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titude qui ne puisse être sujette à aucun doute. Prenez donc garde, s'il vous plaît, que, voulant affermir le parti de la vérité, vous ne prouviez plus qu'il ne faut, et qu'au lieu de l'appuyer vous ne la renversiez.

En sixième lieu, dans vos réponses aux précédentes objections, il semble que vous ayez manqué de bien tirer la conclusion dont voici l'argument : « Ce que clairement et distincte<<<ment nous entendons appartenir à la nature, ou à l'essence, <«< ou à la forme immuable et vraie de quelque chose, cela peut «< être dit ou affirmé avec vérité de cette chose; mais, après que « nous avons soigneusement observé ce que c'est que Dieu, nous << entendons clairement et distinctement qu'il appartient à sa << vraie et immuable nature qu'il existe. » Il faudrait conclure: Donc, après que nous avons assez soigneusement observé ce que c'est que Dieu, nous pouvons dire ou affirmer cette vérité, qu'il appartient à la nature de Dieu qu'il existe. D'où il ne s'ensuit pas que Dieu existe en effet, mais seulement qu'il doit exister si sa nature est possible ou ne répugne point, c'est-àdire que la nature ou l'essence de Dieu ne peut être conçue sans existence, en telle sorte que, si cette essence est, il existe réellement; ce qui se rapporte à cet argument, que d'autres proposent de la sorte: S'il n'implique point que Dieu soit, il est certain qu'il existe; or il n'implique point qu'il existe : donc, etc. Mais on est en question de la mineure, à savoir : qu'il n'implique point qu'il existe; la vérité de laquelle quelques-uns de nos adversaires révoquent en doute, et d'autres la nient. De plus, cette clause de votre raisonnement, « après que <«< nous avons assez clairement reconnu ou observé ce que c'est « que Dieu, » est supposée comme vraie, dont tout le monde ne tombe pas encore d'accord, vu que vous avouez vous-même que vous ne comprenez l'infini qu'imparfaitement; le même faut-il dire de tous ses autres attributs : car tout ce qui est en Dieu étant entièrement infini, quel est l'esprit qui puisse comprendre la moindre chose qui soit en Dieu que très-imparfaitement? Comment donc pouvez-vous avoir assez clairement et distinctement observé ce que c'est que Dieu?

En septième licu, nous ne trouvons pas un seul mot dans vos Méditations touchant l'immortalité de l'âme de l'homme, laquelle néanmoins vous devicz principalement prouver, et en faire une très-exacte démonstration pour confondre ces per

sonnes indignes de l'immortalité, puisqu'ils la nient et que peut-être ils la détestent. Mais, outre cela, nous craignons que vous n'ayez pas encore assez prouvé la distinction qui est entre l'âme et le corps de l'homme, comme nous l'avons déjà remarqué en la première de nos observations, à laquelle nous ajoutons qu'il ne semble pas que de cette distinction de l'âme d'avec le corps il s'ensuive qu'elle soit incorruptible ou immortelle; car qui sait si sa nature n'est point limitée selon la durée de la vie corporelle, et si Dieu n'a point tellement mesuré ses forces et son existence qu'elle finisse avec le corps?

Voilà, monsieur, les choses auxquelles nous désirons que vous apportiez une plus grande lumière, afin que la lecture de vos très-subtiles et, comme nous estimons, très-véritables Méditations soit profitable à tout le monde. C'est pourquoi ce serait une chose fort utile si, à la fin de vos solutions, après avoir premièrement avancé quelques définitions, demandes et axiomes, vous concluiez le tout selon la méthode des géomètres, en laquelle vous êtes si bien versé, afin que tout d'un coup, et comme d'une seule œillade, vos lecteurs y puissent voir de quoi se satisfaire, et que vous remplissiez leur esprit de la connaissance de la divinité.

RÉPONSES DE L'AUTEUR

AUX DEUXIÈMES OBJECTIONS.

