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Écrivant à une époque troublée, pour un public qui prévoyait ou préparait une révolution, les romantiques ne voulurent plus faire de l'art pour l'art 1. Ils ouvrirent le théâtre aux passions politiques, mais ce ne fut pas simplement pour retenir la foule : leur but était plus noble. Ils sentaient que l'artiste n'a pas le droit d'être un rêveur inutile, qu'il a charge d'âmes. « Il a surtout, disait A. de Vigny, besoin d'ordre et de clarté, ayant toujours en vue la voie où il conduit ceux qui croient en lui 2. » Son drame doit instruire : « Il faut qu'il fasse, dans une scène d'histoire, la leçon du passé 3. » Et ce passé doit être « ressuscité au profit du présent ce serait l'histoire que nos pères ont faite, confrontée avec l'histoire que nous faisons ». Ce ne

1. Cf. M. Vacquerie, Profils et Grimaces, p. 244.

2. Théâtre, t. I, p. 7.

3. V. Hugo, Drame, t. II, p. 168.

4. Id., t. III, p. 153.

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sont pas là paroles de poètes, mots en l'air. V. Hugo se rend compte de la gravité de cette tentative : « Il s'interroge avec sévérité et recueillement sur la portée philosophique de son œuvre; car il se sait responsable, et il ne veut pas que cette foule puisse lui demander compte un jour de ce qu'il lui aura enseigné 1. »

Dieu le veut dans les temps contraires,
Chacun travaille, et chacun sert;
Malheur à qui dit à ses frères :
Je retourne dans le désert.
Malheur à qui prend ses sandales,
Quand les haines et les scandales
Tourmentent le peuple agité;
Honte au penseur qui se mutile,
Et s'en va, chanteur inutile,
Par la porte de la cité ".

Vers 1830, les idées du triumvirat romantique étaient celles de la jeunesse libérale. En matière de religion, le scepticisme, affaire de mode, nous l'avons vu, chez Dumas, était plus raisonné chez les deux autres. V. Hugo Ꭹ avait été amené par son éducation : « Son royalisme était le royalisme voltairien de sa mère : le trône sans l'autel 3. »

A. de Vigny constate que la religion est abandonnée, qu'elle ne peut plus fournir de sujets à l'art : « Les chefs des partis catholiques prennent aujourd'hui le catholicisme comme un mot d'ordre et un drapeau; mais quelle foi ont-ils dans ses merveilles, et comment suivent-ils sa loi dans leur vie?» « Les artistes le mettent en lumière comme une précieuse médaille et se plon

1. V. Hugo, Drame, t. III, p. 8.

2. Id., Poésies, t. III, p. 388; cf. Victor Hugo raconté, t. II, p. 410. 3. Victor Hugo raconté, t. I, p. 261.

gent dans ses dogmes comme dans une source épique de poésie; mais combien y en a-t-il qui se mettent à genoux dans l'église qu'ils décorent? » Le poète n'est pas attristé par cette constatation : car il voit apparaître une autre religion : « Ce n'est pas une foi neuve, un culte de nouvelle invention, une pensée confuse; c'est un sentiment né avec nous, indépendant des temps, des lieux, et même des religions: un sentiment fier, inflexible, un instinet d'une incomparable beauté qui n'a trouvé que dans les temps modernes un nom digne de lui... Cette foi qui me semble rester à tous encore, et régner en souveraine dans les armées est celle de l'Honneur 2. »

Ce nouveau culte remplaça si bien l'ancien dans le cœur du chantre d'Eloa, que A. de Vigny finit par écrire :

S'il est vrai qu'au jardin sacré des Écritures,
Le fils de l'homme ait dit ce qu'on voit rapporté,
Muet, aveugle et sourd au cri des créatures,
Si le ciel nous laissa comme un monde avorté,
Le juste opposera le dédain à l'absence,

Et ne répondra plus que par un froid silence,
Au silence éternel de la Divinité 3!

L'indifférence en matière de foi se changea vite chez les romantiques en hostilité contre la religion, et les amena à donner dans leurs drames le mauvais rôle à l'Église. Leur libéralisme en politique devint bientôt de la haine pour la royauté.

1. Servitude et grandeur, p. 361.

2. Id., p. 363, 364.

3. Poésies, p. 285, 286.

Tous trois arrivèrent au théâtre démocratique par des voies différentes.

L'ancien gendarme de la garde commença par attaquer dans le passé les ministres qui perdent la royauté : Richelieu est rendu responsable de quatre-vingt-treize, parce qu'il a préparé une monarchie sans base 1. Louis XIV aura beau être absolu : « Richelieu a rompu le faisceau d'armes qui le soutenait ce faisceau-là c'était la vieille noblesse qu'il a décimée 2. » On sent qu'avant d'être royaliste, A. de Vigny est gentilhomme « J'avais le désir de faire une suite de romans historiques qui seraient comme l'épopée de la noblesse 3. >> Malheureusement pour lui, il se vit obligé d'en écrire l'éloge funèbre. Ce n'était pas en Espagne seulement les rois laissaient sacrifier leur noblesse 5 : « Étant né gentilhomme, j'ai fait l'oraison funèbre de la noblesse, la noblesse écrasée

que

Entre les rois ingrats et les bourgeois jaloux ".

Tout en se préparant à se dévouer pour la royauté, il la jugeait sévèrement : « J'ai préparé mon vieil uniforme. Si le roi appelle tous les officiers, j'irai. Et sa cause est mauvaise, il est en enfance ainsi que toute sa famille; en enfance pour notre temps qu'il ne comprend pas. >> Toute sa sympathie va au peuple : « Depuis ce

1. Cinq-Mars, t. II, p. 43.

2. Id., p. 92.

3. Journal, p. 279.

4. Stello, p. 406, 407.

5. Poésies, p. 161. 6. Journal, p. 314.

matin on se bat. Les ouvriers sont d'une bravoure de Vendéens; les soldats, d'un courage de garde impériale pauvre peuple, grand peuple, tout guerrier 1. »

Il ne garde plus, après cette crise, qu'un penchant à la commisération pour la royauté : « La vue des Bourbons me donne toujours un sentiment mélancolique 2. » Et son amour même pour la noblesse, déjà affaibli par l'éducation paternelle 3, finit par disparaître, absorbé par un sentiment plus noble encore :

Si l'orgueil prend ton cœur, quand le peuple me nomme,
Que de mes livres seuls te vienne ta fierté !
J'ai mis sur le cimier doré du gentilhomme,
Une plume de fer qui n'est pas sans beauté! *

V. Hugo et A. Dumas, qui n'avaient pas les mêmes raisons pour bouder ou aimer la royauté, vinrent à la démocratie par un autre chemin; tous deux fils de généraux, ils furent séduits, comme tant d'autres alors, par la légende qui commençait, et qui devait aboutir au bonapartisme démocratique de Béranger; ils prirent leur part de «< ce qu'il inspirait d'idolâtrie au peuple, qui ne cessa de voir en lui le représentant de l'égalité victorieuse 5 ».

Nous retrouvons longtemps après, en 1851, un souvenir de cet enthousiasme romantique et populaire dans Dumas « Peut-être demandera-t-on pourquoi j'ai mis dans la bouche de Napoléon des pensées de

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5. Béranger, Préface des Chansons nouvelles et dernières.

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