Page images
PDF
EPUB

songer à s'agrandir. Il étoit naturellement doux, simple, populaire; mais il prenoit quelquefois les défauts de Prince, quand il se souvenoit de son rang: ce qu'il avoit de mauvais lui coûtoit quelque effort et quelque attention, et ce qu'il avoit de bon ne lui coûtoit rien. L'instinct qui le portoit à la vertu, étoit plus sûr que ses lumières; il n'avoit pas assez d'esprit pour être inébranlable dans le bien. Il aimoit les plaisirs, et se connoissoit assez aux choses d'agrément. Cela joint à sa bonté naturelle, et la familiarité qu'il accordoit aisément à ceux qui l'approchoient, attira auprès de lui presque tous les seigneurs du pays, quoiqu'alors les gentilshommes se tinssent volontiers dans leurs châteaux, et ne fissent guères plus leur cour à leurs ducs ou leurs comtes, que ces comtes et ces ducs ne la faisoient au Roi.

Ces tems-là furent fort ignorans, et il semble que la nature les choisit exprès pour faire voir ce qu'elle peut par elle-même, et pour produire des poëtes qui lui dussent tout. Au milieu de la grossièreté du douzième et du treizième siècles, il se répandit dans toute la France un esprit poétique qui alla jusqu'en Picardie, et à plus forte raison la Provence en eut-elle sa part.

La poésie et les poëtes de ce tems-là étoient bien différens de ce qu'ils sont aujourd'hui. La poésie étoit sans art, sans règle, telle enfin qu'elle

doit être dans sa naissance; car à l'égard de ces siècles, les Grecs et les Latins n'avoient jamais été. Le grec étoit absolument inconnu; et si quelques-uns de ces auteurs savoient le latin; ce n'étoient guères que des prêtres ou des moines, qui même ne le savoient presque que par l'écrituresainte, et par conséquent assez mal. Homère et Virgile n'étoient tout au plus connus que de réputation; et si vous trouvez quelquefois dans ces sortes d'ouvrages quelque trait de fable, croyez que c'étoit une érudition bien rare. En récompense ils ont une simplicité qui se rend son lecteur favorable, une naïveté qui vous fait rire sans vous paroître ridicule, et quelquefois des traits de génie imprévus et assez agréables. La plus grande gloire de la poésie Provençale est d'avoir pour fille la poésie Italienne. Non-seulement l'art de rimer passa des Provençaux aux Italiens; mais il est sûr que Dante, Pétrarque et Bocace dins ses contes, ont bien fait leurs profits de la le ture de Provençaux. Il y en a plusieurs dont Pétrarque fait l'éloge, sans doute par reconnoissance; et outre tout cela, il fut encore inspiré par une Provençale et animé par le soleil de Provence.

Les poëtes d'alors ressembloient encore moins à ceux d'aujourd'hui que leur poésie à la nôtre. Je trouve que ceux de Provence étoient presque Lous de grande qualité; et si l'on est surpris que

dans une nation telle que la Françoise, qui avoit toujours regardé les lettres avec mépris, et qui aujourd'hui tient encore beaucoup de cette espèce de barbarie, des gentilshommes et des grands seigneurs s'amusassent à faire des vers, je ne puis répondre autre chose, sinon que ces sortes de vers-là se faisoient sans étude et sans science, et la que par conséquent ils ne déshonoroient pas noblesse. Il est vrai cependant que ces poëtes n'exerçoient pas le métier trop noblement; ils se faisoient fort bien payer. Il s'attachoient à quelque Prince, ou alloient errans de cour en cour pour faire voir leurs ouvrages. Quelquefois pendant le repas d'un Prince, vous voyiez arriver un Troubadour, c'est-à-dire un poëte ou trouveur de belles choses, avec ses Jongleurs, c'est-à-dire Joueurs d'instrumens; et le Troubadour faisoit chanter aux Jongleurs sur leurs vielles ou harpes les vers qu'il avoit composés. On les payoit en draps, armes et chevaux, payement assez noble: mais, pour tout dire, on leur donnoit aussi de l'argent. L'histoire marque beaucoup de Troubadours qui s'y sont enrichis; et ces Troubadours-là portent de si beaux noms, qu'il n'y a pas de grand seigneur aujourd'hui qui ne fût bien heureux d'en descendre. Ce qui relève fort leur honneur, c'est que dans ces payemens qu'on leur faisoit entroient assez souvent les faveurs des Princesses et des

plus grandes dames, qui étoient assez foibles contre un bel-esprit. Un sonnet d'Armand ou Chomel mit à bout toute la vertu de la vicomtesse de Boiers.

Quelques Troubadours avoient établi qu'après avoir chanté devant une assemblée de femmes de qualité, ils étoient en droit d'en aller baiser une à leur choix. Mais ce qui marque encore mieux le cas qu'on faisoit des poëtes, on trouve que Robert, fils de Charles II, roi de Naples, et comte de Provence, exempta pour dix ans la ville de Tarascon de toutes tailles et subsides, à condition qu'on y entretiendroit aux dépens du public Pierre Cardenal, bon Troubadour. Et croira-t-on bien aujourd'hui qu'un Albertet de Sisteron, ayant envoyé en mourant ses œuvres à la marquise de Mallespine, et qu'un nommé Fabre d'Usel les ayant interceptées, et les donnant comme de lui, son procès lui fut fait dans toutes les règles, et que le Plagiaire fut fustigé, suivant les loix impériales, dit l'histoire, tant ces choses-là étoient traitées sérieusement?

Il est aisé de deviner que dans un siècle où la poésie étoit si fort à la mode, la galanterie y devoit être aussi. Tous ces poëtes étoient amoureux; et comment les dames auroient-elles manqué de complaisance pour eux? Les maris même n'en manquoient pas: on en trouve quelques-uns qui A ¿

[ocr errors]

ont mieux aimé dissimuler que de chasser le Troubadour de chez eux. Cependant l'aventure de Guillaume de Cabestan marque assez que tous les maris ne peuvent pas dépouiller leur férocité naturelle. Il avoit quitté Berengère des Baux dame de la première qualité de Provence, qui, pour s'assurer de la constance du poëte, lui avoit donné un breuvage dont il pensa mourir, et qui Kéra son cerveau un peu plus qu'il n'étoit nécesaire pour faire des vers. Il s'étoit attaché à la femme du seigneur de Seillan, et avoit obtenu d'elle ce qui étoit presque dû à un Troubadour. Le mari, moins touché de la poésie, assassina Guillaume de Cabestan, tira son cœur hors de son corps, et le donna à manger à sa femme, bien apprêté. Elle le trouva bon; et quand son mari lui dit ce que c'étoit, elle répondit que puisqu'elle avoit mangé de si noble viande, elle n'en mangeroit jamais d'autre, et se laissa mourir de faim.

L'histoire de ces poëtes est pleine d'effets extraordinaires de passion, qui sont à peine croyables dans un siècle aussi relâché sur l'amour que l'est celui-ci. L'un, dans un dépit amoureux, tue sa maîtresse, et se tue ensuite; l'autre meurt de ce l'on porte la sienne en terre. Il est vrai qu'il mourut trop tôt; car la dame revint pendant qu'on faisoit son service dans l'église: mais elle fit bien son devoir; elle alla s'enterrer dans un couvent

que

« PreviousContinue »