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La vertu nous y jette, et la gloire le suit.

Quoi qu'il en soit, qu'Auguste ou que Cinna périsse,
Aux mânes paternels je dois ce sacrifice;
Cinna me l'a promis en recevant ma foi,
Et ce coup seul aussi le rend digne de moi.

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Il est tard, après tout, de m'en vouloir dédire.
Aujourd'hui l'on s'assemble, aujourd'hui l'on conspire;
L'heure, le lieu, le bras se choisit aujourd'hui ;
Et c'est à faire enfin à mourir après lui.

SCÈNE III

CINNA, ÉMILIE, FULVIE

ÉMILIE

Mais le voici qui vient. Cinna, votre assemblée
Par l'effroi du péril n'est-elle point troublée ?
Et reconnaissez-vous au front de vos amis
Qu'ils soient prêts à tenir ce qu'ils vous ont promis?

CINNA

Jamais contre un tyran entreprise conçue

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Ne permit d'espérer une si belle issue;
Jamais de telle ardeur on n'en jura la mort,
Et jamais conjurés ne furent mieux d'accord;
Tous s'y montrent portés avec tant d'allégresse,
Qu'ils semblent, comme moi, servir une maîtresse; 150
Et tous font éclater un si puissant courroux,
Qu'ils semblent tous venger un père, comme vous.

ÉMILIE

Je l'avais bien prévu, que pour un tel ouvrage

Cinna saurait choisir des hommes de courage,
Et ne remettrait pas en de mauvaises mains
L'intérêt d'Émilie et celui des Romains.

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CINNA

Plût aux dieux que vous-même eussiez vu de quel zèle Cette troupe entreprend une action si belle!

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Au seul nom de César, d'Auguste, et d'empereur,
Vous eussiez vu leurs yeux s'enflammer de fureur, 160
Et dans un même instant, par un effet contraire,
Leur front pâlir d'horreur et rougir de colère.
<«< Amis, leur ai-je dit, voici le jour heureux
Qui doit conclure enfin nos desseins généreux :
Le ciel entre nos mains a mis le sort de Rome,
Et son salut dépend de la perte d'un homme,
Si l'on doit le nom d'homme à qui n'a rien d'humain,
A ce tigre altéré de tout le sang romain.
Combien pour le répandre a-t-il formé de brigues!
Combien de fois changé de partis et de ligues,
Tantôt ami d'Antoine, et tantôt ennemi,
Et jamais insolent ni cruel à demi!»

Là, par un long récit de toutes les misères
Que durant notre enfance ont enduré nos pères,
Renouvelant leur haine avec leur souvenir,

Je redouble en leurs cœurs l'ardeur de le punir.
Je leur fais des tableaux de ces tristes batailles
Où Rome par ses mains déchirait ses entrailles,
Où l'aigle abattait l'aigle, et de chaque côté,
Nos légions s'armaient contre leur liberté;
Où les meilleurs soldats et les chefs les plus braves
Mettaient toute leur gloire à devenir esclaves;
Où, pour mieux assurer la honte de leurs fers,

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Tous voulaient à leur chaîne attacher l'univers;
Et l'exécrable honneur de lui donner un maître
Faisant aimer à tous l'infâme nom de traître,
Romains contre Romains, parents contre parents,
Combattaient seulement pour le choix des tyrans.
J'ajoute à ces tableaux la peinture effroyable
De leur concorde impie, affreuse, inexorable;
Funeste aux gens de bien, aux riches, au sénat,
Et pour tout dire enfin, de leur triumvirat;
Mais je ne trouve point de couleurs assez noires
Pour en représenter les tragiques histoires.
Je les peins dans le meurtre à l'envi triomphants,
Rome entière noyée au sang de ses enfants:
Les uns assassinés dans les places publiques,
Les autres dans le sein de leurs dieux domestiques;
Le méchant par le prix au crime encouragé ;
Le mari par sa femme en son lit égorgé;
Le fils tout dégouttant du meurtre de son père,
Et sa tête à la main demandant son salaire,
Sans pouvoir exprimer par tant d'horribles traits
Qu'un crayon imparfait de leur sanglante paix.

