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sions, et ne sont heureuses ou malheureuses que selon que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes; au lieu que les autres ont des raisonnements si forts et si puissants, que bien qu'elles aient aussi des passions, et même souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison demeure néanmoins toujours la maîtresse, et fait que les afflictions même leur servent et contribuent à la parfaite félicité dont elles jouissent dès cette vie. Car d'une part se considérant comme immortelles et capables de recevoir de très grands contentements, puis d'autre part considérant qu'elles sont jointes à des corps mortels et fragiles, qui sont sujets à beaucoup d'infirmités, et qui ne peuvent manquer de périr dans peu d'années, elles font bien tout ce qui est en leur pouvoir pour se rendre la fortune favorable en cette vie, mais néanmoins elles l'estiment si peu au regard de l'éternité, qu'elles n'en considèrent quasi les évènements que comme nous faisons ceux des comédies. Et comme les histoires tristes et lamentables que nous voyons représenter sur un théâtre nous donnent souvent autant de récréation que les gaies, bien qu'elles tirent des larmes de nos yeux: ainsi ces plus grandes âmes dont je parle ont de la satisfaction en ellesmêmes de toutes les choses qui leur arrivent, même des plus fâcheuses et insupportables. Ainsi

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ressentant de la douleur en leurs corps, elles s'exercent à la supporter patiemment, et cette épreuve qu'elles font de leur force leur est agréable; ainsi voyant leurs amis en quelque grande affliction, elles compatissent à leur mal, et font tout leur possible pour les en délivrer, et ne craignent pas même de s'exposer à la mort pour ce sujet, s'il en est besoin : mais cependant le témoignage que leur donne leur conscience, de ce qu'elles s'acquittent en cela de leur devoir et font une action louable et vertueuse, les rend plus heureuses que toute / la tristesse que leur donne la compassion ne les afflige. Et enfin comme les plus grandes prospérités de la fortune ne les enivrent jamais et ne les rendent point plus insolentes, aussi les plus grandes adversités ne les peuvent abattre ni rendre si tristes que le corps auquel elles sont jointes en devienne malade. Je craindrois que ce style ne fût ridicule, si je m'en servois en écrivant à quelque autre; mais pourceque je considère votre altesse comme ayant l'âme, la plus noble et la plus relevée que je connoisse, je crois qu'elle doit aussi être la plus heureuse, et qu'elle le sera véritablement, pourvu qu'il lui plaise jeter les yeux sur ce qui est au-dessous d'elle, et comparer la valeur des biens qu'elle possède, et qui ne lui sauroient jamais être ôtés, avec ceux dont la fortune l'a dépouillée, et les disgrâces dont elle la persécute

en la personne de ses proches ; car alors elle verra le grand sujet qu'elle a d'être contente de ses propres biens. Le zèle extrême que j'ai pour elle est cause que je me suis laissé emporter à ce discours, que je la supplie très humblement d'excuser, comme venant d'une personne qui est, etc.

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Vous avez grande raison de penser que j'ai beaucoup plus de sujet d'admirer qu'une reine perpétuellement agissante dans les affaires se soit souvenue, après plusieurs mois, d'une lettre que j'avois eu l'honneur de lui écrire, et qu'elle ait pris la peine d'y répondre, que non pas qu'elle n'y ait point répondu plus tôt. J'ai été surpris de voir qu'elle écrit si nettement et si facilement en françois; toute notre nation lui en est très obligée, et il me semble que cette princesse est bien plus créée à l'image de

1 « La lettre de la reine de Suède à M. Descartes est perdue; elle étoit du mois de décembre 1648. Voyez la lettre manuscrite de Chanut à Descartes, du 12 de décembre. »

Dieu que le reste des hommes, d'autant qu'elle peut étendre ses soins à plus grand nombre de diverses occupations en même temps: car il n'y a au monde que Dieu seul dont l'esprit ne se lasse point, et qui n'est pas moins exact à savoir le nombre de nos cheveux, et à pourvoir jusques aux plus petits vermisseaux, qu'à mouvoir les cieux et les astres. Mais encore que j'aie reçu comme une faveur nullement méritée la lettre que cette incomparable princesse a daigné m'écrire, et que j'admire qu'elle en ait pris la peine, je n'admire pas en même façon qu'elle veuille prendre celle de lire le livre de mes Principes, à cause que je me persuade qu'il contient plusieurs vérités qu'on trouveroit difficilement ailleurs. On peut dire que ce ne sont que des vérités de peu d'importance, touchant des matières de physique, qui semblent n'avoir rien de commun avec ce que doit savoir une reine: mais d'autant que l'esprit de celle-ci est capable de tout, et que ces vérités de physique font partie des fondements de la plus haute et plus parfaite morale, j'ose espérer qu'elle aura de la satisfaction de les connoître. Je serois ravi d'apprendre qu'elle vous eût choisi avec M. Freinshemius pour la soulager en cette étude; et je vous aurois très grande obligation si vous preniez la peine de m'avertir des lieux où je ne me suis pas assez expliqué. Je serois toujours soigneux de vous répondre dès le jour

même que j'aurois reçu de vos lettres; mais cela ne serviroit que pour ma propre instruction, car il y a si loin d'ici à Stockholm, et les lettres passent par tant de mains avant que d'y arriver, que vous auriez bien plus tôt résolu de vous-même les difficultés que vous rencontreriez, que vous n'en pourriez avoir d'ici la solution. Je remarquerai seulement en cet endroit deux ou trois choses que l'expérience m'a enseignées touchant ce livre. La première est, qu'encore que sa première partie ne soit qu'un abrégé de ce que j'ai écrit en mes Méditations, il n'est pas besoin toutefois pour l'entendre de s'arrêter à lire ces Méditations, à cause que plusieurs les trouvent beaucoup plus difficiles, et j'aurois peur que sa majesté ne s'en ennuyât. La seconde est qu'il n'est pas besoin non plus de s'arrêter à examiner les règles du mouvement, qui sont en l'article 46 de la seconde partie, et aux suivants, à cause qu'elles ne sont pas nécessaires pour l'intelligence du reste. La dernière est qu'il est besoin de se souvenir, en lisant ce livre, que bien que je ne considère rien dans les corps que les grandeurs, les figures et les mouvements de leurs parties, je prétends néanmoins y expliquer la nature de la lumière, de la chaleur, et de toutes les autres qualités sensibles; d'autant que je présuppose que ces qualités sont seulement dans nos sens, ainsi que le chatouillement et la douleur,

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