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A MONSIEUR ***

(Lettre 124 du tome III.)

MONSIEUR,

Encore que j'aie un extrême ressentiment des bienfaits que j'ai reçus de votre faveur, tant lorsque j'étois à Paris que depuis encore, ainsi que j'ai su de M. de Martigny, qui m'a mandé que sans vous il n'eût pu rien faire en l'expédition du brevet de pension qu'il m'a envoyé, je ne vous en ferai pas néanmoins ici de grands remerciements; il n'appartient qu'à ceux qui ont envie d'être ingrats de se servir de cette monnoie, afin de payer avec des paroles les véritables bienfaits qu'ils ont reçus. Mais je vous supplie très humblement de trouver bon que je vous dise que je ne puis douter que vous n'ayez dorénavant beaucoup de bonne volonté pour moi, non point pour aucun mérite que je

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« Cette lettre n'est pas datée, mais comme, dans la 25 lettre manuscrite de M. Descartes à Picot, du 4 avril 1648, îl dit qu'il se dispose à partir de Hollande dans trois semaines, ce ne pouvoit être que le brevet de pension qu'il avoit reçu de Paris qui en fût cause; ainsi il l'avoit reçu : il n'y a pas d'apparence qu'il fut long-temps à remercier cet ami. Ainsi je juge que cette lettre a été écrite le 1 er avril 1648. »

prétende avoir, mais pourceque vous m'avez déjà fait plus de bien que la plupart de tous les parents ou amis que j'aie jamais eus, en sorte que vous pouvez à bon droit me considérer comme l'une de vos créatures; et en examinant toutes les causes de l'amitié, je n'en trouve point d'autre qui soit si puissante ni si pressante que celle-là. Ce que je prends la liberté d'écrire, afin que, lorsque vous saurez que je fais cette réflexion, vous ne puissiez aussi douter que je n'aie un zèle très particulier pour votre service. A quoi j'ajouterai seulement encore un mot, qui est que la philosophie que je cultive n'est pas si barbare ni si farouche qu'elle rejette l'usage des passions; au contraire, c'est en lui seul que je mets toute la douceur et la félicité de cette vie; et bien qu'il y ait plusieurs de ces passions dont les excès soient vicieux, il y en a toutefois quelques autres que j'estime d'autant meilleures qu'elles sont plus excessives; et je mets la reconnoissance entre celles-ci, aussi bien qu'entre les vertus; c'est pourquoi je ne croirois pas pouvoir être ni vertueux ni heureux, si je n'avois un désir très passionné de vous témoigner par effet dans toutes les occasions que je n'en manque point. Et puisque vous ne m'en offrez point présentement d'autre que celle de satisfaire à vos deux demandes, je ferai mon possible pour m'en bien acquitter, quoique l'une de vos questions soit

d'une matière qui est fort éloignée de mes spéculations ordinaires.

Premièrement donc je vous dirai que je tiens qu'il y a une certaine quantité de mouvement dans toute la matière créée qui n'augmente ni ne diminue jamais; et ainsi que, lorsqu'un corps en fait mouvoir un autre, il perd autant de mouvement qu'il lui en donne; comme lorsqu'une pierre tombe de haut contre terre, si elle ne retourne point et qu'elle s'arrête, je conçois que cela vient de ce qu'elle ébranle cette terre, et ainsi lui transfère son mouvement; mais si ce qu'elle meut de terre contient mille fois plus de matière qu'elle, en lui transférant son mouvement elle ne lui donne que la millième partie de sa vitesse. Èt pourceque si deux corps inégaux reçoivent autant de mouvement l'un que l'autre, cette pareille quantité de mouvement ne donne pas tant de vitesse au plus grand qu'au plus petit, on peut dire en ce sens que plus un corps contient de matière plus il a d'inertie naturelle ; à quoi l'on peut ajouter qu'un corps qui est grand peut mieux transférer son mouvement aux autres corps qu'un petit, et qu'il peut moins être mû par eux; de façon qu'il n'y a qu'une sorte d'inertie qui dépend de la quantité de la matière, et une autre qui dépend de l'étendue de ses superficies.

Pour votre autre question, vous avez, ce me

semble, fort bien répondu vous-même sur la qualité de la connoissance de Dieu en la béatitude, la distinguant de celle que nous en avons maintenant, en ce qu'elle sera intuitive; et si ce terme ne vous satisfait pas, et que vous croyiez que cette connoissance de Dieu intuitive soit pareille, ou seulement différente de la nôtre, dans le plus et le moins des choses connues, et non en la façon de connoître, c'est en cela qu'à mon avis vous vous détournez du droit chemin. La connoissance intuitive est une illustration de l'esprit par laquelle il voit en la lumière de Dieu les choses qu'il lui plaît lui découvrir par une impression directe de la clarté divine sur notre entendement, qui en cela n'est point considéré comme agent, mais seulement comme recevant les rayons de la divinité. Or, toutes les connoissances que nous pouvons avoir de Dieu sans miracle en cette vie descendent du raisonnement et du progrès de notre discours, qui les déduit des principes de la foi, qui est obscure; ou viennent des idées et des notions naturelles qui sont en nous, qui, pour claires qu'elles soient, ne sont que grossières et confuses sur un si haut sujet : de sorte que ce que nous avons ou acquérons de connoissance par le chemin que tient notre raison, a premièrement les ténèbres des principes dont il est tiré, et de plus l'incertitude que nous éprouvons en tous nos rai

sonnements.

Comparez maintenant ces deux connoissances, et voyez s'il y a quelque chose de pareil en cette perception trouble et douteuse, qui nous coûte beaucoup de travail, et dont encore ne jouissonsnous que par moments, après que nous l'avons acquise à une lumière pure, constante, claire, certaine, sans peine et toujours présente.

Or que notre esprit, lorsqu'il sera détaché du corps ou que ce corps glorifié ne lui fera plus d'empêchement, ne puisse recevoir de telles illustrations et connoissances directes, en pouvez-vous douter, puisque dans ce corps même les sens lui en donnent des choses corporelles et sensibles, et que notre âme en a déjà quelques unes de la bénéficence de son Créateur, sans lesquelles il ne seroit pas capable de raisonner? J'avoue qu'elles sont un peu obscurcies par le mélange du corps ; mais encore nous donnent-elles une connoissance première, gratuite, certaine, et que nous recevons de l'esprit avec plus de confiance que nous n'en donnons au rapport de nos yeux. Ne m'avouerez-vous pas que vous êtes moins assuré de la présence des objets que vous voyez, que de la vérité de cette proposition, Je pense donc, je suis? Or cette connoissance n'est point un ouvrage de votre raisonnement, ni une instruction que vos maîtres vous aient donnée ; votre esprit la voit, la sent et la manie; et quoique votre imagination, qui se mêle importunément

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