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gne, mais il n'allait plus à la Convention. Je voudrais avoir conservé votre lettre, on aurait mieux connu que je n'avais pas de complices; enfin cela s'éclaircira. Nous sommes si bons républicains à Paris que l'on ne conçoit pas comment une femme inutile, dont la plus longue vie serait bonne à rien, peut se sacrifier de sang-froid pour sauver tout son pays. Je m'attendais bien à mourir dans l'instant; des hommes courageux et vraiment au dessus de tout éloge, m'ont préservée de la fureur bien excusable des malheureux que j'avais fait. Comme j'étais vrayement de sang-froy, je souffris des cris de quelques femmes; mais qui sauve la patrie ne s'apperçoit pas de ce qu'il en coûte. Puisse la paix s'etablir aussi-tôt que je la désire! voilà un grand préliminaire; sans cela nous ne l'aurions jamais eue. Je jouis délicieusement de la paix; depuis deux jours le bonheur de mon pays fait le mien ; il n'est point de dévouement dont on ne retire plus de jouissances, qu'il n'en coûte à s'y décider. Je ne doute pas que l'on ne tourmente un peu mon père qui a déjà bien assez de ma perte pour l'affliger. Si l'on y trouve mes lettres, la plupart sont vos portraits, s'il s'y trouvait quelque plaisanterie sur votre compte, je vous prie de me la passer ; je suivais la légereté de mon caractère. Dans ma dernière lettre je lui faisais croire que redoutant les horreurs de la guerre civile, je me retirais en Angleterre, alors mon projet était de garder l'incognito, de tuer Marat publiquement; et mourant aussi-tôt, laisser les Parisiens chercher inutilement mon nom. Je prie citoyen, vous et vos collègues de prendre la défense de mes parens et amis, si on les inquiétaient ; je ne dit rien à mes chers amis aristocrates, je conserve leur souvenir dans mon cœur. Je n'ai jamais haï qu'un seul être, et j'ai fait voir avec quelle violence, mais il en est mille que j'aime encore plus que je ne le haïssais. Une imagination vive, un cœur sensible promettant une vie bien orageuse; je prie ceux qui me regretteraient de le considérer, et ils se réjouiront de me voir jouir du repos dans les Champs-Élisées avec Brutus et quelques anciens. Pour les modernes, il est peu de vrais patriotes qui sachent mourir pour leur pays; presque tout est

si

égoïsme. Quel triste peuple pour former une république! Il faut du moins fonder la paix, et le gouvernement viendra comme il pourra, du moins ce ne sera pas la Montagne qui règnera, l'on m'en croit. Je suis on ne peut mieux dans ma prison; les concierges sont les meilleurs gens possible: on m'a donné des gendarmes pour me préserver de l'ennui. J'ai trouvé cela fort bien pour le jour, et fort mal pour la nuit. Je me suis plainte de cette indécence, le comité n'a pas jugé à propos d'y faire attention je crois que c'est de l'invention de Chabot : il n'y a qu'un capucin qui puisse avoir ces idées (1); je passe mon temps à écrire des chansons : je donne le dernier couplet de celle de Valady à tous ceux qui le veulent. Je promets à tous les Parisiens que nous ne prenons les armes que contre l'anarchie, ce qui est

exactement vrai. »

NOTA. Cette lettre paraît avoir été écrite jusqu'ici, le 15 La septième page et la suivante sont blanches. Corday d'Armans a continué sur la neuvième page lorsqu'elle a été à la Conciergerie.

Ici l'on m'a transférée à la Conciergerie et ces messieurs du jury m'ont promis de vous envoyer ma lettre; je continue donc. J'ai prêté un long interrogatoire, je vous prie de vous le procurer, s'il est rendu publique : j'avais une adresse sur moi, lors de mon arrestation, aux amis de la paix ; je ne puis vous l'envoyer; j'en demanderai la publication, je crois bien en vain. J'avais eu une idée hier au soir de faire hommage de mon portrait au département du Calvados; mais le comité de salut public, à qui je l'avais demandé, ne m'a point répondu, et maintenant il est trop tard. Je vous prie, citoyen, de faire part de ma lettre au citoyen Bougon, procureur-général-syndic du département; je ne la lui adresse pas pour plusieurs raisons, d'abord je ne suis pas sûre que dans ce moment il soit à Évreux, je crains de plus qu'étant naturellement sensible, il ne soit affligé de ma mort; je le crois cependant assez bon citoyen pour se consoler par l'espoir de la

(1) Ici l'accusée ne put s'empêcher de rire lorsque l'accusateur-public en fit lec(Note du bulletin.).

ture.

