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COMPTE RENDU,

ET DÉCLARATION,

PAR J.-B.-M. SALADIN,

Député du département de la Somme,

SUR LES JOURNÉES DES 27 ET 31 MAI, 1er ET 2 JUIN 1793.

Quelle est la position actuelle de la Convention nationale, de cette assemblée dépositaire des destinées du peuple français? Attaquée dans son intégrité, existe-t-elle encore? est-elle encore? peut-elle se regarder comme une assemblée délibérante? Investie de la confiance de tous les Français, jouit-elle, au sein de la ville qui la renferme, de ce degré de considération, de force et de liberté qui peut seul imprimer à ses actes le caractère auguste des lois, qui seul peut garantir au reste de la République et sa liberté et ses droits?

Telles sont les questions que se fait, dans ces jours d'anarchie et de deuil, tout Français ami de sa patrie, tout homme qui, étranger aux factions, quels qu'en soient les chefs, quel qu'en puisse être l'objet, ne voit que la chose publique, ne travaille que pour elle.

Si la vérité peut arriver jusqu'à nos départemens ; si la voix des mandataires du peuple peut se faire entendre de leurs commettans; si nos concitoyens ne sont point égarés par des récits infidèles et mensongers; s'il leur est permis d'envisager, sous leur véritable point de vue, les événemens ; ces questions ne seront pas difficiles à résoudre.

J'entreprends de rendre cette solution plus facile, non en décrivant les scènes douloureuses dont nous avons été les témoins, mais en les appréciant avec cette sévère impartialité qu'a tout

homme qui ne connaît point de partis; qui, libre avec sa conscience, juge les hommes en comparant et leurs opinions et leurs discours et leurs actions.

Une assemblée politique cesse d'être délibérante toutes les fois qu'elle cesse de jouir de toute l'étendue de liberté qui lui est nécessaire, pour que les actes qui en émanent soient regardés comme son ouvrage.

Voilà un principe d'éternelle vérité, qu'affaiblirait peut-être une démonstration quelconque, et qui ne saurait être dénié, sans montrer à nu la turpitude de qui oserait se permettre cette dénégation.

L'acte que souscrit un individu est l'effet de son consentement: si ce consentement lui a été arraché par une force à la quelle il lui était impossible de résister, ce consentement est nul, parce qu'il est l'ouvrage, non de l'homme qui paraît l'avoir donné, mais de celui à la tyrannie duquel il s'est vu forcé de céder.

Ce que je dis d'un individu isolé s'applique incontestablement à tout corps politique, quelle que soit d'ailleurs son organisation, quelle que soit la nature des fonctions qu'il est appelé à remplir, et je suis ici tellement fort du principe, que je ne crains aucun des sophismes qui pourraient être destinés ou à combattre cette application, ou à la détourner de l'objet qui m'occupe.

Ainsi, un tribunal chargé de prononcer des jugemens ne fait rien lorsque, influencé par une violence quelconque, il consigne dans ses actes, non le résultat des opinions librement émises par la majorité des membres qui le composent, mais la volonté impérieusement dictée d'une puissance qui lui est étrangère, à laquelle il n'est pas subordonné; car un juge ne connaît d'autre puissance à laquelle il lui soit permis de céder, que la loi et sa conscience.

Ainsi, lorsque Louis XIV dictait ses lois au premier tribunal français, lorsque ce corps, tour à tour oppresseur et opprimé, obéissait aux ordres absolus d'un despote; lorsqu'il courbait humblement sa tête sous le fouet menaçant agité par un usurpa

teur, le parlement n'imprimait point le caractère de lois aux actes que la terreur le forçait à souscrire.

Ce que la postérité jugea être un crime, et de la part du tyran et de la part du corps assez lâche pour ne pas périr plutôt que de sacrifier les droits du peuple dont il se disait le représentant, pourrait-il n'être pas envisagé du même œil, parce que nous ne sommes plus à la même époque, parce que les circonstances ont changé ainsi que nos idées politiques et notre forme de gouvernement?

Ma réponse est facile; elle est tranchante.

Certes, s'il est un corps qui, dans l'exercice des fonctions qui lui sont confiées, doive obtenir la plus grande étendue possible de liberté physique et morale, c'est le corps investi par la confiance du peuple de la représentation nationale; c'est le corps auquel le peuple a commis l'exercice de cette portion de son pouvoir souverain qu'il ne peut exercer par lui-même; c'est le corps auquel le peuple a dit : « J'ai détruit par ma toute-puis› sance le gouvernement dont le poids m'a écrasé dix-huit cents » ans. Il faut qu'un autre gouvernement soit substitué à celui » dont les ruines m'environnent encore; j'ai sur ces ruines › mêmes, et avant d'avoir déblayé les décombres, posé les bases › du nouveau gouvernement, ces bases sont l'Égalité, la Liberté; › que sur elles s'élève l'édifice d'une constitution républicaine : › prépares-en l'organisation; trace le plan de cet édifice, que > ta main soigneuse et intelligente en distribue toutes les parties, › pour que leur union constitue la force, sans laquelle cette > constitution ne peut lier à un centre commun un peuple im› mense, réparti sur une superficie de vingt-six milles lieues › carrées. C'est le corps enfin qui, par la nature des pouvoirs qu'il a reçus, tient du souverain le droit de faire les lois réglementaires, destinées ou à suppléer à l'insuffisance de celles qui existent, ou à réformer celles que notre position actuelle ne nous permet plus d'invoquer ; qui, dans la crise où nous sommes, doit diriger l'emploi de nos forces physiques et morales; appeler sous les drapeaux de la patrie ceux qui peuvent la défendre ;