MESSIEURS,

C'est avec beaucoup de satisfaction que j'ai lu les observations que vous avez faites sur mon petit traité de la première philosophie; car elles m'ont fait connaître la bienveillance que vous avez pour moi, votre piété envers Dieu, et le soin que vous prenez pour l'avancement de sa gloire; et je ne puis que je ne me réjouisse non-seulement de ce que vous avez jugé mes raisons dignes de votre censure, mais aussi de ce que vous n'avancez rien contre elles à quoi il ne me semble que je pourrai répondre assez commodément.

En premier lieu, vous m'avertissez de me ressouvenir que `« ce n'est pas tout de bon et en vérité, mais seulement par une « fiction d'esprit, que j'ai rejeté les idées ou les fantômes des « corps pour conclure que je suis une chose qui pense, de peur « que peut-être je n'estime qu'il suit de là que je ne suis qu'une «< chose qui pense. » Mais j'ai déjà fait voir dans ma seconde Méditation que je m'en étais assez souvenu, vu que j'y ai mis ces paroles : « Mais aussi peut-il arriver que ces mêmes choses « que je suppose n'être point, parce qu'elles me sont inconnues, << ne sont point en effet différentes de moi que je connais : je << n'en sais rien, je ne dispute pas maintenant de cela, » etc.; par lesquelles j'ai voulu expressément avertir le lecteur que je ne cherchais pas encore en ce lieu-là si l'esprit était différent du corps, mais que j'examinais seulement celles de ses propriétés dont je puis avoir une claire et assurée connaissance. Et, d'autant que j'en ai là remarqué plusieurs, je ne puis admettre sans distinction ce que vous ajoutez ensuite : que « je ne sais pas néanmoins ce que c'est « qu'une chose qui pense. » Car, bien que j'avoue que je ne savais pas encore si cette chose qui pense n'était point différente du corps, ou si elle l'était, je n'avoue pas pour cela que je ne la connaissais point; car qui a jamais tellement connu aucune chose qu'il sût n'y avoir rien en elle que cela même qu'il connaissait? Mais nous pensons d'autant mieux connaître une chose qu'il y a plus de particularités en elle que nous connaissons: ainsi nous avons plus de connaissance de ceux avec qui nous conversons tous les jours que de ceux dont nous ne connaissons que le nom ou le visage; et toutefois nous ne jugeons pas que ceux-ci nous soient tout à fait inconnus; auquel sens je pense avoir assez démontré que l'esprit, considéré sans les choses que l'on a coutume d'attribuer au corps, est plus connu que le corps considéré sans l'esprit et c'est tout ce que j'avais dessein de prouver en cette seconde Méditation.

Mais je vois bien ce que vous voulez dire: c'est à savoir que, n'ayant écrit que six Méditations touchant la première philosophie, les lecteurs s'étonneront que dans les deux premières je ne conclue rien autre chose que ce que je viens de dire tout maintenant, et que pour cela ils les trouveront trop stériles, et indignes d'avoir été mises en lumière. A quoi je réponds seulement que je ne crains pas que ceux qui auront lu avec juge

ment le reste de ce que j'ai écrit aient occasion de soupçonner que la matière m'ait manqué, mais qu'il m'a semblé très-raisonnable que les choses qui demandent une particulière attention, et qui doivent être considérées séparément d'avec les autres, fussent mises dans des Méditations séparées. C'est pourquoi, ne sachant rien de plus utile pour parvenir à une ferme et assurée connaissance des choses, que si, avant de rien établir, on s'accoutume à douter de tout et principalement des choses corporelles, encore que j'eusse vn il y a longtemps plusieurs livres écrits par les sceptiques et académiciens touchant cette matière, et que ce ne fût pas sans quelque dégoût que je remâchais une viande si commune, je n'ai pu toutefois me dispenser de lui donner une Méditation tout entière; et je voudrais que les lecteurs n'employassent pas seulement le peu de temps qu'il faut pour la lire, mais quelques mois, ou du moins quelques semaines, à considérer les choses dont elle traite, avant que de passer outre; car ainsi je ne doute point qu'ils ne fissent bien mieux leur profit de la lecture du reste.

