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toutes les hypothèses philosophiques sont niables; ce sont des formules dont aucune n'entraine la conviction; on s'aperçoit au premier coup d'œil qu'elles peuvent être facilement remplacées et qu'on peut les changer sans emporter le fond de la doctrine. Ce sont des assertions quelquefois sans preuve, ou qui ne sont jamais démontrables que par un argument unique. Mais de toutes ces hypothèses, de toutes ces formules, il résulte un enseignement : c'est que la doctrine du moi peut suffire à tous. Or, qu'ont tenté, nous le demandons, qu'ont tenté les éclectiques? quel problème ont-ils posé à la philosophie? quelle possibilité proclament-ils au moins aux yeux de ceux qui n'ont jamais été à d'autre école qu'à la leur ? N'est-ce pas dé faire la science de l'égoïsme ?

En effet, le sentiment de l'égoïste est-il autre que celui par lequel un homme est porté à se proclamer souverain dans toute espèce de questions ou de débats, à penser toujours à lui avant de penser aux autres, à se prendre lui-même pour commencement et pour fin en toutes choses? et l'éclectisme a-t-il d'autre but, d'autre conclusion que de prouver la vérité, la réalité de ce qu'enseigne le sentiment. Il est impossible qu'un tel rapprochement ne saute pas aux yeux. Essayer de le prouver ce serait en obscurcir la parfaite évidence.

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Comment conclut la doctrine de la souveraineté du moi en sciences sans en excepter même celle du moi? Au scepticisme; en effet, l'éclec tique n'aperçoit hors de lui que des cas particuliers, qu'il généralise seu lement par des conceptions qui lui sont propres; il ne peut accepter l'expérience des autres, car ce serait à l'instant reconnaître une autorité extérieure à son moi et supérieure à lui il doutera donc. Et qu'est-ce que douter dans les choses humaines? C'est seulement ne pas croire à ses obligations et à ses devoirs; car, il est des sentimens sur lesquels le plus sceptique ne peut jamais hésister: ce sont ses appetits, ses passions et ses intérêts. Or, quand on n'est pas sûr de ses devoirs et que l'on est certain de ses appétits et de ses intérêts, incontestablement on obéit à ceux-ci. L'égoïste ne fait pas autre chose. Ainsi l'éclectique est conduit par la science, là où le simple sentiment conduit directement l'homme brutal et sans éducation.

Examinons quelles sont les conceptions politiques possibles du point de vue éclectique, nous trouverons encore qu'elles ne diffèrent point de celles que l'on imaginerait en se plaçant dans une pensée d'égoïsme pur.

La considération du moi ne peut être représentée en politique que par la doctrine du droit individuel. Or, si les moi sont égaux, les droits le seront aussi; si les moi sont inégaux, les droits le seront pareillement. Dans le premier cas, il ne pourrait y avoir d'autres rapports entre les individus que ceux dictés par les seuls instincts. Les hommes alors descendraient au rang des bêtes; leur réunion ne présenterait pas d'autre spectacle que celui du contact des passions animales, des unions, des séparations, des haines, des combats, des lâchetés, sans autre but que l'intérêt présent, et sans autre dissimulation que le vernis de la civilisation dont ces hommes seraient des enfans dégénérés. Nos lecteurs savent que ce tableau n'est point exagéré s'ils conservent quelques doutes, nous les prions de rechercher eux-mêmes quelles sont les conséquences sociales qui peuvent ressortir du contact de moi également souverains et ne reconnaissant aucune loi extérieure à laquelle ils doivent obéissance. Nous les renvoyons d'ailleurs à notre cours politique.

L'égalité entre les moi est au reste chose impossible. L'égalité de droit ne peut être conçue que du point de vue d'un devoir commun; c'est par la loi sociale qui les déclaré et les fait frères, ouvriers à divers titres

et dans des rangs divers du même but, que les hommes peuvent être égaux. Mais, lorsqu'on les considère comme de purs animaux, on comme des libertés absolues selon l'opinion éclectique, dans les deux cas, l'égalité est impossible parmi eux. En effet, chez les animaux, il y a des différences dans les forces, dans l'énergie des appétits, dans la puissance du mécanisme. De même entre les moi des doctrinaires, il y a les différences d'instruction et de réflexion, qui établissent des inégalités fondamentales et de fait. Aussi, les maîtres n'hésitent pas à prononcer que le pouvoir parmi les hommes appartient à la supériorité d'instruction; et, comme dans la société telle qu'elle est, en fait, il arrive que cette instruction est le partage des riches, ils ont conclu que le pouvoir devait appartenir aux riches; et comme dans notre société encore, la fortune se transmet par héritage, ils ont conclu que le pouvoir devait être héréditaire.

