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Je l'avais laissé descendant de la tribune, je l'avais quitté dans ce moment critique, où Caton, environné d'assassins, n'a plus qu'à s'envelopper dans son manteau... (1).

Le décret d'ordre du jour motivé, qui avait été rendu à une majorité immense, n'existait plus; il avait été, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, il avait été brisé par les poignards. La Montagne ne daigne pas même en demander le rapport, et les tribunes ordonnent qu'on délibère, ou plutôt qu'on décrète la volonté suprême de la commune révolutionnaire de Paris. Le trop faible et vaniteux Barrère se présente pour la forme; organe du comité de salut ou plutôt dumalheur public, il annonce que l'inquiétudenationale s'est manifestée dans Paris et dans les départemens, sur quelques-uns de leurs députés. Il en appelle à leur conscience; il en appelle à leur générosité; car il n'ose pas leur imputer l'ombre d'un délit: il sait trop que leurs principes, que leur courage, que leur haine pour la tyrannie sont les seules causes de leur honorable proscription; sa bouche se refuse même à prononcer qu'ils ont perdu la confiance... « Que ceux, dit-il, qui ont › paru perdre cette confiance fassent eux-mêmes le sacrifice de > leurs pouvoirs; ce n'est point ici une mesure pénale........ Nou>veaux Curtius! je viens vous ouvrir à regret l'abîme duquel › doit sortir le salut de la République, la suspension de vos pou› voirs ; voilà ce que votre patrie vous demande; la Convention › vous met sous la sauve-garde de la loi... >

qui auraient recélé les députés qu'elle voulait sacrifier à ses vengeances, étaient contre-révolutionnaires, et seraient punies comme telles.

(1) O mon digne collègue, ô mon ami! je me rappelerai toujours les paroles que tu me dis en me serrant la main! j'ai rempli tes vœux; je les ai remplis au péril de ma vie; puissions-nous un jour nous réunir, ne fût-ce que pour un seul instant; puissions-nous, dans un doux épanchement, nous entretenir tous ensemble des dangers qu'a courus notre chère patrie; puissions-nous, lorsqu'elle sera délivrée des convulsions de l'anarchie, la voir tranquille et florissante sous l'empire de lois justes; puissions-nous voir nos concitoyens jouir de cette liberté, de cette égalité touchante, fondée sur les bases immuables du bonheur !... Oh! comme alors nous aurions du plaisir à cesser de vivre!..... Mais mourir sous le couteau des assassins!... mourir calomniés, sans pouvoir confondre nos calomniateurs!... Mourir condamnés peut-être par le tribunal qui a acquitté Marat!... qui a fait triompher Marat!...

Isnard, Fauchet, Lanthenas, Dussaulx, le respectable Dussaulx, recommandable par soixante-dix années de vertus, qu'on n'avait pas rougi d'inscrire sur la liste fatale, consentent à cette suspension (puisqu'on leur dit que le salut public en dépend). Barbaroux, qui venait de recevoir de Marseille les titres les plus flatteurs, déclare aussi qu'il consent à cette suspension, si un décret l'ordonne. Cette déclaration fournit à Chabot le prétexte d'une sanglante ironie (1). Lanjuinais, indigné, s'élance à la tribune ; des huées l'y poursuivent; et s'il obtient du silence, il ne le doit qu'à la curiosité des uns, et à l'épuisement des autres, et surtout à sa courageuse obstination (2).

Si jusqu'alors j'ai montré quelque courage, dit-il, je l'ai puisé dans l'ardent amour qui m'anime pour la patrie et la liberté; je serai fidèle à ces mêmes sentimens jusqu'au dernier souffle de ma vie. Ainsi n'attendez pas de moi de suspension....

