélant mal à propos dans la pompeufe defcription de cet appareil, des boiffeaux, des ragoufts, & des facs: il femble qu'il faffe la peinture d'une cuifine. Et comme fi quelqu'un avoit toutes ces choses à arranger, & que parmi des tentes, & des vafes d'or, au milieu de l'argent & des diamans, il mift en parade des facs & des boiffeaux; cela feroit un vilain effet à la vûë: Il en eft de mefme des mots bas dans le difcours, & ce font comme autant de taches & de marques honteuses qui flétriffent l'expreffion. Il n'avoit qu'à détourner un peu la chofe, & dire en general, à propos de ces montagnes de viandes falées, & du refte de cet appareil : qu'on envoia au Roi, des chameaux & plufieurs bestes de voiture chargées de tou

tes

tes les chofes neceffaires pour la bonne chere & pour le plaifir. Ou, des monceaux de viandes les plus exquifes, & tout ce qu'on fçauroit s'imaginer de plus ragouftant & de plus delicieux. Ou, fi vous voulez, tout ce que les Officiers de table & de cuisine pouvoient fouhaiter de meilleur, pour la bouche de leur maistre. Car il ne faut pas d'un difcours fort élevé paffer à des choses baffes & de nulle confideration, à moins qu'on y foit forcé par une neceffité bien preffante. Il faut que les paroles répondent à la majesté des chofes dont on traite: & il eft bon en cela d'imiter la Nature, qui, en formant l'Homme, n'a point expofé à la veuë ces = parties qu'il n'eft pas honnefte de nommer, & par où le corps fe purge: mais, pour me fervir des termes de Xenophon, a caché, & détourné ces égoufts le plus loin qu'il lui a efté poffible de peur que la beauté de l'animal n'en fuft fouillée. Mais il n'eft pas besoin d'examiner de fi prés toutes les chofes qui rabaiffent le difcours. En effet, puifque nous avons montré ce qui fert à l'élever & à l'annoblir, il est aisé de juger qu'ordinairement le contraire est ce qui l'avilit & le fait ramper.

CHAPITRE XXXV.

Des caufes de la décadence des Efprits.

IL

L ne reste plus mon cher Terentianus, qu'une chofe à examiner. C'eft la queftion que me fit, il y a quelques jours,

un Philofophe. Car il eft bon de l'éclaircir, & je veux bien, pour voftre fatisfaction particuliere, l'ajoûter encore à ce Traité.

Je ne fçaurois affez m'étonner, me difoit ce Philofophe, non plus que beaucoup d'autres: d'où vient que dans noftre fiece il fe trouve affez d'Orateurs qui fçavent manier un raifonnement, & qui ont même le ftile Oratoire : qu'il s'en void, dis-je, plufieurs qui ont de la vivacité, de la netteté, & fur tout de l'agrément dans leurs difcours: mais qu'il s'en rencontre fi peu qui puiffent s'élever fort haut dans le Sublime. Tant la fterilité maintenant eft grande parmi les efprits. N'eft-ce point, pourfuivoit-il, ce qu'on dit ordinairement? que c'eft le Gouvernement populaire qui nourrit & forme les grands genies: puis qu'enfin jufqu'ici tout ce qu'il y a prefque eu d'Orateurs habiles ont fleuri, & font morts avec lui ? En effet, ajoutoit-il, il n'y a peut-estre rien qui éleve davantage l'ame des grands Hommes que la liberté,ni qui excite, & reveille plus puissamment en nous ce fentiment naturel qui nous porte à l'émulation,& cette noble ardeur de fe voir élevé au deffus des autres. Ajoutez que les prix qui fe propofent dans les Republiques aiguilent,pour ainfi dire, & achevent de polir l'efprit des Orateurs : leur faisant cultiver avec foin les talens qu'ils ont receus de la nature. Tellement qu'on void briller dans leurs difcours la liberté de leur païs.

Mais nous, continuoit-il,qui avons appris dés nos premieres années à fouffrir le joug d'une domination legitime: qui avons efte

com

comme enveloppez par les coûtumes & les façons de faire de laMonarchie,lorfque nous avions encore l'imagination tendre,& capable de toutes fortes d'impreffions: En un mot qui n'avons jamais gouté de cette vive & feconde fource de l'éloquence, je veux dire de la liberté: ce qui arrive ordinairement de nous, c'eft que nous nous rendons de grands & magnifiques flateurs. C'eft pourquoi il eftimoit, difoit-il qu'un homme mêmes né dans la fervitude eftoit capable des autres fciences: mais que nul Efclave ne pouvoit jamais eftre Orateur. Car un esprit continua-t-il, abattu & comme domté par l'accoûtumance au joug, n'oferoit plus s'enhardir à rien tout ce qu'il avoit de vigueur s'évapore de foi-même, & il demeure toû jours comme en prison. En un mot pour me fervir des termes d'Homere:

Le même jour qui met un homme libre aux fers Lui ravit la moitié de sa vertu premiere.

De mefme donc que, fi ce qu'on dit eft vrai, ces boetes où l'on enferme les Pygmées vulgairement appellez Nains,les empêchent non feulement de croiftre, mais les rendent mefme plus petits,par le moien de cette bande dont on leur entoure le corps: Ainfi la fervitude,je dis,la fervitude la plus juftement établie, eft une espece de prifon, où l'ame décroift & fe rappetiffe en quelque forte. Je fçai bien qu'il eft fort aifé à l'homme & que c'eft fon naturel de blâmer toûjours les chofes prefentes: mais prenez garde que ****

***********************

Et certainement, pourfuivis-je, files delices

O 3

d'une

܂

d'une trop longue paix font capables de corrompre les plus belles ames; cette guerre fans fin qui trouble depuis fi long-temps toute la terre, n'eft pas un moindre obstacle à nos defirs.

Ajoûtez à cela ces paffions qui affiegent continuellement noftre vie, & qui portent dans noftre ame la confufion & le defordre. En effet continuay-je,c'eft le defir des richeffes, dont nous fommes tous malades par excés, c'est l'amour des plaifirs, qui à bien parler nous jette dans la fervitude, &, pour mieux dire, nous traîne dans le precipice, où tous nos talens font comme engloutis. Il n'y a point de paffion plus baffe que l'Avarice, il n'y a point de vice plus infame que la Volupté. Je ne voy donc pas comment ceux qui font fi grand cas des Richeffes, & qui s'en font comme une efpece de Divinité, pour roient eftre atteints de cette maladie,fans recevoir en mefme temps avec elle tous les maux dont elle eft naturellement accompagnée ? Et certainement la Profufion & les autres mauvaises habitudes fuivent de prés les richesses exceffives: elles marchent,pour ainfi dire, fur leurs pas, & par leur moien elles s'ouvrent les portes des villes & des mai-" fons,elles y entrent,elles s'y établiffent.Mais à peine y ont-elles fejourné quelque temps, qu'elles y font leur nid, fuivant la penfée des. Sages, & travaillent à fe multiplier. Voiés donc ce qu'elles y produifent. Elles y engendrent le Fafte & laMolleffe qui ne font point des enfans baftards; mais leurs vraies & legitimes productions. Que fi nous laiffons une

« PreviousContinue »