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Beuve se retirait. La jeunesse se refroidissait, ou même, chose plus grave, désertait. Ponsard se voyait applaudi à son tour presque comme V. Hugo : « On est toujours bien aise de saper un homme de génie avec un homme de talent 1. » Les ateliers où V. Hugo avait recruté les fidèles du hierro ne renfermaient plus d'enthousiastes, et Célestin Nanteuil, prié par M. Vacquerie d'enrôler des soldats pour la bataille des Burgraves, répondait tristement : « Jeune homme, allez dire à votre maître qu'il n'y a plus de jeunesse. Je ne puis fournir les trois cents jeunes gens. »>

Au fond, les jeunes gens avaient raison: ils s'étaient battus jusqu'à la victoire; la première victoire gagnée, ils se désintéressaient de la lutte. On trouvera toujours en France des enthousiastes pour faire des journées, | et c'est là le nom qui convient aux premières représentations romantiques; mais une fois la révolution faite, l'ancien régime littéraire renversé, on laissait le poète se tirer d'affaire tout seul, et s'entendre avec le public.

Le public, du reste, se familiarisait peu à peu luimême avec le drame nouveau.

On s'habituait aux audaces de forme et de fond. L'oreille, longtemps bercée à l'harmonie monotone de l'alexandrin, commençait à saisir le rythme plus varié du vers nouveau. Des mots, qui avaient excité aux premières représentations des fureurs bizarres, passaient ou étaient applaudis : « La phrase de Gubetta sur la queue du diable, tournée et retroussée d'une façon si triomphante et si cavalière, qui faisait siffler autrefois chaque

1. Th. Gautier, Art dramatique, t. III, p. 47. 2. Th. Gautier, Histoire du Romantisme, p. 59.

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loge comme un nœud de vipères, a été accueillie par de vifs applaudissements et de francs éclats de rire,» à la reprise du 4 décembre 1837 1. L'erreur de Gennaro, croyant que Lucrèce est sa tante, ce mot qui était souligné jadis comme une maladresse de l'auteur, prenait, dans la bouche de Frédérick Lemaître, quelque chose d'effrayant : « Vous rappelez-vous ce rôle de Gennaro dans Lucrèce Borgia, et comme il criait ce mot terrible : « Ah! vous êtes ma tante!

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Le vers qui excitait les scrupules littéraires de Mlle Mars:

Vous êtes mon lion superbe et généreux!

passait pourquoi siffler chez V. Hugo ce qu'on applaub. dissait chez Racine 3?

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Enfin et surtout, on prêtait plus d'attention au fond même du drame, aux doctrines politiques, démocratiques.

Trente ans après ces luttes, jugeant d'un esprit calme la révolution qu'il avait dirigée, V. Hugo écrivait : « 1830 a ouvert un débat, littéraire à la surface, social et humain au fond. Le moment est venu de conclure. Nous concluons à une littérature ayant ce but le - Mean peuple 1.

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Le peuple sentit que ce théâtre était en partie fait

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pour lui: Ruy Blas, presque tombé à la Renaissance, Je l'ai vu se relevait à la Porte-Saint-Martin : « On comprend que la bonne compagnie repoussa avec dégoût cette reine se roulant à terre devant ce cadavre de laquais en livrée, tandis qu'un public en blouses et en casquettes est émerveillé d'entendre un valet régenter, insulter de grands seigneurs, et de le voir devenir l'amant d'une reine effet d'optique! Tout change suivant le point de vue 1. »

C'était donc à la foule, à la jeunesse libérale que s'adressaient les tirades antirovalistes des ces drames, et tandis que Hernani s'écriait :

Crois-tu donc que les rois à moi me sont sacrés?

<«< on rassasiait sa vue du drapeau tricolore qui tombait en faisceaux sur l'ancienne loge royale, maintenant déserte, dépouillée de ses draperies de pourpre et de ses fleurs de lis. Quant au spectacle en lui-même, il fallait qu'il offrit quelque analogie avec les événements arrivés la veille, il fallait qu'il remuât quelques fibres patriotiques, pour empêcher l'impatience et l'ennui2. »

1. T. Sauvage, dans le Moniteur du 30 août 1840. Cf. encore cette ligne : « Là-bas, on sifflait :

Affreuse compagnonne,

Dont le menton fleurit et dont le nez trognonne; »>

sans comprendre l'allusion. Cf. V. Hugo avant 1830, p. 501. 2. Revue Française, t. XVI, p. 251.

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CONCLUSION

Maintenant que ces luttes sont loin de nous, il semble possible d'apprécier la valeur littéraire du drame romantique. C'est ce que nous avons essayé de faire dans le courant de cette étude, tout en établissant entre la tragédie et le drame une comparaison provoquée par les novateurs eux-mêmes.

Nous avons constaté que, pour toutes les questions de 2 forme, le romantisme triomphe : il délivre le théâtre d'entraves subies et non imaginées par les créateurs de la tragédie il rend le vers libre, en supprimant la nécessité de l'hémistiche, et la loi de l'enjambement; il rend l'action libre, en négligeant les unités de temps. et de lieu.

En revanche, le fond même du drame est plus discutable: l'action manque de logique; elle est dirigée, non par la raison du dramaturge, mais par son imagination.

Les caractères sont monotones, dans leur ressemblance avec l'esprit même de l'auteur. La vérité psychologique est sacrifiée aux coups de théâtre, aux mots à effet. Mais les personnages sont moins héros et plus

hommes dans le drame que dans la tragédie. Les douleurs de leur âme retentissent jusque dans leur corps.

Le côté réellement faible du drame est l'histoire : la vérité historique est sacrifiée au roman, à la politique. Le drame n'est pas plus fidèle, au fond, à l'histoire, que ne l'avait été la tragédie; il a même l'air de l'être encore bien moins; car la convention dans les événements et dans les caractères historiques forme un contraste déplaisant avec la vérité des détails matériels. On ne pouvait guère, au xvII° siècle, demander à des Romains en pourpoints et en hauts-de-chausses, coiffés d'une grande perruque, et parlant dans un salon banal, ce que l'on est en droit d'exiger de Romains en laticlaves se promenant dans le Champ-de-Mars. - Mais le romantisme a remplacé ces Grecs et ces Romains qui n’intéressaient plus, par des modernes, par des Français? Alors il a eu tort de ne prendre dans notre histoire nationale les désastres et les hontes. A parti pris égal, nous préférons l'histoire en beau à l'histoire en laid.

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Tous ces défauts, sensibles à la lecture, disparaissent, il est vrai, à la représentation: or, c'est au point de vue de la scène qu'il faut juger une œuvre scénique; elle n'a pas été composée pour qu'on l'étudie dans ses éléments: l'analyse est donc un procédé dangereux; on perd le sens du tout.

Vu dans son ensemble, le drame fait encore bonne figure. Sans doute, un certain nombre de pièces ont disparu du répertoire courant, et la popularité de leurs auteurs ne gagnerait rien à des exhumations trop nombreuses.

D'Alfred de Vigny, on ne connaît plus que Chatter

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