[La Montagne interrompt avec violence; Lanjuinais ne se déconcerte pas, et poursuit en ces termes : ]

⚫ Je dis à mes interrupteurs, et surtout à Chabot qui vient d'injurier Barbaroux : On a vu orner les victimes de fleurs et de bandelettes, mais les prêtres qui les immolaient ne les insultaient pas.... Je le répète : n'attendez de moi ni démission, ni suspension momentanée; n'attendez aucun sacrifice. Je ne suis pas libre pour en faire, et vous ne l'êtes pas vous-mêmes pour en accepter. La Convention est assiégée de toutes parts par de nombreuses troupes armées (3); les canons sont dirigés sur elle :

(1) Barbaroux est dans les principes, s'écrie-t-il, à merveille!

(2) Il s'était de nouveau accroché à la tribune, comme il l'avait déjà fait le matin, lors de la scène du pistolet.

(3) La générale avait battu de toutes parts, un ordre de Henriot avait fait descendre les faubourgs; plusieurs bataillons environnaient aussi la Convention; mais l'on doit cette justice à la majorité des citoyens qui les composaient, qu'ils s'imaginaient être là pour la défendre; d'ailleurs, on avait égaré les canonniers, surtout de quelques sections, en leur disant que le comité de salut public avait mis au plus grand jour les crimes des proscrits, leurs intelligences avec Pitt, Cobourg et les brigands de la Vendée ; et, à mon égard, on faisait revivre une calomnie surannée. « Son frère est à la tête des rebelles, on l'a pris les armes à la › main; avant d'être guillotiné, il a avancé qu'il était d'accord avec le scélérat > Gorsas de la Convention; d'ailleurs, on a trouvé des lettres, etc. » Ces propos furent répétés les jours suivans dans les groupes.

LIOTECT

STORIA

ECON

ORAC

des consignes criminelles vous arrêtent malgré vous aux portes de cette salle. On vous insulte, on vous outrage, en vertu d'un édit du comité révolutionnaire de cette autorité rivale et usurpatrice, qui menace de détruire la République et de ravir notre liberté naissante. On vient de faire charger les fusils, et il n'est pas permis, sans risquer sa vie, de se montrer seulement aux fenêtres qui environnent cette salle.

. Si vous étiez libres, je dirais je n'ai pas le droit d'abjurer, au gré des factieux, l'auguste mission qui m'est confiée ; j'appartiens à la République entière, et non à cette seule portion de citoyens égarés, que de grands conspirateurs font mouvoir, et qui, s'ils s'expliquaient eux-mêmes librement et en connaissance de cause, s'élevraient pour moi contre ceux qui me persécutent; je ne me suspendrai donc point volontairement à l'époque des plus grands dangers de ma patrie....

Je me trompe, citoyens, si vous étiez libres, je n'aurais rien à dire.... Je n'avais rien dit quand, après une longue discussion, vous prononçâtes, dans cette même cause et à la presqu'unanimité, ce décret célèbre qui imprima le sceau de l'infamie sur le front de mes calomniateurs.... Vous étiez libres alors.... Votre jugement souverain serait-il rétracté? Le serait-il valablement sous les canons et les baïonnettes qui se dirigent contre la représentation nationale.

› J'ai encore la faculté de faire entendre ici ma voix... Eh bien j'en userai, pour vous donner un conseil digne de vous, qui peut vous couvrir de gloire et sauver la liberté. Osez manier avec vigueur le sceptre de la loi déposé en vos mains; cassez, je le répète, toutes les autorités qu'elle ne reconnaît pas; defendez à toutes personnes de leur obéir; énoncez la volonté nationale, et ce ne sera pas en vain; les factieux seront abandonnés des bons citoyens qu'ils abusent.... Si vous n'avez pas ce courage, c'en est fait de la liberté. Je vois la guerre civile déjà allumée dans ma patrie étendre partout ses ravages et déchirer la France en petits états; je vois l'horrible monstre de la dictature ou de la tyrannie, sous quelque nom que ce soit, s'avancer sur des

monceaux de ruines et de cadavres, vous engloutir successivement les uns et les autres et renverser la République.

