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Il sacrifioit tout à la satyre, amitié, bienséance, et même l'honneur de son propre goût, excusable seulement par l'impossibilité d'avoir de l'esprit dans un autre genre. Il étoit très-timide quand il étoit menacé par le moindre faiseur de sirventes, trèsredoutable quand il étoit craint. Sa bile, sa férocité, son indiscrétion lui avoient donné plus de vogue que d'autres n'en avoient par leurs bonnes qualités, et il étoit en droit de mépriser, autant qu'il faisoit, la bonté, la douceur et l'équité.

Raoul de Gatin avoit un caractère presqu'entièrement opposé, un génie fort étendu, et qui n'étoit borné que parce qu'il ne s'étoit pas appliqué à tout, une vivacité douce, un agrément facile, des graces simples, une probité et une droiture de cœur que tout son extérieur représentoit; mais il étoit extrêmement foible sur l'amour, et trèssujet à faire de mauvais choix. Alors tout son mérite devenoit ridicule par l'hommage qu'il en faisoit à des personnes indignes, et ses respects mal placés le défiguroient entièrement. Le plus grand déshonneur où il fût encore tombé, étoit d'aimer Richilde, de la maison de Montauban, jeune dame très-galante, qui s'accommodoit de toutes sortes d'amans, hormis de ceux qui étoient honnêtes gens, et à qui Raoul ne manqua pas de déplaire dès qu'elle eut découvert ses bonnes qualités. Il étoit extrêmement aimé du comte de Provence, qui

l'employoit dans ses guerres, et lui confioit ses plus importantes affaires : mais du moment qu'il fut amoureux de Richilde, il quitta tout pour être sans cesse à Montpellier, où elle demeuroit. Il étoit excellent Troubadour, et il eut le malheur de faire pour elle les plus beaux vers qu'il eût faits de sa vie.

L'abbé de Montmaiour étoit toujours à la cour, sous prétexte de quelques affaires de son monastère qui alloient lentement. Jamais moine n'entendit mieux l'art d'accorder les intérêts spirituels et les temporels. Comme le Comte n'étoit pas dévot, l'abbé de Montmaiour gardoit sur les désordres de la cour un silence qui paroissoit forcé, et qui n'étoit qu'un effet naturel de sa politique; il faisoit de très légères remontrances, et sembloit se retenir à regret par la réflexion qu'on n'étoit pas en état d'en profiter: ainsi le peu qu'il disoit ne le brouilloit avec personne, et il avoit le mérite de cé qu'il n'avoit point dit. Il se faisoit forcer à prendre part à des divertisemens de la cour, à des parties de chasse, à des spectacles; et il avoit l'esprit de faire bien des choses contre son état, sans rien faire contre la bienséance. Son hypocrisie étoit fort fine, en ce qu'il ne l'outroit point et qu'il la réduisoit aux choses essentielles. Il savoit bien attirer des donations à son abbaye; mais il ne les recevoit qu'en avertissant que ce n'étoit pas là le capital

de la dévotion, comme on n'étoit pas fort éloigné de le croite en ce tems-là,

Hugues de Sobière étoit de bonne maison, mais né sans bien. Le métier de Troubadour lui avoit valu une grande fortune, et la familiarité de tous les grands seigneurs. Il ne faisoit guères de sirventes: mais il étoit plus méchant que Boniface de Castellane, parce qu'il étoit plus retenu et plus circonspect; il outrageoir moins, et faisoit plus de mal. Jamais courtisan ne sut mieux le grand art de nuire : aussi l'histoire remarque expressément qu'il entretenoit les barons dans une division perpétuelle Il étoit susceptible de toutes les formes que l'intérêt peut donner; il se forçoit quelquefois à être amoureux, parce que le comte de Provence l'étoit toujours; il eût cru faire mal sa cour, si on l'eût pu surprendre sans une passion.

Les autres seigneurs attachés au comte de Provence étoient le comte de Vintimille, Thibaud de Vins, les chevaliers de Liparron, de Porcellet, de Lauris, d'Entrecasseau, de Pujet, de Furban, et les Troubadours Rambaud d'Orange, seigneur de Correson, Gui, Ebles et Pierre d'Usez, frères; Boniface Calus Gentil, Firmeric de Belucler Perdigon, Pierre de Château-neuf, Guillaume de Bargemon.

Le soir que le Romieu fut amené par le Comte à son château, presque toute cette cour s'y trouva

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rassemblée; tous les yeux étoient tournés vers lui, et le Comte ne parloit qu'à lui. Quelques courtisans des plus prévoyans craignirent déjà que dans la personne de cet inconnu il ne fût arrivé un favori. « Vous venez de la terre-sainte, lui dit » le Comte, sans doute autant par curiosité que dévotion: hé bien! n'êtes-vous pas content » de votre voyage? Dites-nous ce que vous avez remarqué de plus singulier chez les Grecs, les Turcs, les Sarrasins ». — » Monseigneur, répondit-il, je vous ferai un aveu que

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d'autres voyageurs » ne feroient peut-être pas volontiers. J'ai perdu » mes pas; je n'ai rien vu de remarquable ».

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Comment! reprit le Comte. Et tous ceux qui » reviennent de ces pays-là nous en rapportent » tant de merveilles »>!« Je le crois bien, repliqua le Romieu; il y a des yeux plus propres » voir des merveilles les uns que les autres; et » pour moi j'ai vu des Grecs, des Turcs, des » Sarrasins, des Tartares même: mais je n'ai vu

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que des hommes, et j'en avois vu en France. » Il est bien aisé de juger que tout le genre hu» main n'est qu'une famille, tant on s'y ressemble ».« Mais, reprit le Comte, ces manières » de s'habiller et de bâtir, ces mœurs si diffé» rentes des nôtres, ces gouvernemens si bizar» res, tout cela n'est-ce pas un spectacle fort agréable pour la curiosité»?« Monseigneur,

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répondit le Romieu, c'est selon les spectateurs. » Ceux qui croient que tout ce qu'ils voient dans » leur pays est la nature, et qu'on ne doit

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» s'habiller ni faire la révérence autrement qu'eux, » je suis d'avis qu'ils courent le monde; ils verront » mille objets nouveaux, dont ils seront puissam» ment touchés. Pour moi, j'ai trouvé une autre » manière de voyager, qui est la seule que je pratiquerai dorénavant. Je suis fortement persuadé le fonds de la nature humaine est par-tout » le même; mais qu'il est susceptible d'une infinité » de différences extérieures, sur-tout ce qui ne » dépend que de l'opinion et de l'habitude. Toutes » ces différences, je me les imagine comme je puis; je fais à ma fantaisie des mœurs et des » gouvernemens qui ne sont pourtant pas con» traires aux principes qui nous sont essentiels; et

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je dis: Tout cela est quelque part; si ce n'est » pas cela, c'est quelque chose d'approchant: voilà » tout le tour du monde fait. Ce n'est pas que » tous ces objets différens ne soient un peu plus agréables, et peut-être un peu plus utiles à voir, » tels qu'ils sont en eux-mêmes: mais je ne sais » si le plus d'agrément et d'utilité vaut la peine du voyage".

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Les discours du Romieu firent des effets bien différens sur ceux qui y furent présens. Presque tous les courtisans n'y entendirent rien, et eurent beaucoup

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