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besoin d'aucun secours pour exister, et qui n'en ait pas encore besoin maintenant pour être conservée, et ainsi qui soit en quelque façon la cause de soi-même; et je conçois que Dieu est tel. Car, tout de même que bien que j'eusse été de toute éternité, et que par conséquent il n'y eût rien eu avant moi; néanmoins, parce que je vois que les parties du temps peuvent être séparées les unes d'avec les autres, et qu'ainsi, de ce que je suis maintenant, il ne s'ensuit pas que je doive être encore, après, si, pour ainsi parler, je ne suis créé de nouveau à chaque moment par quelque canse, je ne ferais point difficulté d'appeler efficiente la cause qui me crée continuellement en cette façon, c'est-à-dire qui me conserve. Ainsi, encore que Dieu ait toujours été, néanmoins, parce que c'est lui-même qui en effet se conserve, il semble qu'assez proprement il peut être dit et appelé la cause de soi-même. Toutefois il faut remarquer que je n'entends pas ici parler d'une conservation qui se fasse par aucune influence réelle et positive de la cause efficiente, mais que j'entends seulement que l'essence de Dieu est telle qu'il est impossible qu'il ne soit ou n'existe pas toujours.

Cela étant posé, il me sera facile de répondre à la distinction du mot par soi, que ce très-docte théologien m'avertit devoir être expliquée; car encore bien que ceux qui, ne s'attachant qu'à la propre et étroite signification d'efficient, pensent qu'il est impossible qu'une chose soit la cause efficiente de soi-même, et ne remarquent ici aucun autre genre de cause qui ait rapport et analogie avec la cause efficiente; encore, dis-je, que ceux-là n'aient pas de coutume d'entendre autre chose, lorsqu'ils disent que quelque chose est par soi, sinon qu'elle n'a point de cause, si toutefois ils veulent plutôt s'arrêter à la chose qu'aux paroles, ils reconnaîtront facilement que la signification négative du mot par soi ne procède que de la seule imperfection de l'esprit humain, et qu'elle n'a aucun fondement dans les choses, mais qu'il y en a une autre positive, tirée de la vérité des choses, et sur laquelle seule mon argument est appuyé. Car si, par exemple, quelqu'un pense, qu'un corps soit par soi, il peut n'entendre par là autre chose sinon que ce corps n'a point de cause; et ainsi il n'assure point ce qu'il pense par aucune raison positive, mais seulement d'une façon négative, parce qu'il ne connaît aucune cause de ce corps. Mais cela témoigne quelque imperfection en son jugement, comme il reconnaîtra faci

lement après, s'il considère que les parties du temps ne dépendent point les unes des autres, et que, partant de ce qu'il a supposé que ce corps jusqu'à cette heure a été par soi, c'est-àdire sans cause, il ne s'ensuit pas qu'il doive être encore à l'avenir, si ce n'est qu'il y ait en lui quelque puissance réelle et positive laquelle, pour ainsi dire, le produise continuellement. Car alors, voyant que dans l'idée du corps il ne se rencontre point une telle puissance, il lui sera aisé d'inférer de là que ce corps n'est pas par soi, et ainsi il prendra ce mot, par soi, positivement. De même, lorsque nous disons que Dieu est par soi, nous pouvons aussi à la vérité entendre cela négativement, comme voulant dire qu'il n'a point de cause; mais si nous avons auparavant recherché la cause pourquoi il est ou pourquoi il ne cesse point d'être, et que, considérant l'immense et incompréhensible puissance qui est contenue dans son idée, nous l'ayons reconnue si pleine et si abondante qu'en effet elle soit la vraie cause pourquoi il est, et pourquoi il continue ainsi toujours d'être, et qu'il n'y en puisse avoir d'autre que celle-là, nous disons que Dieu est par soi, non plus négativement, mais au contraire très-positivement. Car, encore qu'il n'est pas besoin de dire qu'il est la cause efficiente de soi-même, de peur que peut-être on n'entre en dispute du mot; néanmoins, parce que nous voyons que ce qui fait qu'il est par soi, ou qu'il n'a point de cause différente de soi-même, ne procède pas du néant, mais de la réelle et véritable immensité de sa puissance, il nous est tout à fait loisible de penser qu'il fait en quelque façon la même chose à l'égard de soi-même que la cause efficiente à l'égard de son effet, et partant qu'il est par soi positivement. Il est aussi loisible à chacun de s'interroger soi-même, savoir si en ce même sens il est par soi; et lorsqu'il ne trouve en soi aucune puissance capable de le conserver seulement un moment, il conclut avec raison qu'il est par un autre, et même par un autre qui est par soi, parce qu'étant ici question du temps présent, et non point du passé ou du futur, le progrès ne peut pas être continué à l'infini. Voire même j'ajouterai ici de plus, ce que néanmoins je n'ai point écrit ailleurs, qu'on ne peut pas seulement aller jusqu'à une seconde cause, pour ce que celle qui a tant de puissance que de conserver une chose qui est hors de soi, se conserve à plus forte raison soi-même par sa propre puissance, et ainsi elle est par soi.

Et pour prévenir ici une objection que l'on pourrait faire, à savoir, que peut-être celui qui s'interroge ainsi soi-même a la puissance de se conserver sans qu'il s'en aperçoive, je dis que cela ne peut être, et que si cette puissance était en lui, il en aurait nécessairement connaissance; car, comme il ne se considère en ce moment que comme une chose qui pense, rien ne peut être en lui dont il ne puisse avoir connaissance, à cause que toutes les actions d'un esprit, comme serait celle de se conserver soi-même si elle procédait de lui, étant des pensées, et partant étant présentes et connues à l'esprit, celle-là, conime les autres, lui serait aussi présente et connue, et par elle il viendrait nécessairement à connaître la faculté qui la produirait, toute action nous menant nécessairement à la connaissance de la faculté qui la produit.