pourvoir aux besoins communs de la société ; distribuer les ressources de la nation de manière à en doubler l'utilité; arrêter d'une main sûre cette lutte continuelle des passions, qui, faisant dégénérer la liberté en licence, substituerait, à l'empire de la loi, l'anarchie et toutes les horreurs qui en sont inséparables.

S'il était possible d'admettre qu'un corps appelé à des fonctions aussi augustes, investi de pouvoirs aussi étendus, pût être dominé par une opinion quelconque, autre que celle du peuple entier auquel il appartient, et dont il est le mandataire, il faudrait admettre aussi, et par une conséquence infaillible, que la souveraineté ne réside pas dans le peuple entier, mais dans la portion de ce même peuple qui aurait eu l'audace de s'arroger cette autorité, de déployer un despotisme aussi effrayant; enfin, le moindre inconvénient d'un tel ordre de chose, serait de rompre l'unité et l'indivisibilité de la République. Il n'y a point en effet d'unité, lorsque cette unité réside uniquement dans les mots. Si une fraction du peuple se permettait cette violation de tous les principes, c'est parce qu'elle serait ou se croirait la plus forte; mais elle autoriserait les autres sections du peuple, soit isolées, soit en masse, à imiter son exemple, et à reprendre par les mêmes moyens l'empire qu'on aurait usurpé sur elles; car, comme le dit l'immortel auteur du Contrat social: Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître........... Céder à la force, est un acte de nécessité, non de volonté.

Si telle est la conséquence qui doit nécessairement résulter des actes de violence exercés par une section du peuple sur le corps représentant le peuple entier, quelles ne doivent pas être les réflexions de l'homme qui approche de sang-froid les événemens qui occupent aujourd'hui l'Europe entière, qui plongent dans la consternation les vrais amis de la patrie, qui valent à nos ennemis plus que d'éclatantes victoires, et semblent leur garantir les plus brillans succès dans une guerre dont le résultat doit être, ou la liberté, ou l'asservissement du monde? Quelle doit être la profonde douleur de celui qui n'a concouru à renverser le despotisme, que pour en effacer à jamais le nom, dont les voeux et

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les sacrifices n'ont eu pour but que l'établissement d'un gouvernement libre, et le bonheur de la société ; et qui considérant les causes, les progrès et le terme de ces événemens, est forcé de s'avouer que la République entière a été offensée dans la répréseutation nationale, que tous les départemens ont été outragés par des actes commandés à leurs mandataires, que le peuple entier a été opprimé par cette force qui a environné le temple où siégeait la majesté du souverain?

***Je ne parle pas ici de la liberté morale dont il n'est que trop constant que la Convention nationale a presque toujours été privée depuis l'ouverture de ses sessions.

Ainsi les huées et les applaudissemens des citoyens qui occupaient les tribunes, étaient de nature à influer sur les délibérations qui ne devaient être que le résultat mûrement combiné et réfléchi d'opinions conçues librement, librement émises. J'en excepte la seule présidence de Treilhard, pendant laquelle sa courageuse fermeté sut en imposer à ceux qui, présens à nos séances, y doivent conserver ce calme majestueux qu'exige l'assemblée des représentans d'un grand peuple, et qui honore les individus assez pénétrés de leurs devoirs pour se persuader qu'ils ne peuvent prendre aucune part à des délibérations qui ne les intéressent pas seuls, mais tous les membres de la République.

Combien n'avons-nous pas à regretter que ce calme, garant de la sagesse des lois, ait été d'une aussi courte durée; que ceux qui ont succédé à Treilhard, n'aient pas comme lui déployé toute leur énergie, pour faire exécuter les réglemens, et forcer les spectateurs au silence, dont toutes les assemblées, excepté la Convention nationale, offrent partout la noble et imposante image! Qu'ils auraient évité de maux à la patrie, ceux qui, honorés de la confiance de leurs collègues, auraient cherché dans leur courage, et non dans le mérite d'une vaine popularité, l'honneur qu'obtient toujours un président qui sait faire respecter la loi, et garantir à tous leur liberté!

Il ne faut cependant pas imaginer que cette privation de la liberte morale ait influé sur toutes les lois émanées de la Conven

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