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au principe que j'ai établi, que toutes les qualités sensibles du corps consistent dans le seul mouvement, ou le seul repos de ces petites parties; ainsi, pour tomber dans l'erreur dont vous parlez, j'aurois dû soutenir que le corps peut exister sans que ses petites parties se meuvent ou soient en repos: c'est ce qui ne m'est jamais venu dans l'esprit; donc on ne définit pas bien le corps une substance sensible.

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Voyons présentement si on ne pourroit pas mieux le définir une substance impénétrable ou tactile dans le sens que vous l'expliquez. Mais encore un coup, ce pouvoir d'être touché, ou cette impénétrabilité dans le corps, est seulement comme la faculté de rire dans l'homme, le proprium quarto modo des règles communes de la logique : mais ce n'est pas sa différence véritable et essentielle, qui, selon moi, consiste dans l'étendue; et par conséquent comme on ne définit point l'homme un animal risible, mais raisonnable, on ne doit pas aussi définir le corps par son impénétrabilité, mais par l'étendue, d'autant plus que la faculté de toucher et l'impénétrabilité ont relation à des parties, et présupposent dans notre esprit l'idée d'un corps divisé ou terminé, au lieu que nous pouvons fort bien concevoir un corps continu d'une grandeur indéterminée ou indéfinie, dans lequel on ne considère que l'étendue. Mais Dieu, dites-vous, un

ange, et tout ce qui subsiste par soi-même est étendu, ainsi votre définition est plus étendue que le défini. Je n'ai pas coutume de disputer sur les mots; c'est pourquoi si l'on veut que Dieu soit en un sens étendu, parcequ'il est partout, je le veux bien: mais je nie qu'en Dieu, dans les anges, dans notre âme, enfin en toute autre substance qui n'est pas corps, il y ait une vraie étendue, et telle que tout le monde la conçoit; car par un être étendu on entend communément quelque chose qui tombe sous l'imagination; que ce soit un être de raison ou un être réel, cela n'importe. Dans cet être on peut distinguer par l'imagination plusieurs parties d'une grandeur déterminée et figurée, dont l'une n'est point l'autre; en sorte que l'imagination peut en transférer l'une en la place de l'autre, sans qu'on en puisse pourtant imaginer deux à la fois dans le même lieu. On n'en sauroit dire autant de Dieu ni de notre âme, car ni l'un ni l'autre n'est du ressort de l'imagination, mais simplement de l'intellection, et on ne sauroit les séparer par parties, surtout en parties qui aient des grandeurs et des figures déterminées. Enfin nous comprenons aisément que l'âme, Dieu, et plusieurs anges ensemble, peuvent être en même temps dans le même lieu; d'où l'on conclut visiblement que nulles substances incorporelles ne sauroient être proprement étendues, et qu'on ne peut les concevoir que comme

une certaine vertu ou force, qui, bien qu'appliquée à des choses étendues, ne sont pas pour cela étendues, comme le feu est dans le fer rouge, sans qu'on puisse dire pour cela que le feu est fer. Si quelques uns confondent l'idée de la substance avec la chose étendue, cela vient du préjugé où ils sont que tout ce qui existe ou est intelligible, est en même temps imaginable. En effet, rien ne tombe sous l'imagination qui ne soit en quelque manière étendu; et comme on peut dire que la santé ne convient qu'à l'homme seul, quoiqu'on puisse dire par analogie que la médecine, l'air tempéré, et plusieurs autres choses sont saines; ainsi, je dis qu'il n'y a d'étendue que dans les choses qui tombent sous l'imagination, comme ayant des parties distinctes les unes des autres, et qui sont d'une grandeur et d'une figure déterminées, quoiqu'on nomme aussi d'autres choses étendues, mais seulement par analogie.

A l'égard de votre seconde difficulté, si nous examinons ce que c'est que cet être étendu que j'ai écrit, nous trouverons que ce n'est autre chose que l'espace que le vulgaire croit être quelquefois plein, quelquefois vide, quelquefois réel, d'autres fois imaginaire; car dans un espace, quelque vide qu'on se l'imagine, on se figure aisément différentes parties de grandeur et de figure déterminées, et on les peut transférer par un effet de la même

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imagination les unes dans le lieu des autres, mais on n'en sauroit concevoir en aucune manière deux se pénétrer mutuellement ensemble dans le même lieu, parcequ'il répugne au bon sens que cela arrive, et qu'aucune partie de l'espace ne soit ôtée. Or, comme je faisois attention que des propriétés si réelles ne pouvoient se trouver que dans un corps réel, j'ai osé assurer qu'il n'y avoit aucun espace absolument vide, et que tout être étendu étoit véritablement corps; en quoi je n'ai pas fait difficulté d'être d'un sentiment contraire à celui de ces grands hommes dont vous parlez: je veux dire Épicure, Démocrite et Lucrèce; car j'ai vu que, bien loin de s'attacher à une raison solide, ils se sont laissés entraîner aux préjugés communs de l'enfance; car bien que nos sens ne nous représentent pas toujours les corps qui sont hors de nous tels qu'ils sont absolument selon le rapport qu'ils ont avec nous, et qu'ils peuvent nous être utiles ou nuisibles (comme j'ai dit dans l'art. 3 de la seconde partie, pag. 67), nous avons cependant porté ce jugement dans notre enfance, qu'il n'y a dans le monde que ce que les sens nous représentent; qu'ainsi il n'y avoit point de corps qui ne fût sensible, et que tout lieu où nous ne sentons rien étoit vide. Puisque Épicure, Démocrite et Lucrèce ont donné dans ce préjugé comme les autres, je ne dois rien à leur autorité.

Mais je suis surpris qu'avec toute votre pénétration, et voyant d'ailleurs que vous ne sauriez nier que tout espace ne soit rempli de quelque substance, puisqu'il a réellement toutes les propriétés de l'étendue vous aimiez mieux dire que l'étendue divine remplit l'espace où il n'y a nul corps, que d'avouer qu'il ne peut y avoir absolument d'espace sans corps; car, comme j'ai dit ci-dessus, cette prétendue extension de Dieu ne sauroit être en aucune manière le sujet des propriétés véritables que nous apercevons distinctement en tout espace; car enfin Dieu ne peut tomber sous l'imagination, on ne peut distinguer en lui des parties qui soient figurées et qu'on puisse mesurer. Vous n'avez point de peine dites-vous, à croire qu'il n'y a pas naturellement de vide; mais vous voudriez sauver la puissance divine, qui en ôtant tout ce qui est dans un vase, peut, selon vous, empêcher que ses côtés ne se réunissent.

Je sais que mon intelligence est finie,et que le pouvoir de Dieu est infini, ainsi je n'y prétends pas mettre de bornes; mais je me contente d'examiner ce que je puis concevoir ou non, et je me garde bien de porter aucun jugement contraire à ma perception; c'est pourquoi j'assure hardiment que Dieu peut faire tout ce que je conçois possible, sans avoir la témérité de dire qu'il ne peut

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