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seul. Or, ayant connu clairement qu'ils pouvoient venir d'un seul, c'est-à-dire du corporel et du mécanique, j'ai tenu pour démontré que nous ne pouvions prouver en aucune manière qu'il y eût dans les animaux une âme qui pensât. Je ne m'arrête point à ces tours et finesses des chiens et des renards, ni à toutes les choses que les bêtes font, ou par crainte, ou pour attraper à manger, ou enfin pour le plaisir: je m'engage à expliquer tout cela très facilement par la seule conformation des membres des animaux. Cependant, quoique je regarde comme une chose démontrée qu'on ne sauroit prouver qu'il y ait des pensées dans les bêtes, je ne crois pas qu'on puisse démontrer que le contraire ne soit pas, parceque l'esprit humain ne peut pénétrer dans le cœur pour savoir ce qui s'y passe : mais en examinant ce qu'il y a de plus probable là-dessus, je ne vois aucune raison qui prouve que les bêtes pensent, si ce n'est qu'ayant des yeux, des oreilles, une langue, et les autres organes des sens tels que nous, il est vraisemblable qu'elles ont du sentiment comme nous, et que comme la pensée est enfermée dans le sentiment que nous avons, il faut attribuer au leur une pareille pensée. Or, comme cette raison est à la portée de tout le monde, elle a prévenu tous les esprits de l'enfance. Mais il y en a d'autres plus fortes, et en plus grand nombre, pour le sentiment contraire, qui ne se

présentent pas si facilement à l'esprit de tout le monde; comme, par exemple, qu'il est plus probable de faire mouvoir comme des machines les vers de terre, les moucherons, les chenilles, et le reste des animaux, que de leur donner une âme immortelle.

Parcequ'il est certain que dans le corps des animaux, ainsi que dans les nôtres, il y a des os, des nerfs, des muscles, du sang, des esprits animaux, et autres organes disposés de telle sorte qu'ils peuvent produire par eux-mêmes, sans le secours d'aucune pensée, tous les mouvements que nous observons dans les animaux, ce qui paroît dans les mouvements convulsifs, lorsque, malgré l'âme même, la machine du corps se meut souvent avec plus de violence et en plus de différentes manières qu'il n'a coutume de le faire avec le secours de la volonté d'ailleurs, parcequ'il est conforme à la raison que l'art imitant la nature, et les hommes pouvant construire divers automates, où il se trouve du mouvement sans aucune pensée, la nature puisse de son côté produire ces automates, et bien plus excellents, comme les brutes, que ceux qui viennent de main d'homme, surtout ne voyant aucune raison pour laquelle la pensée doive se trouver partout où nous voyons une conformation de membres telle que celle des animaux, et qu'il est plus surprenant qu'il y ait une âme dans chaque

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corps humain, que de n'en point trouver dans les

bêtes.

Mais la principale raison, selon moi, qui peut nous persuader que les bêtes sont privées de raison, est que, bien que parmi celles d'une mêmẻ espèce les unes soient plus parfaites que les autres, comme dans les hommes, ce qui se remarque particulièrement dans les chevaux et dans les chiens, dont les uns ont plus de disposition que les autres à retenir ce qu'on leur apprend, et bien qu'elles nous fassent toutes connoître clairement leurs mouvements naturels de colère, de crainte, de faim, et d'autres semblables, ou par la voix, ou par d'autres mouvements du corps, on n'a point cependant encore observé qu'aucun animal fût parvenu à ce degré de perfection d'user d'un véritable langage, c'est-à-dire qui nous marquât par la voix, ou par d'autres signes, quelque chose qui pût se rapporter plutôt à la seule pensée qu'à un mouvement naturel; car la parole est l'unique signe et la seule marque assurée de la pensée cachée et renfermée dans le corps; or tous les hommes les plus stupides et les plus insensés, ceux mêmes qui sont privés des organes de la langue et de la parole, se servent de signes, au lieu que les bêtes ne font rien de semblable, ce que l'on peut prendre pour la véritable différence entre l'homme et la bête.

Je passe, pour abréger, les autres raisons qui ôtent

la pensée aux bêtes. Il faut pourtant remarquer que je parle de la pensée, non de la vie, ou du sentiment; car je n'ôte la vie à aucun animal, ne la faisant consister que dans la seule chaleur du coeur. Je ne leur refuse pas même le sentiment autant qu'il dépend des organes du corps. Ainsi mon opinion n'est pas si cruelle aux animaux qu'elle est favorable aux hommes, je dis à ceux qui ne sont point attachés aux rêveries de Pythagore, puisqu'elle les garantit du soupçon même de crime quand ils mangent ou tuent les animaux.

Je me suis peut-être plus étendu qu'il ne falloit, et que la vivacité de mon esprit ne le demandoit; mais j'ai voulu vous montrer par là que, de toutes les objections qu'on m'a faites jusques ici, il n'y en a aucunes qui m'aient été aussi agréables que les vôtres, et que vos manières honnêtes et votre candeur vous ont entièrement gagné celui qui a un attachement inviolable pour tous les amateurs de la véritable philosophie. Je suis, etc.

A Egmont, près d'Amart, le 5 février 1649.

RÉPLIQUE DE M. MORUS

A M. DESCARTES.

(Lettre 68 du tome I. Version.)

MONSIEUR,

Je ne diminue rien dans mon esprit de la haute idée que je me suis formée de votre mérite; et mon jugement est si constant là-dessus, que je penserai toujours ce que je vous en ai écrit dans ma précédente ce qui augmente même beaucoup l'estime que j'ai conçue de vous, ce sont ces manières honnêtes et cette bonté qui se réunissent si heureusement à une grandeur étonnante de génie et à une divine pénétration d'esprit. Comme je n'en ai jamais douté auparavant, j'en ai aujourd'hui une preuve convaincante dans vos savantes lettres. Au reste, afin que vous n'ayez pas lieu de vous repentir d'une faveur si considérable, et que vous ne la regardiez pas comme placée sur la téte d'un esclave, et de peur que le zèle et l'amour que j'ai pour vous ne deviennent une chose vile, comme provenant d'un esprit bas et rampant, je vais vons dire, avec toute la confiance qui convient à un

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