Nous nous sommes servis, tout à l'heure, pour nous expliquer, pour éclaircir notre raisonnement, d'un mot qui est usuel dans la langue politique, du mot droit. Mais nous devons avertir que ce mot n'est point éclectique, et qu'il ne peut l'être. Cette expression est corrélative et en même temps opposée à celle de devoir. Nos doctrinaires n'admettent pas une pareille corrélation, car ce serait accepter qu'il y a dans la société une souveraineté supérieure à celle du moi; ce serait nier leur premier principe. Le mot devoir est, dans leur langue, synonyme de celui de droit dans la nôtre; car, pour eux, le devoir n'est jamais que relatif à l'individu ; il émane du moi et y retourne. Dans leur science politique, il n'est donc jamais question de devoirs ou de droits, mais du fait. Le fait est tout; c'est lui seul qui est quelque chose aux yeux des autres; c'est la manifestation par laquelle le moi se fait reconnaître et se pose comme existence. Aussi, ne vous étonnez plus du grand emploi qu'ils font de cette expression; ne soyez point surpris de la valeur qu'ils lui donnent, de l'importance qu'ils y attachent. Si, pour eux, le fait doit toujours être accepté, si le fait est toujours justifié uniquement parce qu'il est, vous savez maintenant qu'il en doit être ainsi parce qu'il est la manifestation d'un moi plus puissant que les autres, d'une sorte de révélation. Or, quelle est la conclusion morale qu'un élève doit naturellement tirer de pareils raisonnemens, lorsqu'on les expose et les appuie de toutes les séductions que le sophisme et la complaisance des biographes mettent à la disposition du professeur? Il en conclura que toute action est justifiée par le succès. Il n'existe pas un paradoxe infâme dont cette doctrine ne soit grosse.

L'éclectisme, d'ailleurs, autorise les sentimens aristocratiques par une autre espèce d'affirmation non moins entière, non moins large que celle dont nous venons de parler. Tout à l'heure nous l'avons vu l'affirmer pour l'individu, quel qu'il fût; maintenant, nous allons le voir confirmer les prétentions de race et de localité qui formaient, comme on sait, la base de la civilisation gréco-romaine, la base du système féodal. Il en déduit la justification des principes généraux que nous avons énumérés au commencement de cet article. En effet, leur idée sur le moi de Dieu, déduite, ainsi que nous l'avons dit, de celle du moi humain, n'est autre chose que celle d'une substance pourvue de facultés et de ca pacités limitées dans leur nombre, dans leurs relations, dans leur harmonie; elle entraîne, quant au monde, la conception que toutes choses sont dans un ordre fatal qui ne peut changer. De là, ils coucluent qu'il y a un rapport nécessaire entre le sol et les habitans, qu'il y a des races comme il y a des climats. On trouvera le développement de cette thèse dans le cours d'histoire de la philosophie de M. Cousin, dans les leçons

de M. Guizot sur l'histoire de France. Aussi, tous les historiens sortis de l'école normale, tous ceux qui y professent et parmi lesquels on peut citer particulièrement M. Michelet, ont poussé jusqu'à la folie l'usage de la doctrine des races et des climats, comme moyen d'explication et de justification des faits.

Or, sur quelles bases se sont appuyées les prétentions aristocratiques, et toutes les doctrines d'exploitation de l'homme par l'homme, depuis le commencement du monde? Y en eut-il jamais une autre que celle de la supériorité de la race ou du droit héréditaire, que celle du climat ou du droit attaché au sol et à l'origine?

Certes, nous concevrions une telle opinion chez des hommes qui s'avoueraient franchement matérialistes ou panthéïstes; mais chez des hommes qui se disent spiritualistes, qui se disent même chrétiens, c'est une monstruosité! Où est donc la nécessité de l'esprit, si la chair est souveraine? Mais, c'est que vous avez conçu votre moi à l'usage de la statue de Condillac. Où est la place du libre arbitre dont vous vous vantez, si l'homme, si Dieu sont enfermés dans un cercle fatal de conceptions et d'actes? Dans votre langue philosophique tous les mots sont des déceptions ou des usurpations.

