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je voudrais assurer ceux qui se défient trop de leurs forces qu'il n'y a aucune chose en mes écrits qu'ils ne puissent entièrement entendre s'ils prennent la peine de les examiner; et néanmoins aussi avertir les autres que même les plus excellents esprits auront besoin de beaucoup de temps et d'attention pour remarquer toutes les choses que j'ai eu dessein d'y comprendre.

Ensuite de quoi, pour faire bien concevoir quel dessein j'ai eu en les publiant, je voudrais ici expliquer l'ordre qu'il me semble qu'on doit tenir pour s'instruire. Premièrement, un homme qui n'a encore que la connaissance vulgaire et imparfaite que l'on peut acquérir par quatre moyens ci-dessus expliqués doit, avant toutes choses, tâcher de se former une morale qui puisse suffire pour régler les actions de sa vie, à cause que cela ne souffre point de délai, et que nous devons surtout tâcher de bien vivre1. Après cela, il doit aussi étudier la logique, non pas celle de l'école, car elle n'est, à proprement parler, qu'une dialectique qui enseigne les moyens de faire entendre à autrui les choses qu'on sait, ou même aussi de dire sans jugement plusieurs paroles touchant celles qu'on ne sait pas, et ainsi elle corrompt le bon

1. Dans le Discours de la méthode, Descartes expose comment, avant de révoquer en doute ses connaissances, il s'est fait une morale provisoire. « Et enfin, comme ce n'est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où on demeure, que de l'abattre et de faire provision de matériaux et d'architectes, ou s'exercer soi-même à l'architecture, et outre cela d'en avoir soigneusement tracé le dessin, mais qu'il faut aussi s'être pourvu de quelque autre où l'on puisse être logé commodément pendant le temps qu'on y travaillera; ainsi, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison m'obligerait de l'être en mes jugements, et que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrais, je me formais une morale par provision, qui ne consistait qu'en trois ou quatre maximes dont je veux bien vous faire part. »

sens plutôt qu'elle ne l'augmente; mais celle qui apprend à bien conduire sa raison pour découvrir les vérités qu'on ignore; et parce qu'elle dépend beaucoup de l'usage, il est bon qu'il s'exerce longtemps à en pratiquer les règles touchant des questions faciles et simples, comme sont celles des mathématiques1. Puis, lorsqu'il s'est acquis quelque habitude à trouver la vérité en ces questions, il doit commencer tout de bon à s'appliquer à la vraie philosophie, dont la première partie est la métaphysique, qui contient les principes de la connaissance, entre lesquels est l'explication des principaux attributs de Dieu, de l'immatérialité de nos âmes, et de toutes les notions claires et simples qui sont en nous3: La seconde est la physique, en laquelle, après avoir trouvé les vrais principes des choses matérielles, on examine en général comment tout l'univers est composé; puis en particulier quelle est la nature de cette terre et de tous les corps qui se trouvent le plus communément autour d'elle, comme de l'air, de l'eau, du feu, de l'aimant et des autres minéraux. Ensuite de quoi il est besoin aussi d'examiner en particulier la nature des plantes,

1. Dans ce passage, Descartes oppose sa méthode à la logique des anciens. Celle-ci opère sur des notions données dont elle ne contrôle pas les titres à la créance; elle les analyse, les décompose, en extrait tout ce qu'elles contiennent; elle est donc simplement un moyen d'exposition, de développement: si ce dont elle part est vrai, les conclusions auxquelles elle aboutira seront vraies; si son point de départ est faux, ses conclusions seront fausses. Tout autre est la méthode; elle apprend à bien conduire sa raison pour découvrir les vérités qu'on ignore. Voir Introduction.

2. La méthode cartésienne est universelle; elle s'applique également à toutes les parties de la science; les voies par lesquelles elle conduit l'esprit vers la vérité sont toujours les mêmes. Toutefois comme elle vient des mathématiques, c'est en l'appliquant aux mathématiques qu'il sera le plus facile de s'y exercer.

3. C'est l'ordre suivi par Descartes dans le premier livre des Principes.

celle des animaux, et surtout celle de l'homme, afin qu'on soit capable par après de trouver les autres sciences qui lui sont utiles1. Ainsi toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale; j'entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse2.