paix ; je sais combien il la désire, et j'espère qu'en la facilitant, j'ai rempli ses vœux. Si quelques amis demandaient communication de cette lettre, je vous prie de ne la refuser à personne. Il faut un défenseur ; c'est la règle, j'ai pris le mien sur la Montagne, c'est Gustave Douicet ; j'imagine qu'il refusera cet honneur, cela ne lui donnait cependant guère d'ouvrage; j'ai pensé demander Robespierre ou Chabot. Je demanderai à disposer du reste de mon argent, et alors je l'offre aux femmes et enfans des braves habitans de Caen, partis pour délivrer Paris. Il est bien étonnant que le peuple m'ait laissé conduire de l'Abaye à la Conciergerie; c'est une preuve nouvelle de sa modération; dites-le à nos bons habitans de Caen; ils se permettent quelquefois de petites insurrections que l'on ne contient pas si facilement. C'est demain à huit heure que l'on me juge; probablement à midi j'aurai vécu, pour parler le langage romain. On doit croire à la valeur des habitans du Calvados puisque les femmes même de ce pays sont capable de fermeté; au reste j'ignore comment se passeront les derniers momens, et c'est la fin qui couronne l'œuvre. Je n'ai point besoin d'affecter d'insensibilité sur mon sort, car jusqu'à cet instant je n'ai pas la moindre crainte de la mort. Je n'estimai jamais la vie que par l'utilité dont elle devait être ; j'espère que demain Duperret et Fauchet seront mis en liberté. On prétend que ce dernier m'a conduite à la Convention dans une tribune. De quoi se mêle-t-il d'y conduire des femmes ? Comme député il ne devait point être aux tribunes; et comme évêque il ne devait point être avec des femmes, ainsi c'est une petite correction. Mais Duperret n'a aucun reproche à se faire. Marat n'ira point au Panthéon, il le méritait pourtant bien. Je vous charge de recueillir les pièces propres à faire son oraison funèbre. "J'espère que vous n'abandonnerez point l'affaire de madame Forbin : voici son adresse, s'il est besoin de lui écrire : Alexandrine Forbin, à Mandresie, par Zurich, en Suisse. Je vous prie de lui dire que je l'aime de tout mon cœur. Je vais écrire un mot à papa. Je ne dis rien à mes autres amis, je ne leurs demande qu'un prompt oubli leur affliction déshonorerait ma mémoire.

:

Dite au général Wimpfen, que je crois lui avoir aidé à gagner plus d'une bataille, en facilitant la paix. Adieu, citoyen, je me recommande au souvenir des vrais amis de la paix.

› Les prisonniers de la Conciergerie, loin de m'injurier comme ceux des rues, avaient l'air de me plaindre. Le malheur rend toujours compatissant ; c'est ma dernière réflexion.

(Plus bas est écrit, signé comme il suit).

Mardi 16, à huit heures du soir.

• Au citoyen Barbaroux, député à la Convention nationale, réfugié à Caen, rue des Carmes, hôtel de l'Intendance. « CORDAY. ›

Quatrième lettre. - A son père.

‹Pardonnez-moi, mon cher papa, d'avoir disposé de mon existence sans votre permission; j'ai vengé bien d'innocentes victimes; j'ai prévenu bien d'autres désastres. Le peuple, un jour désabusé, se réjouira d'être délivré d'un tyrran. Si j'ai cherché à vous persuader que je passais en Angleterre, c'est que j'espérais garder l'incognito; mais j'en ai reconnu l'impossibilité. J'espère que vous ne serez point tourmenté; en tous cas, je crois que vous auriez des défenseurs à Caen. J'ai pris pour défenseur, Gustave Doulcet : un tel attentat ne permet nulle défense, c'est pour la forme. Adieu, mon cher papa, je vous prie de m'oublier, ou plutôt de vous réjouir de mon sort: la cause en est belle. J'embrasse ma sœur, que j'aime de tout mon cœur, ainsi que tous mes parens. N'oubliez pas ce vers de Corneille :

Le crime fait la honte, et non pas l'échafeud.

« C'est demain à huit heures, qu'on me juge. Ce 16 juillet.

(Au dos est écrit).

A Monsieur,

Monsieur d' Armont, rue du Begle,

'A Argentan, département de l'Orne.

De retour en prison, après son jugement, Charlotte Corday refusa de recevoir un prêtre : « Remerciez, lui dit-elle, de leur attention pour moi, les personnes qui vous ont envoyé; mais je n'ai pas besoin de votre ministère. -Au moment où le bourreau se présenta pour la conduire au supplice, elle écrivait la lettre suivante, qu'elle demanda de finir et de cacheter :

A Doulcet-Pontécoulant. - Doulcet-Pontécoulant est un > lâche d'avoir refusé de me défendre, lorsque la chose était si > facile. Celui qui l'a fait s'en est acquitté avec toute la dignité > possible; je lui en conserverai ma reconnaissance jusqu'au der>nier moment. MARIE CORDAY. »

Charlotte Corday fut menée à l'échafaud, vêtue d'une chemise rouge, costume en usage alors pour les assassins. Le premier journal qui raconta sa mort avec quelque détail fut la Chronique de Paris du 19 juillet. Nous allons transcrire cet article qui servit de modèle à tous ceux que publièrent les autres journaux; il exprime très-exactement l'impression générale produite sur le public par l'assassin de Marat, et la manière dont elle fut moralement jugée (1).

L'intervalle entre un gouvernement détruit par une grande révolution, et le moment qui en voit naître et consolider un nouveau, est térrible sous tous les rapports. L'imagination abandonnée à elle-même s'égare, prend souvent le crime pour une action louable, et, forte de cette conviction, se fait un mérite de ce qu'en tout autre temps elle n'eût regardé qu'avec le plus grand effroi. Cette réflexion peut s'appliquer particulièrement à Marie-Anne-Charlotte Corday.

› Douée de tous les dons de la nature, avec un esprit cultivé, un courage que l'on peut comparer à celui dont l'histoire s'est plu à embellir ses héros; elle a subi le sort des criminels. Son sang-froid, dans ses derniers momens, servira peut-être encore plus que son crime à faire passer son nom à la postérité.

(4] M. Thiers, dans son Histoire de la révolution, t. v, pag. 90, fait mourir Charlotte Corday le 15 juillet; elle fut jugée et exécutée le 17. (Note des auteurs.)

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