Et voilà cependant l'enseignement dont on pénètre l'élite de notre jeunesse, les faturs législateurs de l'éducation publique! Voilà ce que l'on professe à l'école normale de la France, ce que l'on impose au pays de l'égalité! Voilà la philosophie qui se présente comme le dernier terme de cette révolution qui inscrivit, à son premier jour, en tête de ses actes, les mots liberté, égalité, fraternité universelles! Enfin ces hommes osent se dire chrétiens!

Qu'une telle doctrine ait été favorisée, honorée, récompensée, dans les contrées où les sentimens aristocratiques sont en pleine vigueur, en Allemagne, en Angleterre, c'est chose toute naturelle. Mais, qu'elle puisse se maintenir en France! mais, que le sentiment national ne se soulève pas contre des principes qui l'attaquent au cœur, c'est chose inconcevable. Cet enseignement monstrueux est le fléaui le plus redoutable que la conquête étrangère nous ait apporté en 1815. Les revers n'avaient point abattu nos forces; mais l'ennemi nous a laissé un hôte plus redoutable que ses armées : il nous a donné sa philosophie, afin de tuer notre esprit, et de rompre ce sentiment national qui fait que nous sommes la France. Chose singulière! le premier promoteur de cette philosophie, Royer-Collard, est un homme qui s'est vanté d'avoir conspiré pendant tout le temps de la révolution contre ses succès et son but; et ses propagateurs sont des hommes érudits dans les lettres anglaises ou allemandes, des hommes dont la fortune a commencé avec nos revers et a grandi

avec eux.

L'éclectisme des temps modernes est une conséquence dernière du luthérianisme. Le principe premier, les conclusions morales et sociales sont les mêmes. L'éclectisme a été importé chez nous des contrées protestantes de l'Allemagne et de l'Ecosse. Si celui-ci enseigne la souveraineté du moi, l'autre proclame la souveraineté de la raison individuelle. Ce sont des doctrines identiques dans la forme et au fond; et c'est à cause de cela que MM. Cousin et Guizot, bien que partis de points différens, le premier du pur déisme, l'autre du calvinisme, se sont rencontrés à la même conclusion, font secte, et méritent le même nom.

Luther, amené, par, des circonstances que tout le monde connaît, à entrer en lutte avec l'Eglise catholique, éprouva le besoin d'un puissant instrument de dissolution. Il lui fallait rompre l'unité spirituelle, au

nom de laquelle on le condamnait. Il opposa à cette autorité la puissance dissolvante du sentiment individuel, en déclarant que le moi de chacun était le juge de l'interprétation des saintes Ecritures. Il donna la souveraineté à la raison individuelle. Ce n'était pas ainsi qu'avaient parlé les premiers réformateurs dont il passa pour être le successeur, au moins aux yeux du peuple. Wicleff appelait un vrai pape; et J. Hus disait que le peuple était un dans la loi de Christ, populus unus in lege Christi. Ceux là demandaient pour le peuple un gouvernement meilleur ; Luther demanda la liberté rationnelle pour chacun Les premiers furent appuyés par les classes pauvres en général, le second eut pour défenseurs, pour apôtres, des rois et des nobles.

La souveraineté de la raison individuelle, proclamée par le réformateur du seizième siècle, fut accueillie par tous les égoïsmes qui depuis long-temps étaient en lutte avec l'unité sociale. Et, comme si rien ne devait manquer à la démonstration du fait, presque partout ce fut une question d'égoïsme qui détermina le mouvement du protestantisme. En Allemagne,ce furent des princes appauvris qui avaient besoin des richesses de l'Eglise; en Angleterre, ce fut une querelle personnelle entre son roi Henri VIII et le pape qui refusait de sanctionner l'un de ses caprices de divorce; en France, ce furent des nobles dans l'espérance de ressaisir leur ancien pouvoir féodal; en Suède seulement ce fut la haine de l'étranger, encore les premiers partisans de la réforme furent le roi et la noblesse avides des biens du clergé; et le protestantisme ne pénétra dans le peuple que lorsque l'indépendance était conquise, et par l'effet de la force. Il est remarquable d'ailleurs que, dans ce pays, la révolution fut opérée par la population la plus catholique, par celle qui résista jusqu'à se révolter au nouveau culte, par celle de Délacarlie. C'est que le catholicisme n'est pas seulement une religion, c'est aussi un sentiment national; c'est, en toutes choses, l'amour et la foi de l'unité. Le protestantisme a d'ailleurs partout porté des fruits dignes de son premier principe. Partout le moi est devenu souverain et a isolé les hommes; l'intérêt personnel est devenu l'unique moteur des relations politiques ou individuelles. En Angleterre, la population est divisée en exploitans et en exploités; en Suède, la noblesse s'est rendue à la Russie; dans l'Allemagne réformée, chacun, occupé de son propre bien-être, indifférent à tout ce qui n'est pas lui, se laisse posséder par ce qui vient, etc.; en un mot, il n'est personne de nous qui ne préférât cent fois mieux habiter la contrée la plus superstitieusement catholique, que vivre dans le pays le plus libre parmi les Etats protestans, Genève ou les Etats Unis.

