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EUPHORBE

Contre un si noir dessein tout devient légitime:
On n'est point criminel quand on punit un crime.

MAXIME

Un crime par qui Rome obtient sa liberté!

EUPHORBE

Craignez tout d'un esprit si plein de lâcheté.
L'intérêt du pays n'est point ce qui l'engage;
Le sien, et non la gloire, anime son courage.
Il aimerait César, s'il n'était amoureux,
Et n'est enfin qu'ingrat, et non pas généreux.
Pensez-vous avoir lu jusqu'au fond de son âme?
Sous la cause publique il vous cachait sa flamme,
Et peut cacher encor sous cette passion
Les détestables feux de son ambition.
Peut-être qu'il prétend, après la mort d'Octave,
Au lieu d'affranchir Rome, en faire son esclave,
Qu'il vous compte déjà pour un de ses sujets,
Ou que sur votre perte il fonde ses projets.

MAXIME

Mais comment l'accuser sans nommer tout le reste?

A tous nos conjurés l'avis serait funeste,

Et par là nous verrions indignement trahis

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Ceux qu'engage avec nous le seul bien du pays. · 760
D'un si lâche dessein mon âme est incapable:

Il perd trop d'innocents pour punir un coupable.
J'ose tout contre lui, mais je crains tout pour eux.

EUPHORBE

Auguste s'est lassé d'être si rigoureux;
En ces occasions, ennuyé de supplices,

Ayant puni les chefs, il pardonne aux complices.
Si toutefois pour eux vous craignez son courroux,
Quand vous lui parlerez, parlez au nom de tous.

MAXIME

Nous disputons en vain, et ce n'est que folie
De vouloir par sa perte acquérir Émilie:

Ce n'est pas le moyen de plaire à ses beaux yeux
Que de priver du jour ce qu'elle aime le mieux.
Pour moi j'estime peu qu'Auguste me la donne:
Je veux gagner son cœur plutôt que sa personne,
Et ne fais point d'état de sa possession,
Si je n'ai point de part à son affection.
Puis-je la mériter par une triple offense?
Je trahis son amant, je détruis sa vengeance,
Je conserve le sang qu'elle veut voir périr;
Et j'aurais quelque espoir qu'elle me pût chérir?

EUPHORBE

C'est ce qu'à dire vrai je vois fort difficile.
L'artifice pourtant vous y peut être utile;
Il en faut trouver un qui la puisse abuser,
Et du reste le temps en pourra disposer.

MAXIME

Mais si pour s'excuser il nomme sa complice,
S'il arrive qu'Auguste avec lui la punisse,

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Puis-je lui demander, pour prix de mon rapport,

Celle qui nous oblige à conspirer sa mort?

EUPHORBE

Vous pourriez m'opposer tant et de tels obstacles
Que pour les surmonter il faudrait des miracles;
J'espère, toutefois, qu'à force d'y rêver...

MAXIME

Éloigne-toi; dans peu j'irai te retrouver:
Cinna vient, et je veux en tirer quelque chose,
Pour mieux résoudre après ce que je me propose.

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MAXIME

Ce n'est pas sans sujet.

Puis-je d'un tel chagrin savoir quel est l'objet ?

CINNA

Émilie et César, l'un et l'autre me gêne:

L'un me semble trop bon, l'autre trop inhumaine.
Plût aux Dieux que César employât mieux ses soins,
Et s'en fît plus aimer, ou m'aimât un peu moins; 800
Que sa bonté touchât la beauté qui me charme,

Et la pût adoucir comme elle me désarme!

Je sens au fond du cœur mille remords cuisants,
Qui rendent à mes yeux tous ses bienfaits présents;

Cette faveur si pleine, et si mal reconnue,
Par un mortel reproche à tous moments me tue.
Il me semble surtout incessamment le voir
Déposer en nos mains son absolu pouvoir,
Écouter nos avis, m'applaudir, et me dire:
<«< Cinna, par vos conseils je retiendrai l'empire;
Mais je le retiendrai pour vous en faire part.»
Et je puis dans son sein enfoncer un poignard!
Ah! plutôt... Mais, hélas! j'idolâtre Émilie ;
Un serment exécrable à sa haine me lie;
L'horreur qu'elle a de lui me le rend odieux :
Des deux côtés j'offense et ma gloire et les Dieux;
Je deviens sacrilège, ou je suis parricide,

Et vers l'un ou vers l'autre il faut être perfide.

MAXIME

Vous n'aviez point tantôt ces agitations;
Vous paraissiez plus ferme en vos intentions;
Vous ne sentiez au cœur ni remords ni reproche.

CINNA

On ne les sent aussi que quand le coup approche,
Et l'on ne reconnaît de semblables forfaits
Que quand la main s'apprête à venir aux effets.
L'âme, de son dessein jusque-là possédée,
S'attache aveuglément à sa première idée;
Mais alors quel esprit n'en devient point troublé?
Ou plutôt quel esprit n'en est point accablé ?
Je crois que Brute même, à tel point qu'on le prise,
Voulut plus d'une fois rompre son entreprise,
Qu'avant que de frapper elle lui fit sentir
Plus d'un remords en l'âme, et plus d'un repentir."

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MAXIME

Il eut trop de vertu pour tant d'inquiétude;
Il ne soupçonna point sa main d'ingratitude,
Et fut contre un tyran d'autant plus animé
Qu'il en reçut de biens et qu'il s'en vit aimé.
Comme vous l'imitez, faites la même chose,
Et formez vos remords d'une plus juste cause,
De vos lâches conseils, qui seuls ont arrêté
Le bonheur renaissant de notre liberté.
C'est vous seul aujourd'hui qui nous l'avez ôtée;
De la main de César Brute l'eût acceptée,
Et n'eût jamais souffert qu'un intérêt léger
De vengeance ou d'amour l'eût remise en danger.
N'écoutez plus la voix d'un tyran qui vous aime,
Et vous veut faire part de son pouvoir suprême;
Mais entendez crier Rome à votre côté:

<< Rends-moi, rends-moi, Cinna, ce que tu m'as ôté;
Et si tu m'as tantôt préféré ta maîtresse,
Ne me préfère pas le tyran qui m'oppresse.»>

CINNA

Ami, n'accable plus un esprit malheureux

Qui ne forme qu'en lâche un dessein généreux.
Envers nos citoyens je sais quelle est ma faute,
Et leur rendrai bientôt tout ce que je leur ôte;
Mais pardonne aux abois d'une vieille amitié,
Qui ne peut expirer sans me faire pitié,
Et laisse-moi, de grâce, attendant Émilie,
Donner un libre cours à ma mélancolie.

Mon chagrin t'importune, et le trouble où je suis
Veut de la solitude à calmer tant d'ennuis.

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