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(Ici, c'est Lanjuinais qui va continuer le narré des événemens de cette journée trop fameuse. L'on y trouvera quelques répétitions de ce que j'ai dit précédemment; je n'ai pas cru devoir y rien changer.)

-

Un mouvement simultané de l'assemblée a suivi de près ce discours. La Convention, assiégée, de l'aveu même de Lacroix et de Barrère, par la force armée et dans des desseins liberticides, casse, par un décret, la consigne qui la rendait captive.

Les sentinelles extraordinaires refusent d'obéir. La Convention se présente en corps, le président Hérault à la tête; on regardait la séance comme levée. Les sentinelles des portes et des escaliers n'insistent plus, mais toutes les avenues extérieures du côté de la cour et du jardin des Tuileries étaient fermées en dehors et en dedans par la troupe armée.

Cette troupe était d'environ quatre-vingt mille hommes, parmi lesquels il y avait près de trois mille canonniers avec cent soixante-trois pièces de canon.

Là, indépendamment, étaient encore des détachemens de la garde nationale de Courbevoye, ceux de Saint-Germain-enLaye, de Melun et de Versailles, arrivés dans le jour, et auxquels le comité révolutionnaire avait fait distribuer l'étape.

On sait que Santerre a été dénoncé à la commission des Douze, comme devant ramener dans Paris les contingens de la Vendée.

Là, on distinguait une partie de ces hussards royalistes de la légion de Rozentall. A leur tête étaient Henriot et ses aides-decamp, choisis parmi ses complices de septembre.

Il y avait aussi des fourneaux avec grils, pour chauffer des boulets rouges, dans les Champs-Élysées; un corps de réserve nombreux dans le bois de Boulogne, où il avait bivouaqué la nuit du samedi au dimanche, avec quatorze pièces de canon.

Les bataillons des sections les plus contre-anarchiques de Paris étaient aux postes les moins importans et les plus éloignés.

Le mot d'ordre était insurrection et vigueur.

Un militaire à cheval a été vu distribuant à des soldats des as

signats de cinq livres.

Marat, avec Henriot et d'autres officiers, avaient visité le 31 mai les principaux postes dans la ville; Marat avait donné des ordres autour de la salle pendant la séance même du premier juin.

Un municipal révolutionnaire de Paris avec son écharpe, s'était emparé du comité de sûreté générale de la Convention; il y faisait la police sur les gens suspects aux sentinelles de la faction. Un député y a été conduit et interrogé, et bafoué comme n'étant pas de la Montagne.

Enfin les barrières étaient gardées, et Paris était cerné à cinq à six lieues à la ronde par un cordon de troupes armées.

La Convention se présente pour sortir par la grande porte sur la place du Carrousel; les députés avaient la tête nue; le prési dent seul était couvert, en signe du danger de la patrie; les huissiers de la Convention le précédaient ; ils ordonnent d'ouvrir le passage.

Henriot s'avance à cheval avec ses aides-de-camp, et enfonçant son chapeau sur sa tête, il tire son sabre : « F...., s'écriet-il, vous n'avez point d'ordre à donner ici, retournez à votre poste, livrez les députés que le peuple réclame.

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Des députés insistent; Henriot recule de quinze pas et crie Aux armes !.... Canonniers, à vos pièces! La troupe qu'il commande se dispose à la charge; on a même vu des fusils en joue dirigés sur les députés; des canonniers semblent se disposer à mettre le feu à leurs canons; les hussards tirent leurs sabres.

Le président se retire et se présente avec l'assemblée à toutes les troupes successivement dans la cour et dans le jardin, sans trouver d'issue nulle part.

Cependant la plupart des troupes armées criaient, le chapeau à la pointe de la baionnette, ou de la pique: Vive la République! vive les députés! la paix, la paix! des lois, des lois! une Constitution!.... Un petit nombre criait: Vive la Montagne, vive les bons députés; un plus petit nombre encore: A la guillotine

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