Page images
PDF
EPUB

j'eusse tout épuisé! » A coup sûr il croit à l'enfer : « Je prends tout sur moi, et que Dieu m'en punisse2 » ; il est même sûr de l'existence du diable : « Perdre mon âme pour si peu? Satan en rirait! 3 » La théologie d'Antony n'est pas très claire; du reste, on ne peut guère demander de logique à un pareil exalté. Jamais rôle ne fut plus romantique que le sien. Il reçoit sur sa poitrine des chevaux emportés, déchire l'appareil de sa blessure, enlève, avec effraction, une femme, en insulte une autre, finalement poignarde sa maîtresse. Et quelle langue, quelles figures! l'imagination méridionale de l'auteur de Mireille n'a pu trouver mieux que le mot d'Antony: « Je ne veux pas que tu meures seule... je serais jaloux du tombeau qui te renfermerait »; et, surtout, le triomphe du genre : « Si la voiture m'eût brisé le front (?) contre la muraille, elle eût laissé le corps mutilé à la porte, de peur qu'en entrant chez elle ce cadavre ne la compromit. 5 » En vérité, on ne peut mieux juger Antony que ne le fit Dumas lui-même dixhuit ans plus tard : « Antony, c'est le rêve du fou 6. » Le succès de la pièce fut immense : les acteurs

1. Antony, a. V, sc. III.

2. A. IV, sc. VIII.

4

7

3. A. V, sc. III.

4. A. V, sc. III.

5. A. III, sc. III.

6. Drame, t. XVI, p. 200. Cf. Mémoires, t. VII, p. 177, « la divagation philosophique du caractère d'Antony». Plus tard, A. Dumas, calmé, écrivait : « Je vous ferai un drame simple, intime et passionné, comme Antony et comme Angèle; seulement les passions ne seront plus les mêmes..., parce que l'âge où j'écris est différent, parce que j'ai passé à travers ces passions que j'ai décrites, parce que j'en ai mesuré le vide, parce que j'en ai sondé la folie, parce qu'à cette heure, enfin, je revois la vie de l'autre côté de l'horizon. » Drame, t. XVI, p. 199. 7. Th. Gautier, Histoire du Romantisme, p. 167, 168.

jouaient les deux rôles principaux presque au naturel 1. La jeunesse se partagea en deux camps les uns tenaient pour Dumas, les autres pour V. Hugo: trois mois après parut Marion Delorme.

Dans ce drame, composé avant Antony 2, nous trouvons le modèle des Jeunes-France du dix-neuvième siècle, égaré au début du dix-septième.

Didier porte jusqu'au costume de son caractère : il est tout en noir 3. Dès le commencement, nous sommes prévenus il est funeste et maudit; son souffle est impur; il vit dans la brume et la nuit. Et comme Marion ne comprend guère, il précise et raconte sa vie: enfant trouvé, bien entendu, voyageant avec neuf cents livres de rente, Didier est devenu misanthrope en perdant ses illusions sur l'homme : à quoi est-il bon? tout au plus à débarrasser Marion « de l'homme ou de l'objet qui vous est importun ». Conclusion: il met aux pieds de Marion ses désillusions, son épée, et ses neuf cents livres de rente.

Vous êtes singulier, mais je vous aime ainsi 3,

répond la courtisane qui, malgré sa profonde expérience du cœur humain, n'a jamais encore vu amoureux ainsi fait. De ses études sur l'homme, Didier a gardé un

1. Histoire du Romantisme, p. 169.

2. La lecture de Marion... m'avait donné l'idée première d'Antony. Dès le lendemain de la lecture de Marion Delorme, je m'étais donc mis au travail avec un courage inouï.» Dumas, Mémoires, t. V, p. 287.

3. Drame, t. II, p. 180.

4. T. II, p. 181.

5. T. II, p. 180.

mépris sombre pour la police 1, quelques idées philosophiques dont il endort son auditeur, et un profond dégoût pour les courtisanes, qu'il maudit, poussé par le besoin qu'a le poète de faire humilier Marion par son amant même; être à la fois René et Grandisson, c'est trop. De plus, comme A. Chénier, Didier, sur le point de mourir, se frappe le front en s'écriant:

Pourtant j'étais né bon, l'avenir m'était beau,
J'avais peut-être même une céleste flamme
Un esprit dans le cœur 3.

Ce qui distingue le sombre Didier de ses sombres frères, Hernani, Otbert, Rodolfo, c'est qu'il est un penseur, comme Chatterton.