De plus, à cause que nous n'avons eu jusques ici aucune idée des choses qui appartiennent à l'esprit qui n'aient été très-confuses et mêlées avec les idées des choses sensibles, et que ç'a été la première et principale cause pourquoi on n'a pu entendre assez clairement aucune des choses qui se sont dites de Dieu et de l'âme, j'ai pensé que je ne ferais pas peu si je montrais comment il faut distinguer les propriétés ou qualités de l'esprit des propriétés ou qualités du corps, et comment il les faut reconnaître; car, encore qu'il ait déjà été dit par plusieurs que, pour bien concevoir les choses immatérielles ou métaphysiques, il faut éloigner son esprit des sens, néanmoins personne, que je sache, n'avait encore montré par quel moyen cela se peut faire. Or le vrai et, à mon jugement, l'unique moyen pour cela est contenu dans ma seconde Méditation; mais il est tel que ce n'est pas assez de l'avoir envisagé une fois, il le faut examiner souvent et le considérer longtemps, afin que l'habitude de confondre les choses intellectuelles avec les corporelles, qui s'est enracinée en nous pendant tout le cours de notre vie, puisse être effacée par une habitude contraire de les distinguer, acquise par l'exercice de quelques journées. Ce qui m'a semblé une cause assez juste pour ne point traiter d'autre matière en la seconde Méditation.

Vous demandez ici comment je démontre que le corps ne peut penser; mais pardonnez-moi si je réponds que je n'ai pas encore donné lieu à cette question, n'ayant commencé à en traiter que dans la sixième Méditation, par ces paroles : « C'est as« sez que je puisse clairement et distinctement concevoir une «< chose sans une autre pour être certain que l'une est distincte « ou différente de l'autre, » etc.; et un peu après : « Encore « que j'aie un corps qui me soit fort étroitement conjoint, néan« moins, parce que, d'un côté, j'ai une claire et distincte idée << de moi-même en tant que je sens seulement une chose qui « pense, et non étendue, et que, d'un autre, j'ai une claire et « distincte idée du corps, en tant qu'il est seulement une chose « étendue et qui ne pense point, il est certain que moi, c'est-à<< dire mon esprit ou mon âme, par laquelle je suis ce que je « suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, « et qu'elle peut être ou exister sans lui. » A quoi il est aisé d'ajouter << Tout ce qui peut penser est esprit ou s'appelle esprit. » Mais, puisque le corps et l'esprit sont réellement distincts, nul corps n'est esprit, donc nul corps ne peut penser. Et, certes, je ne vois rien en cela que vous puissiez nier; car nierez-vous qu'il suffit que nous concevions clairement une chose sans une autre pour savoir qu'elles sont réellement distinctes? Donneznous donc quelque signe plus certain de la distinction réelle, si toutefois on en peut donner aucun. Car que direz-vous ? Sera-ce que ces choses-là sont réellement distinctes, chacune desquelles peut exister sans l'autre? Mais derechef je vous demanderai d'où vous connaissez qu'une chose peut exister sans une autre: car, afin que ce soit un signe de distinction, il est nécessaire qu'il soit connu. Peut-être direz-vous que les sens vous le font connaître, parce que vous voyez une chose en l'absence de l'autre, ou que vous la touchez, etc. Mais la foi des sens est plus incertaine que celle de l'entendement; et il se peut faire en plusieurs façons qu'une seule et même chose paraisse à nos sens sous diverses formes, ou en plusieurs lieux ou manières, et qu'ainsi elle soit prise pour deux. Et enfin, si vous vous ressouvenez de ce qui a été dit de la cire à la fin de la seconde Méditation, vous saurez que les corps mêmes ne sont pas proprement connus par les sens, mais par le seul entendement; en telle sorte que sentir une chose sans une autre n'est rien autre chose sinon avoir l'idée d'une chose, et savoir que cette idée

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