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Vous dirai-je les noms de ces grands personnages 205
Dont j'ai dépeint les morts pour aigrir les courages,
De ces fameux proscrits, ces demi-dieux mortels,
Qu'on a sacrifiés jusque sur les autels?

Mais pourrais-je vous dire à quelle impatience,
A quels frémissements, à quelle violence,
Ces indignes trépas, quoique mal figurés,
Ont porté les esprits de tous nos conjurés?

Je n'ai point perdu temps, et voyant leur colère

Au point de ne rien craindre, en état de tout faire,
J'ajoute en peu de mots : « Toutes ces cruautés,

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La perte de nos biens et de nos libertés,

Le ravage des champs, le pillage des villes,
Et les proscriptions, et les guerres civiles,

Sont les degrés sanglants dont Auguste a fait choix
Pour monter dans le trône et nous donner des lois. 220
Mais nous pouvons changer un destin si funeste,
Puisque de trois tyrans c'est le seul qui nous reste,
Et que juste une fois, il s'est privé d'appui,

Perdant, pour régner seul, deux méchants comme lui.
Lui mort, nous n'avons point de vengeur ni de maître; 225
Avec la liberté Rome s'en va renaître ;

Et nous mériterons le nom de vrais Romains,
Si le joug qui l'accable est brisé par nos mains.
Prenons l'occasion tandis qu'elle est propice:
Demain au Capitole il fait un sacrifice;

Qu'il en soit la victime, et faisons en ces lieux
Justice à tout le monde, à la face des Dieux:
Là presque pour sa suite il n'a que notre troupe;
C'est de ma main qu'il prend et l'encens et la coupe;
Et je veux pour signal que cette même main

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Lui donne, au lieu d'encens, d'un poignard dans le sein.
Ainsi d'un coup mortel la victime frappée
Fera voir si je suis du sang du grand Pompée;
Faites voir après moi si vous vous souvenez
Des illustres aïeux de qui vous êtes nés.»>
A peine ai-je achevé, que chacun renouvelle,
Par un noble serment, le vœu d'être fidèle:
L'occasion leur plaît; mais chacun veut pour soi
L'honneur du premier coup, que j'ai choisi pour moi.
La raison règle enfin l'ardeur qui les emporte:
Maxime et la moitié s'assurent de la porte;
L'autre moitié me suit, et doit l'environner,

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Prête au moindre signal que je voudrai donner.

Voilà, belle Émilie, à quel point nous en sommes. Demain j'attends la haine ou la faveur des hommes, 250 Le nom de parricide ou de libérateur,

César celui de prince ou d'un usurpateur.
'Du succès qu'on obtient contre la tyrannie
Dépend ou notre gloire ou notre ignominie;
Et le peuple, inégal à l'endroit des tyrans,
S'il les déteste morts, les adore vivants.

Pour moi, soit que le ciel me soit dur ou propice,
Qu'il m'élève à la gloire ou me livre au supplice,
Que Rome se déclare ou pour ou contre nous,
Mourant pour vous servir, tout me semblera doux.

ÉMILIE

Ne crains point de succès qui souille ta mémoire:
Le bon et le mauvais sont égaux pour ta gloire;
Et dans un tel dessein, le manque de bonheur
Met en péril ta vie, et non pas ton honneur.
Regarde le malheur de Brute et de Cassie:
La splendeur de leurs noms en est-elle obscurcie?
Sont-ils morts tous entiers avec leurs grands desseins?
Ne les compte-t-on plus pour les derniers Romains?
Leur mémoire dans Rome est encor précieuse,
Autant que de César la vie est odieuse;

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Si leur vainqueur y règne, ils y sont regrettés,
Et par les vœux de tous leurs pareils souhaités.

Va marcher sur leurs pas où l'honneur te convie: Mais ne perds pas le soin de conserver ta vie; Souviens-toi du beau feu dont nous sommes épris, 275 Qu'aussi bien que la gloire Émilie est ton prix,

Que tu me dois ton cœur, que mes faveurs t'attendent,

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