Ce protestantisme appelait une philosophie qui répondit à son premier principe et le développåt. C'est l'éclectisme qui la représente aujourd'hui; il a fait la théorie du moi absolu; il nous a expliqué la souveraineté de la raison individuelle posée par Luther, et nous pouvons juger par ses premiers faits de ce que nous devons attendre de sa maturité.

La foi protestante, au reste, offre une parfaite sécurité de conscience à l'éclectique. Heureux ceux qui n'ont pas seulement la philosophie, mais qui possèdent encore la religion! quoi qu'il entreprenne ou fasse, son ame est assurée contre le remords. Cette religion et cette philosophie sont deux sœurs qui sé conseillent, se soutiennent et se consolent. Jetons un moment les yeux sur la théorie de la grace enseignée par Luther, et nous concevrons combien il y a d'énergie à mal faire contenuė dans le congeries théologique et psychologique que nous examinons.

Pour les catholiques, la grace est une disposition à faire le bien qu'on acquiert par les actions, les prières, par la foi, par l'éducation; quel

quefois c'est un don gratuit de Dieu. Mais l'individu est libre de suivre les inspirations de la grace ou de les négliger, en sorte que ce bienfait n'est pas nécessairement déterminant. Chez les protestans orthodoxes ou méthodistes, ainsi qu'ils se nomment, la grace est tout autre chose; nous disons chez les protestans orthodoxes, car il y a beaucoup de pasteurs, en France surtout, qui repoussent l'abominable doctrine que nous allons faire connaître. C'est même aux écrits de ces derniers que nous emprunterons quelques-uns des détails qui vont suivre.

Les méthodistes admettent que la grace assure le salut; qu'elle est toujours efficace, quelles que soient les œuvres, quels que soient les mérites ou les démérites apparens. C'est une prédestination au bonheur éternel, accordée toujours gratuitement, que rien ne peut changer. Et selon cette parole de l'Evangile : il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus, ils enseignent que cette grace est un privilége accordé à un trèspetit nombre. Au reste, elle n'assure pas seulement à ceux qui la possèdent le bonheur des joies éternelles, elle donne en outre à eux seuls le pouvoir de faire et de produire. Mais, dira-t-on, à quels signes peuton croire que quelqu'un est doté de ce magnifique privilége? Les catholiques assurent que c'est à la bonté et à la fécondité des œuvres qu'on reconnaît sa présence. Mais ce n'est pas ainsi que jugent les protestans, et c'est ici que la doctrine éclectique reprend tout son empire. C'est à l'individa lui-même qu'ils confient le soin de reconnaître s'il possède la grace. Dès qu'il en est pleinement assuré, nul, dit-on, ne peut les mettre en doute. Ainsi le protestantisme et l'éclectisme, aidés l'un par l'autre, sont parvenus à donner la raison d'une aristocratie telle qu'il n'en exista pas de pareille depuis plus de dix-huit cents ans, d'une aristocratie à laquelle tout est permis; ils lui ont donné, pour justifier ses excès, toutes les forces que l'on employait autrefois pour les réprimer, savoir la souveraineté de la raison individuelle qu'ils ont égalée à celle de Dieu même, et la promesse d'un salat inévitable, quelles que soient leurs œuvres et leurs erreurs.

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Après ce que nous venons de dire, il ne sera pas, nous le pensons, nécessaire d'ajouter que la plupart de nos éclectiques modernes sont des protestans méthodistes.

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