La désespérance de Chatterton a une cause précise : nous savons pourquoi il se plaint; il personnifie un mal étudié par Mme de Staël, «< la susceptibilité souffrante des hommes de lettres...; la société est rude à beaucoup d'égards pour qui n'y est pas fait dès son enfance, et l'ironie du monde est plus funeste aux gens à talent qu'à tous les autres. » Chatterton remonte ainsi jusqu'à Rousseau.

De plus, il a, pour un héros romantique, une singularité : il a connu son père, et se trouve soutenu dans ses défaillances par le respect de son nom 5.

L'amour enfin le relève un instant 6, et métamor

1. Drame, t. II, p. 252, 255. 2. P. 309, 312 sqq., p. 187. 3. P. 308.

4. De l'Allemagne, p. 266. 5. Chatterton, a. III, sc. 1. 6. A. III, sc. II.

phose presque son caractère 1; et cet amour ne ressemble pas à la passion romantique: Chatterton, exalté pour tout le reste, n'est timide qu'en amour. Mais il est bien 1830, par sa misanthropie, son pessimisme. A. de Vigny disait en 1833 : « Cinq-Mars, Stello, Servitude et

Grandeur militaires sont... les chants d'une sorte de poème épique sur la désillusion. » Chatterton est le dernier livre de cette épopée.

Pendant les répétitions de Chatterton, A. de Vigny écrivait cette réflexion, probablement inspirée par le drame, à coup sûr s'y appliquant fort bien : « L'ennui est la maladie de la vie. Pour la guérir, il suffit de peu de chose aimer, ou vouloir. C'est ce qui manque le plus généralement. Et cependant il suffirait d'aimer quelque chose, n'importe quoi, ou de vouloir avec suite un événement quelconque, pour être en goût de vivre, et s'y maintenir quelques années 3. » Chatterton, relevé un instant par l'amour, retombe vite, la volonté lui manque. A dix-huit ans, il est déjà «< épuisé de veilles et de pensées », et n'a plus que l'apparence de l'énergie 1; il n'a même plus la force de haïr ses ennemis : « On me trahit de tout côté; je le vois, et me laisse tromper par dédain de moi-même, par un ennui de prendre ma défense. J'envie quelques hommes, en voyant le plaisir qu'ils trouvent à triompher de moi par des ruses grossières; je les vois de loin en ourdir les fils, et je ne me baisserais peut-être pas pour en rompre

1. Chatterton, a. III, sc. v et vi.

2. Journal, p. 81. En cherchant bien, on trouve déjà dans Horace (Épitres, 1. II, ép. 1, v. 226) les idées de Chatterton.

3. Journal, p. 113.

4. Théâtre, t. I, p. 20.

un seul, tant je suis devenu indifférent à ma vie 1. » Il se sait en proie à la fatalité : « Je sens autour de moi quelque malheur inévitable. J'y suis tout accoutumé, je n'y résiste plus 2.

>>

De son ancienne bravoure 3 il n'a gardé que le courage de mourir. Chatterton était la dernière incarnation des étranges jeunes gens de l'époque : « Cette exaltation peut sembler bizarre à la génération qui a maintenant l'âge que nous avions alors, écrivait Th. Gautier en 1857, mais elle était sincère, et plusieurs l'ont prouvé, sur qui, depuis longtemps, l'herbe pousse, épaisse et verte. Le parterre devant lequel déclamait Chatterton était plein de pâles adolescents aux longs cheveux 5. »

A. de Vigny a dit un mot qui a été pensé par les deux autres : « On a fait des satires gaies; je veux faire..... au théâtre des satires sombres et mélancoliques... si j'étais peintre, je voudrais être un Raphaël noir, forme angélique, couleur sombre ". » Cette idée avait déjà été exprimée par Goethe, mais sous forme de critique : « C'est une littérature de désespoir 7.

[ocr errors]

II

<< Les pâles adolescents aux longs cheveux » ne remplissent plus le parterre, et, devant un public froid et

1. Chatterton, a. I, sc. v.

2. A. II, sc. I.

3. George, souviens-toi de Primerose Hill. Ah! si tu veux encore jouer du pistolet, comme tu voudras. » A. II, sc. III.

4. Que le quaker définit ainsi : « Il est atteint, etc. », p. 83.

5. Histoire du Romantisme, p. 153.

6. Journal, p. 95, 96.

7. Conversations, t. II, p. 304.

« PreviousContinue »