Or, comme ce n'est pas des racines ni du tronc des arbres qu'on cueille les fruits, mais seulement des extrémités de leurs branches, ainsi la principale utilité de la philosophie dépend de celles de ses parties qu'on ne peut apprendre que les dernières. Mais, bien que je les ignore presque toutes, le zèle que j'ai toujours eu pour tâcher de rendre service au public est cause que je

1. La méthode cartésienne va du simple au composé, du général au particulier.

2. Pour Descartes, la philosophie est une la métaphysique fournit les premiers principes des choses; la physique les applique à l'explication des phénomènes du monde extérieur; de la physique dérivent deux sciences d'un caractère pratique, ou deux arts, la mécanique et la médecine; enfin de la philosophie tout entière dérive la vraie morale, celle qui est le dernier degré de la sagesse, et qui consiste à vivre conformément à l'ordre du monde, à soumettre sa volonté à l'ordre des choses. Bien que l'allure de sa philosophie semble entièrement spéculative, Descartes a toujours eu des préoccupations pratiques. Il voulait faire une médecine fondée en raison, et il avait un souci constant de la morale. Il écrivait à Chanut que le moyen le plus assuré pour savoir comment nous devons vivre est de connaître auparavant quels nous sommes, quel es le monde dans lequel nous vivons et qui est le créateur de cet univers où nous habitons. B

3. Il s'agit ici de l'utilité pratique, des services que peuvent nous rendre la mécanique, la médecine et la morale, déduites d'une science vraie.

fis imprimer, il y a dix ou douze ans, quelques essais des choses qu'il me semblait avoir apprises. La première partie de ces essais fut un discours touchant la Méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, où je mis sommairement les principales règles de la logique et d'une morale imparfaite, qu'on peut suivre par provision pendant qu'on n'en sait point encore de meilleure. Les autres parties furent trois traités, l'un de la Dioptrique, l'autres des Météores, et le dernier de la Géométrie1. Par la Dioptrique, j'eus dessein de faire voir qu'on pouvait aller assez avant en la philosophie pour arriver par son moyen jusques à la connaissance des arts qui sont utiles à la vie, à cause que l'invention des lunettes d'approche, que j'y expliquais, est l'une des plus difficiles qui aient jamais été cherchées. Par les Météores, je désirai qu'on reconnût la différence qui est entre la philosophie que je cultive. et celle qu'on enseigne dans les écoles où l'on a coutume de traiter de la même matière 2. Enfin, par la Géométrie, je prétendais démontrer que j'avais trouvé plusieurs choses qui ont été ci-devant ignorées, et ainsi donner occasion de croire qu'on en peut découvrir encore plusieurs autres, afin d'inciter par ce moyen tous les hommes à la recherche de la vérité. Depuis ce tempslà, prévoyant la difficulté que plusieurs auraient à

1. L'ouvrage publié par Descartes en 1637 comprenait le Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, plus la Dioptrique, les Météores et la Géométrie, qui sont des essais de cette méthode.

2. La Dioptrique et les Météores sont des applications partielles de la méthode à la physique. Descartes les publia comme des illustrations de sa méthode.

3. La Géométrie est un livre d'une importance capitale dans l'histoire des sciences mathématiques. Il est l'exposé des principales découvertes faites par Descartes en mathématiques. Voir l'Introduction

concevoir les fondements de la métaphysique, j'ai tâché d'en expliquer les principaux points dans un livre de Méditations qui n'est pas bien grand, mais dont le volume a été grossi et la matière beaucoup éclaircie par les objections que plusieurs personnes très doctes m'ont envoyées à leur sujet, et par les réponses que je leur ai faites1. Puis enfin, lorsqu'il m'a semblé que ces traités précédents avaient assez préparé l'esprit des lecteurs à recevoir les principes de la philosphie, je les ai aussi publiés; et j'en ai divisé le livre en quatre parties, dont la première contient les principes de la connaissance, et qui est ce qu'on peut nommer la première philosophie ou bien la métaphysique; c'est pourquoi, afin de la bien entendre, il est à propos de lire auparavant les Méditations que j'ai écrites sur le même sujet. Les trois autres parties contiennent tout ce qu'il y a de plus général en la physique, à savoir l'explication des premières lois ou des principes de la nature, et la façon dont les cieux, les étoiles fixes, les planètes, les comètes, et généralement tout l'univers est composé; puis en particulier la nature de cette terre, et de l'air, de l'eau, du feu, de l'aimant, qui sont les corps qu'on peut trouver le plus communément partout autour d'elle, et de toutes les qualités qu'on remarque en ces corps, comme sont la lumière, la chaleur, la pesanteur, et semblables; au moyen de quoi je pense avoir commencé à expliquer toute la philosophie par ordre, sans avoir omis aucune des choses qui doivent précéder les dernières dont j'ai écrit.'

Mais afin de conduire ce dessein jusqu'à sa fin, je de

1. Les Méditations, écrites en latin, parurent en 1641. Une traduction française du duc de Luynes fut publiée en 1647.

2. Le premier livre des Principes, celui que nous avons à étudier, est un abrégé des principes de la métaphysique cartésienne.

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