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amender; qui ignore ses nécessités ne se soucie d'y pourvoir; qui ne sent son mal et sa misère n'avise point aux réparations, et ne court point aux remèdes. On ne parvient à se connaître qu'en se pinçant jusqu'au vif.

4. C'est une faible et dangereuse caution que la mine; mais ceux qui démentent leur bonne physionomie, en trompant le monde, sont plus punissables que les autres; car ils falsifient et trahissent la bonne promesse que la nature a plantée sur leur front.

5. Les formalistes s'attachent tout aux formes et au dehors, pensent être quittes et irrépréhensibles en la poursuite de leurs passions, pourvu qu'ils ne fassent rien contre la teneur des lois, et qu'ils n'omettent aucune formalité. Voilà un richard qui a ruiné et mis au désespoir de pauvres familles; mais ça été en demandant ce qu'il a cru être sien, et ce par voie de justice: qui peut le convaincre d'avoir mal fait? 0 combien de méchancetés se commettent sous le couvert des formes! On a bien raison de dire; Dieu nous garde des formalistes !

6. La sagesse est une droite et ferme disposition de la volonté à suivre les conseils de la raison.

7. Le mariage n'est pas une chose indifférente; c'est un grand bien ou un grand mal, un grand repos ou un grand trouble, un paradis ou un enfer. C'est une très-douce et agréable vie, s'il est bien fait, et un marché dangereux, une liaison bien épineuse, un cruel esclavage, s'il est mal rencontré. C'est convention délicate où se vérifie pleinement le proverbe homo homini Deus aut lupus.

LA BRUYÈRE. Jean de La Bruyère naquit à Dourdan en 1639. Il venait d'acheter une charge de trésorier de France à Caen, lorsque Bossuet le fit venir à Paris pour enseigner l'histoire à monsieur le duc; et il resta, jusqu'à la fin de sa vie, attaché au prince en qualité d'homme de lettres, avec mille écus de pension. Il publia son livre des Caractères en 1687, fut reçu à l'Académie française en 1693, et mourut en 1696. Voilà tout ce que l'histoire littéraire nous apprend de cet écrivain, à qui nous devons un des meilleurs ouvrages qui existent dans aucune langue. On remarque en lui un esprit juste, élevé, nerveux, pathétique, également capable de réflexion et de sentiment, et doué de cette invention qui distingue la main des maîtres, et qui caractérise le génie. Personne n'a peint les détails avec plus de feu, plus de justesse et plus de force, tant dans l'imagination que dans l'expression; personne n'a peut-être mieux connu l'homme, et n'a saisi avec plus de finesse ses différens ridicules.

1. L'impossibilité où je suis de prouver que Dieu n'est pas, me découvre son existence.

2. Je voudrais voir un homme sobre, modeste, chaste, équitable, prononcer qu'il n'y a point de Dieu; il parlerait du moins sans intérêt, mais cet homme ne se trouve point.

3. Comme les hommes ne se dégoûtent point du vice, il ne faut pas se lasser de le leur reprocher; ils seraient peut-être pires, s'ils venaient à manquer de censeurs ou de critiques.

4. La civilité est une certaine attention à faire que,

par nos paroles et nos manières, les autres soient contens de nous; il faut donc, suivant ce principe, cacher avec soin nos défauts, étouffer notre amourpropre, et ménager celui des autres; c'est là le grand art de plaire dans la société.

5. L'esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup, qu'à en faire trouver aux autres. Celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit, l'est de vous parfaitement.

6. Il y a des créatures de Dieu qu'on appelle des hommes, dont toute la vie est occupée et toute l'attention est réunie pour scier du marbre: c'est très-peu de choses. Il y en a beaucoup d'autres qui s'en étonnent, mais qui sont entièrement inutiles, et qui passent les jours à ne rien faire: c'est bien moins que de scier du marbre. (Voir le proverbe 4, page 276, tome II.)

7. Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'en estime davantage. L'on écarte tout cet. attirail, qui t'est étranger, pour pénétrer jusqu'à toi, qui n'es qu'un fat.

8. Si certains morts revenaient au monde, et s'ils voyaient leurs grands noms portés, et leurs terres les mieux titrées, avec leurs châteaux et leurs maisons antiques, possédés par des gens dont les pères étaient peut-être leurs métayers, quelle opinion pourraientils avoir de notre siècle? Quel don de prescience avait La Bruyère!

9. Le caractère des Français demande du sérieux dans le souverain.

10. La cour est comme un édifice bâti de marbre ;

je veux dire qu'elle est composée d'hommes fort durs, mais fort polis.

11. Il y a dans les cours deux manières de ce qu'on appelle congédier son monde, ou se défaire des gens: se fâcher contre eux, ou faire si bien qu'ils se fâchent

contre vous.

12. Un homme sage se laisse habiller par son tailleur; il y a autant de faiblesse à fuir la mode qu'à l'affecter.

15. L'esclave n'a qu'un maître, l'ambitieux en a autant qu'il y a de gens utiles à sa fortune.

14. Le même fonds d'orgueil qui nous fait aspirer à la domination, nous rend vils, souples et rampans près des hommes en crédit. C'est un grand talent que celui de savoir deviner, apprécier, mettre en œuvre et diriger le crédit, les talens et les faiblesses des autres pour les faire servir à ses fins personnelles. Cette marche réfléchie suppose une perspicacité rare; et celui qui sait ainsi donner une grande direction à ses affaires, est certes un homme à qui il ne manque que l'occasion pour s'élever, faire de grandes choses et maîtriser les événemens. C'est le génie spécial des usurpateurs et des tyrans.

15. Il est savant, dit un politique, il est donc incapable d'affaires; je ne lui confierais pas l'état de ma garde-robe. Il a raison. Ossat, Ximenès, Richelieu étaient savans; ont-ils passé pour de bons ministres? Il sait le grec, continue l'homme d'état, c'est un grimaud. En effet, les Bignon, les Lamoignon étaient de purs grimauds : qui en peut douter? ils savaient le grec.

16. L'état d'ignorance est un état paisible, qui ne coûte rien, et où l'on se range à l'envi. Dans le temps où ce grand moraliste composait ses Caractères, il y avait déjà une sorte de hardiesse à soutenir l'érudition. Lorsque, sous François I, la France commençait à s'éclairer, on disait en commun proverbe : Le monde n'est plus fat; et sur ce proverbe, Rabelais se demande lequel nombre est le plus grand, ou de ceux qui l'aimaient fat, ou de ceux qui l'aiment saige.

17. On ne voit point mieux le ridicule de la vanité, et combien elle est un vice honteux, qu'en ce qu'elle n'ose se montrer, et qu'elle se cache souvent sous les apparences de son contraire.

18. On nomme puristes ceux qui affectent sans cesse une grande pureté de langage. Ces sortes de gens ont une grande attention à ce qu'ils disent; et l'on souffre avec eux, dans la conversation, de tout le travail de leur esprit. Ils sont comme pétris de phrases et de petits tours d'expression; concertés dans leurs gestes et dans tout leur maintien. Ils ne hasardent pas le moindre mot, quand il devrait faire le plus bel effet du monde; rien d'heureux ne leur échappe, rien chez eux ne coule de source et avec liberté. Ils parlent proprement et ennuyeusement; ils sont puristes, en un mot.

LA ROCHEFOUCAULD.

Ce philosophe, expert dans l'art de nous connaître,
Peint l'homme tel qu'il est et non tel qu'il doit être.

François, duc de La Rochefoucauld, naquit en 1613. Son éducation fut très-négligée; mais la nature suppléa en lui à l'instruction. Il entra dans.

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