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mais je ne le fis que pour l'obliger à écrire, à quoi je le conviai, ce que pourtant je n'ai pu encore obtenir de lui jusques à présent de sorte que s'il a lieu de se vanter que je fus lors sans repartie, je puis aussi de mon côté me glorifier que je l'ai réduit à n'oser écrire. Mais, en attendant qu'il s'y soit disposé, je veux vous divertir et moi aussi par la réponse que j'ai à vous faire, arrêtant tantôt votre esprit sur la considération des êtres de ce monde, et tantôt le faisant promener dans un monde tout nouveau.

Premièrement, je remarque que tous les corps de l'univers sont composés d'une même matière, et que cette matière ne consiste qu'en l'étendue, en longueur, largeur et profondeur, qui est telle que chacune de ses parties occupe toujours un espace tellement proportionné à sa grandeur, qu'elle n'en sauroit remplir un plus grand, ni se resserrer dans un moindre, ni souffrir que pendant qu'elle y demeure quelque autre y trouve place.

2. J'ajoute que cette matière peut être divisée en un nombre indéfini de parties, chacune desquelles est capable d'une innombrable variété de figures et de mouvements.

3. Je ne mets aucune différence réelle entre cette matière et ce que les philosophes ont coutume de nommer espace; à cause que je ne con

çois l'un et l'autre que sous la notion d'une chose étendue en longueur, largeur et profondeur. Et quand on y en voudroit établir quelqu'une, elle seroit de nulle importance pour mon dessein, qui est d'expliquer nettement les raisons de tous les effets de la nature; puisque je ne parle jamais de cet espace que comme d'une chose abstraite, que mon esprit considère; et que je suppose cette matière comme un vrai corps parfaitement solide, qui remplit entièrement et également toutes les longueurs, largeurs et profondeurs de ce grand et immense espace que les philosophes appellent imaginaire, et qu'ils nous disent être infini: et de vrai ils doivent bien en être crus, puisque ce sont eux-mêmes qui l'ont fait.

4. Il est aisé de voir que je ne puis admettre de vide, puisque ce vide qu'on me voudroit faire admettre auroit les conditions que je donne à la matière, et partant, selon moi, seroit un vrai corps; et de plus, ayant supposé que la totalité de l'espace est remplie d'un vrai corps, ou d'une matière parfaitement solide, dont les parties ne se peuvent ni étendre ni resserrer, il est impossible que je puisse concevoir aucun vide en la nature.

5. Bien que je suppose que cette matière n'a la forme ni de la terre, ni du feu, ni de l'air, ni d'aucune autre chose plus particulière; non plus que les qualités de chaude, de froide, de sèche,

d'humide, de légère ou de pesante; et que je ne suppose aussi en elle aucun goût, ou odeur, ou son, ou couleur, ou lumière, ou autre chose semblable, dans la nature de laquelle on puisse dire qu'il y ait quelque chose qui ne soit pas évidemment connue de tout le monde, il ne faut pas penser pour cela qu'elle soit cette matière première des philosophes, qu'on a si bien dépouillée de toutes ses formes et qualités, qu'il n'y est rien demeuré de reste qui puisse être clairement entendu: au lieu que la nature que j'attribue à cette matière est si claire, et toutes ses propriétés, à savoir, sa divisibilité, et la grandeur, la figure, la situation et le mouvement de ses parties, si intelligibles, qu'il n'y a rien que le commun même des hommes conçoive plus clairement et plus distinctement.

6. Mais, pour éviter toute dispute avec les philosophes de ce monde, permettez maintenant pour un peu de temps à votre pensée d'en sortir, et de considérer ce qui pourroit arriver dans un autre tout nouveau, si je lui en faisois naître un en sa présence dans les espaces imaginaires, sans y rien supposer de plus que ce que j'ai déjà dit; et vous verrez que, sans y recevoir d'autres lois que les lois ordinaires de la nature, elles seront suffisantes pour faire que, les parties de cette vaste matière, ou si vous voulez de ce chaos, se démêlent d'elles

mêmes, et se disposent en si bon ordre, qu'elles auront la forme d'un monde très parfait, et dans lequel on pourra voir non seulement de la lumière, mais aussi toutes les autres choses tant générales que particulières qui paroissent dans ce vrai monde.

7. Avant que je vous explique ceci plus au long (ce que je pourrai faire quelque jour, puisque vous m'en priez, me contentant aujourd'hui de parler de ce qui peut servir à l'éclaircissement de vos difficultés présentes), arrêtez-vous un peu à considérer ce chaos, et remarquez qu'il ne contient aucune chose qui ne vous soit si parfaitement connue, que vous ne sauriez pas même feindre de l'ignorer. Car pour les qualités que j'y ai mises, si vous y avez pris garde, je les ai seulement supposées telles que vous les pouvez imaginer; et pour la matière dont je l'ai composé, il n'y a rien de plus simple ni de plus facile à connoître dans les créatures inanimées; et son idée, à savoir l'étendue, est tellement comprise dans toutes celles que notre imagination peut former, qu'il faut nécessairement que vous la conceviez, ou que vous n'imaginiez jamais aucune chose.

8. Toutefois, pourceque les philosophes sont si subtils, qu'ils trouvent des difficultés dans les choses qui semblent les plus claires aux autres hommes, et que le souvenir que vous avez de leur matière première (qu'ils confessent eux-mêmes être

assez malaisée à concevoir) vous pourroit divertir de la connoissance de celle dont je parle, il faut que je vous dise en cet endroit que, si je ne me trompe, toute la difficulté qu'ils éprouvent dans la leur ne vient que de ce qu'ils la veulent distinguer de sa propre quantité et de son étendue extérieure. Toutefois je veux bien qu'ils croient avoir raison, car je n'ai pas dessein de m'arrêter à leur contredire; mais ils ne doivent pas aussi trouver étrange si je suppose que la quantité de la matière que j'ai décrite ne diffère non plus de sa substance que le nombre fait des choses nombrées; et si je considère son étendue, ou la propriété qu'elle a d'occuper de l'espace, non point comme un accident, mais comme sa vraie forme et son essence; car ils ne sauroient nier qu'elle ne soit très facile à concevoir en cette sorte. Et mon dessein n'est pas aujourd'hui de vous expliquer comme eux les choses qui sont en effet dans le vrai monde; mais seulement d'en feindre un à plaisir, dans lequel il n'y ait rien que les plus grossiers esprits ne soient capables de concevoir, et qui puisse toutefois être créé tout de même que je l'aurai feint. Si j'y mettois la moindre chose qui fût obscure, il se pourroit faire que parmi cette obscurité il y auroit quelque répugnance cachée, dont je ne me serois pas aperçu, et ainsi que sans y penser je supposerois une chose impossible; au lieu que pou

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