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semblait nous suggérer quelque chose au contraire, nous soyons toujours prêts à soumettre notre jugement à ce qui vient de sa part; mais pour ce qui est des vérités dont la théologie ne se mêle point, il n'y aurait pas d'apparence qu'un homme qui veut être philosophe reçût pour vrai ce qu'il n'a point connu être tel, et qu'il aimât mieux se fier à ses sens, c'est-à-dire aux jugements inconsidérés de son enfance, qu'à sa raison, lorsqu'il est en état de la bien conduire.

COMMENTAIRE

SUR LE PREMIER LIVRE DES PRINCIPES

I

Le doute méthodique.

Articles 1 à 7. Toute philosophie est tenue de résoudre le problème de la certitude. Nous avons des idées, mais sontelles l'expression de réalités ou des fantaisies de l'imagination? Leur ordre reproduit-il l'ordre des choses? Correspond-il même à quelque chose de réel? Pouvons-nous savoir véritablement, ou devons-nous être les dupes perpétuelles d'illusions permanentes? Nul philosophe ne s'est posé cette question avec plus de franchise et ne l'a abordée avec plus de décision et même d'héroïsme que Descartes.

Son parti est net: il commence par douter de tout ce qu'il a cru auparavant; il ne met à part que les croyances religieuses, étrangères à la science, et les convictions pratiques, nécessaires à la conduite de la vie et à l'action de chaque jour. Un tel doute n'a de commun que le nom avec celui des sceptiques; il n'est ni un but ni un système, mais un moyen et une méthode, la seule méthode même capable, aux yeux de Descartes, d'aboutir à la certitude, si elle est possible, et de prémunir l'esprit contre le doute.

C'est une première question que de savoir comment l'âme peut se mettre dans cet état de doute. Le doute implique

une violence faite par la volonté à l'une de nos inclinations les plus naturelles et les plus puissantes; d'instinct nous ne doutons pas, nous croyons, au contraire; il faut être philosophe, pour s'aviser que nos idées sont peut-être des illusions; en général, l'homme se laisse aller à cette tendance qui le porte à croire à la vérité de ses pensées. Mais comme nos croyances sont faites de deux éléments, des idées d'abord, puis l'affirmation que ces idées expriment des vérités et des réalités, si la volonté est impuissante à bannir les idées de l'esprit, elle peut du moins suspendre toute affirmation, tenir en échec notre inclination à croire, et, sans faire le vide dans l'esprit, dissoudre en lui tout jugement. Le doute méthodique est un parti-pris de la volonté.

Nous venons, chemin faisant, d'indiquer un des caractères essentiels du doute cartésien; il porte sur les jugements et non sur les idées. Par elles-mêmes, les idées n'ont ni vérité ni fausseté; l'idée d'une chimère n'est ni plus vraie ni plus fausse que celle du soleil ou de la terre. La vérité et la fausseté sont dans les jugements que nous portons sur les idées, quand nous disons, par exemple, la terre existe, une chimère existe. « Pour ce qui concerne les idées, dit Descartes, dans la 3 Méditation, si on les considère seulement en elles-mêmes, et qu'on ne les rapporte point à quelque autre chose, elles ne peuvent à proprement parler être fausses. >

Mais encore faut-il avoir des raisons pour suspendre ainsi tout jugement. Quelles sont les raisons déterminantes du doute méthodique? D'une façon générale, ce qui porte Descartes au doute universel, c'est l'existence de l'erreur. Nos sens nous trompent quelquefois; pouvons-nous être assurés qu'ils ne nous ont pas trompés toujours? Les plus habiles commettent des erreurs en raisonnant même sur les matières les plus claires, comme les mathématiques; quelle foi pouvons-nous dès lors avoir dans le raisonnement? Nous sentons en rêve avec autant de vivacité que pendant la veille; quelle est dès lors la différence entre la veille et le sommeil? Enfin ne se peut-il pas qu'un malin génie prenne plaisir à nous tromper constamment? Dieu lui-même, l'auteur de

notre être, qui peut tout ce qu'il veut, n'a-t-il point voulu nous faire tels que nous soyons toujours trompés, même dans les choses que nous pensons le mieux connaître? - Ces raisons sont de force très inégale, et ne sont pas sans soulever d'objections. On pourrait se demander, par exemple, comment l'on sait que les sens nous ont trompés quelquefois, si l'on ne sait pas discerner les cas où ils ne nous trompent pas; comment aussi la série de raisonnements qui conduit Descartes au doute échappe à l'interdit qu'il jette sur le raisonnement en général. Mais ce ne sont là, pour Descartes, que des raisons vraisemblables (Rép. aux object., I, 467); elles sont bonnes pour ce qu'il se propose, pour ce doute provisoire, hyperbolique et contre nature, qu'il outre à plaisir pour en sortir au plus tôt.

Une question plus importante est celle de savoir quelle est au juste l'étendue du doute méthodique. Nos jugements se divisent en deux catégories, les uns par lesquels j'affirme et nie « que les idées qui sont en moi sont semblables et conformes à des choses qui sont hors de moi» (3° Méd., I, 268); quand j'affirme, par exemple, que ce bruit est celui de la marée montante; les autres par lesquels j'unis des idées, sans affirmer ou nier que ces liaisons correspondent à quelque réalité hors de moi (Disc. de la Méth., I, 162), par exemple, quand j'affirme que 2 et 2 font 4, sans affirmer qu'il y ait des nombres hors de mon esprit. Par les premiers, j'affirme que mes idées concordent avec des choses réelles, distinctes de moi; par les seconds, j'affirme simplement qu'elles concordent avec elles-mêmes, par exemple, qu'étant données les définitions de 4, de 2 et de l'addition, il y a accord entre 2+2 et 4. Le doute méthodique s'étend-il à ces deux catégories de jugements? >>

Il atteint d'abord la première. Parmi les raisons de douter rapportées plus haut, il en est, les erreurs des sens, l'absence de distinction entre la veille et le sommeil, qui nous forcent à douter « si de toutes ces choses qui tombent sous nos sens et que nous avons jamais imaginées, il y en a quelques-unes qui soient véritablement dans le monde. » Il

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