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cupée des imaginations qu'elle en reçoit, qu'elle ne peut porter ailleurs sa pensée, ni penser à autre chose qu'à cela. Je voudrois que vous prissiez la peine d'expliquer plus clairement (si cela ne vous incommode point) quelle est cette conjecture, et, si elle est vraie, comment elle peut s'appliquer aux enfants et aux léthargiques.

2. Toutefois, encore qu'il n'y ait aucunes conceptions pures dans un enfant, mais seulement des sensations confuses, pourquoi donc ne peut-il s'en ressouvenir, puisque vous demeurez d'accord aujourd'hui qu'il en demeure des impressions dans le cerveau (ce que néanmoins vous sembliez avoir nié en votre Métaphysique, page 549)? C'est, ditesvous, parceque le ressouvenir dépend de quelque réflexion de l'entendement ou de la mémoire intellectuelle, dont on n'a aucun usage quand on est au ventre de sa mère; mais pour ce qui est de la réflexion, il semble que l'entendement, ou la mémoire intellectuelle, de sa nature, soit réflexive. Il reste donc à expliquer quelle est cette réflexion en laquelle vous dites que consiste la mémoire intellectuelle, et comment ou en quoi elle diffère de la simple réflexion qui est naturelle à toute sorte de pensée, et d'où vient qu'on n'en peut avoir ausun usage quand on est au ventre de sa mère.

3. J'approuve fort ce que vous dites, que l'esprit pense toujours; et par là le doute que je vous

avois proposé touchant la durée de l'esprit est tout-à-fait ôté. Il me reste néanmoins encore quelque difficulté touchant cela.

1. Comment se peut-il faire que la pensée constitue l'essence de l'esprit, puisque l'esprit est une substance, et que la pensée semble n'en être qu'un mode? 2. Puisque nos pensées sont souventes fois différentes les unes des autres, il sembleroit que l'essence de notre esprit dût aussi souventes fois être différente. 3. Puisqu'on ne sauroit nier que je ne sois moi-même l'auteur de la pensée que j'ai maintenant, s'il est vrai que l'essence de l'esprit consiste dans la pensée, il semble que je puisse en quelque façon être considéré comme l'auteur de son essence, et partant que je puisse aussi me conserver moi-même. Je vois bien néanmoins ce que l'on peut ici répondre; c'est à savoir que Dieu est cause que nous pensons, mais que nous-mêmes, aidés par le concours de Dieu, sommes cause de ce que nous avons telles ou telles pensées. Mais il est très difficile de comprendre comment la pensée en général peut être séparée de telle et de telle pensée en particulier, si ce n'est que cette abstraction se fasse par le moyen de l'entendement. C'est pourquoi si l'esprit est lui-même la cause de ce qu'il a telles ou telles pensées, il semble aussi pouvoir lui-même être la cause de ce qu'il pense simplement, et par conséquent de ce qu'il est. De

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plus, une chose singulière et dont l'essence est déterminée, doit être singulière et déterminée; et partant, si l'essence de l'esprit étoit la pensée, ce ne pourroit être la pensée en général, mais bien telle ou telle pensée en particulier, qui devroit constituer son essence, ce qui toutefois ne se peut dire. Et il n'en est pas de même du corps; car encore que le corps semble prendre une grande variété d'extensions, toutefois il retient toujours sa même quantité; et toute la variété qui lui arrive consiste en cela seul, que s'il perd quelque chose de sa longueur, il augmente en largeur ou en profondeur: si ce n'est peut-être qu'on veuille dire que la pensée de notre esprit est toujours la même, qui regarde tantôt un objet tantôt un autre, ce que je doute fort pouvoir être dit avec vérité.

4. Puisque la pensée est telle de sa nature, que nous en avons toujours connoissance, si nous pensons toujours, nous devons toujours avoir connoissance de nos pensées; ce qui semble contraire à l'expérience, comme nous l'expérimentons tous les jours dans le sommeil. Or de là naît une autre difficulté que j'avois dessein, il y a longtemps, de vous proposer, mais elle ne me vint pas en l'esprit lorsque je vous écrivis la première fois. Vous dites que notre esprit a la force de conduire les esprits animaux dans les nerfs, et par ce moyen

de mouvoir les membres; et ailleurs vous dites qu'il n'y a rien en notre esprit dont nous n'ayons une connoissance, ou actuelle, ou en puissance, c'est-à-dire que nous ne connoissions actuellement ou que nous ne puissions actuellement connoître. Or est-il néanmoins que l'esprit humain semble n'avoir pas connoissance de cette vertu qui conduit les esprits animaux dans les nerfs, puisqu'il y en a même plusieurs qui ignorent s'ils ont des nerfs, si ce n'est peut-être de nom, et beaucoup plus s'ils ont des esprits animaux, et quels ils sont. En un mot, autant que j'ai pu conjecturer de vos Principes, cela seul se fait par notre esprit, lequel de sa nature est une chose qui pense, qui se fait par nous lorsque nous y pensons, et que nous nous en apercevons; mais de quelque façon que les esprits animaux soient conduits dans les nerfs, cela se fait sans que nous y pensions, et que nous nous en apercevions; et partant, cela se fait en nous sans que notre esprit y contribue : à quoi l'on peut encore ajouter qu'il est très difficile de comprendre comment une chose incorporelle en peut faire mouvoir une corporelle.

Pour ce qui est de la durée, j'ai vu le lieu que vous m'aviez marqué, et il m'a grandement plu, quoique je ne comprenne pas bien encore ce que, dans la durée successive d'une chose qui ne se meut point, il faut prendre pour le devant et pour

l'après, qui sont des différences qui se doivent rencontrer dans toute succession.

Pour ce qui est du vide, j'avoue que je ne puis encore m'accoutumer à penser qu'il y a une telle connexion entre les choses corporelles, que Dieu n'ait pu créer un monde, s'il ne le créoit infini, et qu'il ne puisse encore maintenant anéantir aucun corps, que par cela même il ne soit obligé d'en créer un autre de pareille grandeur; ou même que sans aucune nouvelle création il ne s'ensuive que l'espace que ce corps anéanti occupoit est véritablement et réellement un corps.

Vous m'obligerez beaucoup de me communiquer quelque chose touchant la façon dont Jésus-Christ est en l'Eucharistie. Adieu.

RÉPONSE DE M. DESCARTES.

(Lettre 6 du tome II. Version.)

Ayant reçu ces jours passés des objections comme de la part d'une personne qui demeuroit en cette ville, j'y ai répondu fort brièvement, pourceque je croyois que si j'oubliois quelque chose, l'entretien le pourroit facilement réparer ; mais aujourd'hui que je sais qu'il est absent, puisqu'il prend la peine de me récrire, je ne serai pas

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