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pour l'ordinaire, elle aveugle ses favoris. Rien au monde n'est plus insupportable qu'un sot dans la prospérité. On voit des gens qui étaient auparavant d'un commerce doux et facile, lorsqu'ils passent à un poste élevé, changer tout d'un coup et mépriser leurs anciens amis, pour se livrer à de nouveaux, qui n'aiment pas leurs personnes, mais leurs richesses.

20. A l'heure de la mort, c'est une ressource bien consolante que le souvenir d'une belle vie. En quelque temps que meure un homme qui a toujours fait tout le bien qu'il a pu, il n'a pas à se plaindre de n'avoir pas vécu assez. Jamais application plus juste de cette pensée ne peut être faite qu'à Cicéron lui-même.

MONTAIGNE. Michel Eyquem, seigneur de Montaigne, naquit au château de ce nom, situé dans le Périgord, en 1538. Il fut conseiller au parlement de Bordeaux et maire de cette ville. Après avoir beaucoup voyagé, il renonça aux charges et aux affaires, et se retira dans son château de Montaigne, pour s'y livrer à l'étude de la philosophie; il y composa ses Essais, qui l'ont depuis rendu si célèbre. Excellent homme, bon citoyen, bon mari, bon père et bon ami, il avait toutes les vertus civiles qui honorent l'humanité. Il mourut dans les principes de la religion chrétienne en 1592, à l'âge de soixante ans. Montaigne a eu beaucoup de détracteurs. Scaliger, Nicole, Pascal et Mallebranche se sont acharnés à le censurer. Ce dernier dit de lui: • Le plaisir qu'on trouve à lire Montagne nait de la concupiscence; cet auteur est un pédant à la cavalière,

un homme fier et d'une vanité criminelle, le plus ignorant des hommes en toutes choses, sans mémoire et sans jugement. » Huet, évêque d'Avranches, appelait ironiquement les Essais de Montaigne, Montaniana, c'est-à-dire un recueil de pensées, de bons mots, et de remarques de Montaigne. Mais il eut aussi des admirateurs enthousiastes. Le cardinal Duperron appelait son livre le bréviaire des honnêtes gens. Juste-Lipse nomme Montaigne le Thales français; Mézeray, le Sénèque chrétien, expression fort exagérée. Bien que l'ouvrage de Montaigne soit une véritable mosaïque sans ordre et sans plan, on y admire un style naïf, franc et énergique. Malgré son langage suranné, souvent bas et incorrect, même pour le temps où il écrivait, Montaigne attache et intéresse par la manière libre et ingénue dont il raconte tout ce qui lui vient à l'esprit. C'est une conversation familière avec lui-même et sans prétention, qui met le lecteur fort à son aise. Il est plutôt un discoureur moral, qu'un véritable moraliste; il n'approfondit rien, il n'établit aucun principe; fécond en paradoxes et diffus en citations, très-souvent infidèles et tronquées, il raisonne peu par lui-même, il affiche un scepticisme universel, et émet quelquefois des idées contraires à la décence et à la saine morale. Ce qu'il y a de meilleur dans ses Essais, c'est ce qu'il dit des passions et des inclinations de l'homme; ce qu'il y a de moindre, c'est l'érudition, qui en est vague et incertaine; ce qu'il y a de dangereux, ce sont ses maximes philosophiques. Malgré tous ses défauts, l'ouvrage de Montaigne sera lu tant qu'il y

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aura des penseurs, et tant que son langage sera intelligible.

1. La raison est un pot à deux anses, qu'on peut saisir à gauche et à dextre.

2. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà.

3. Pour bien juger d'un homme, il faut observer ses actions communes et le surprendre à son à tous les jours. Tel a été miraculeux au monde auquel sa femme et son valet n'ont rien vu seulement de remarquable. Il faut être bien héros, disait le maréchal de Catinat, pour l'être aux yeux de son valet de chambre.

4. Notre vie n'est qu'une éloise dans le cours d'une nuit éternelle. Eloise est un vieux mot français qui signifie éclair, et dont on use encore dans plusieurs provinces de France, et principalement en Poitou. Il vient du mot elucia, qui dérive lui-même d'elucere.

5. Le tambour, avec tout le bruit qu'il fait, n'est rempli de rien; quelque gros que soit un roseau, on le met en pièces. Ainsi rien n'est plus vrai que cette vieille maxime, qu'il ne faut pas juger sur les apparences, parce qu'il n'y a rien de plus trompeur. On disait d'un prince anglais, souvent vaincu dans les guerres de la révolution française, et qui, n'avouant jamais ses défaites, voulait les faire passer pour des triomphes, qu'il était comme un tambour, qui plus on le bat fortement, plus il fait du bruit.

6. Comme notre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et réglés, il ne se peut

'dire combien il perd et s'abatardit par le continuel commerce et fréquentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs; il n'est contagion qui s'épande 'comme celle-là.

7. Les fautes dans les grands personnages sont comme les éclipses dans le soleil, qui brille par les côtés voilés à la vue.

8. Pour juger des choses grandes et hautes, il faut une âme de même : autrement, nous leur attribuons le vice qui est le nôtre.

9. A ce dernier rôle de nous (la mort), il n'y a plus que feindre, il faut montrer ce qu'il y a de bon et de net dans le fond du pot.

10. Si quelqu'un s'enivre de sa science, regardant sous soi, qu'il tourne les yeux au-dessus vers les siècles passés, il baissera les cornes, y trouvant tant de milliers d'esprits qui le foulent aux pieds.

11. Il faut se prêter à autrui, et ne se donner qu'à soi-même.

12. Il n'est rien de si souple et erratique que notre entendement, c'est le soulier de Theramènes, bon à tous pieds.

13. Si la libéralité d'un prince est sans discrétion et sans mesure, je l'aime mieux avare.

14. Les plaisirs nous chatouillent pour nous étrangler. Si la douleur de tête nous venait avant l'ivresse, nous nous garderions de trop boire; mais la volupté, pour nous tromper, marche devant, et nous cache sa suite.

15. Il y a plus de livres sur les livres que sur autres sujets. Nous ne faisons que nous entregloser.

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Tout fourmille de commentaires : d'auteurs, il en est grande cherte. Que dirait Montaigne s'il voyait les innombrables produits de la presse, et la foule des feuilles périodiques et des journaux qui existent aujourd'hui !

CHARRON. Pierre Charron, auteur du fameux Traité de la Sagesse, naquit à Paris en 1541. Il fut prêtre, prédicateur, théologal, et ami de Montaigne, qu'il a copié dans beaucoup d'endroits, et dont il a imité la manière de penser philosophique; mais son style est à lui: il est plus serré et plus rapide que celui de Montaigne. Son ouvrage a un plan plus régulier; il est plus utile mais moins agréable à lire que celui du philosophe périgourdin; il a trouvé, comme ce dernier, des critiques injustes, et des admirateurs passionnés, entre autres Naudé, quile met au-dessus même de Socrate. Charron est mort à Paris en 1603.

1. C'est une glorieuse victoire de triompher de son adversaire par la grandeur de ses sentimens, de le faire bouquer par bienfaits, de lui rendre le bien pour le mal, et d'ennemi de le faire ami.

2. Estimer les personnes par les biens, dignités, honneurs, et mépriser ceux qui n'en ont point, c'est juger d'un chevat par la bride et la selle.

3. Se connaître est la première chose que nous enjoint la raison; c'est le fondement de la sagesse, Dieu, nature, les sages, et tout le monde, prêche l'homme et l'exhorte de fait et de parole à se connaître. Qui ne connait ses défauts ne se soucie de tes

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