Maintenant, lorsqu'on dit que toute limitation est par une cause, je pense à la vérité qu'on entend une chose vraie, mais qu'on ne l'exprime pas en termes assez propres, et qu'on n'ôte pas la difficulté; car, à proprement parler, la limitation est seulement une négation d'une plus grande perfection, laquelle négation n'est point par une cause, mais bien la chose limitée. Et encore qu'il soit vrai que toute chose est limitée par une cause, cela néanmoins n'est pas de soi manifeste, mais il le faut prouver d'ailleurs. Car, comme répond fort bien cc subtil théologien, une chose peut être limitée en deux façons, ou parce que celui qui l'a produite ne lui a pas donné plus de perfections, ou parce que sa nature est telle qu'elle n'en peut recevoir qu'un certain nombre, comme il est de la nature du triangle de n'avoir pas plus de trois côtés. Mais il me semble que c'est une chose de soi évidente et qui n'a pas besoin de preuve, que tout ce qui existe est ou par une cause, ou par soi comme par une cause; car puisque nous concevons et entendons fort bien non-seulement l'existence, mais aussi la négation de l'existence, il n'y a rien que nous puissions feindre être tellement par soi qu'il ne faille donner aucune raison pourquoi plutôt il existe qu'il n'existe point; et ainsi nous devons toujours interpréter ce mot être par soi positivement, et comme si c'était être par une cause, à savoir: par une surabondance de sa propre puissance, laquelle ne peut être qu'en Dieu seul, ainsi qu'on peut aisément démontrer.

Ce qui m'est ensuite accordé par ce savant docteur, bien qu'en

effet il ne reçoive aucun doute, est néanmoins ordinairement si peu considéré, et est d'une telle importance pour tirer toute la philosophie hors des ténèbres où elle semble être ensevelie, que lorsqu'il le confirme par son autorité, il m'aide beaucoup en mon dessein.

Et il demande ici, avec beaucoup de raison, si je connais clairement et distinctement l'infini; car bien que j'aie tâché de prévenir cette objection, néanmoins elle se présente si facilement à un chacun, qu'il est nécessaire que j'y réponde un peu amplement. C'est pourquoi je dirai ici premièrement que l'infini, en tant qu'infini, n'est point à la vérité compris, mais que néanmoins il est entendu; car entendre clairement et distinctement qu'une chose est telle qu'on ne peut du tout point y rencontrer de limites, c'est clairement entendre qu'elle est infinie. Et je mets ici de la distinction entre l'indéfini et l'infini. Et il n'y a rien que je nomme proprement infini, sinon ce en quoi de toutes parts je ne rencontre point de limites, auquel sens Dieu seul est infini. Mais pour les choses où sous quelque considération seulement je ne vois point de fin, comme l'étendue des espaces imaginaires, la multitude des nombres, la divisibilité des parties de la quantité et autres choses semblables, je les appelle indéfinies et non pas infinies, parce que de toutes parts elles ne sont pas sans fin ni sans limites.

De plus, je mets distinction entre la raison formelle de l'infini, ou l'infinité, et la chose qui est infinie. Car, quant à l'infinité, encore que nous la concevions être très-positive, nous ne l'entendons néanmoins que d'une façon négative, savoir est, de ce que nous ne remarquons en la chose aucune limitation. Et quant à la chose qui est infinic, nous la concevons à la vérité positivement, mais non pas selon toute son étendue, c'est-àdire que nous ne comprenons pas tout ce qui est intelligible en elle. Mais tout ainsi que, lorsque nous jetons les yeux sur la mer, on ne laisse pas de dire que nous la voyons, quoique notre vue n'en atteigne pas toutes les parties et n'en mesure pas la vaste étendue (et de vrai, lorsque nous ne la regardons que de loin, comme si nous la voulions embrasser toute avec les yeux, nous ne la voyons que confusément); comme aussi n'imaginons-nous que confusément un chiliogone lorsque nous tâchons d'imaginer tous ses côtés ensemble; mais lorsque notre vue s'arrête sur une partie de la mer seulement, cette vision

alors peut être fort claire et fort distincte, comme aussi l'imagination d'un chiliogone, lorsqu'elle s'étend seulement sur un ou deux de ses côtés ; de même j'avoue avec tous les théologiens que Dieu ne peut être compris par l'esprit humain, et même qu'il ne peut être distinctement connu par ceux qui tâchent de l'embrasser tout entier et tout à la fois par la pensée, et qui le regardent comme de loin; auquel sens saint Thomas a dit, au lieu ci-devant cité, que la connaissance de Dieu est en nous sous une espèce de confusion seulement, et comme sous une image obscure; mais ceux qui considèrent attentivement chacure de ses perfections, et qui appliquent toutes les forces de leur esprit à les contempler, non point à dessein de les comprendre, mais plutôt de les admirer et reconnaître combien elles sont au delà de toute compréhension, ceux-là, dis-je, trouvent en lui incomparablement plus de choses qui peuvent être clairement et distinctement connues, et avec plus de facilité qu'il ne s'en trouve en aucune des choses créées. Ce que saint Thomas a fort bien reconnu lui-même en ce lieu-là, comme il est aisé de voir de ce qu'en l'article suivant il assure que l'existence de Dieu peut être démontrée. Pour moi, toutes les fois que j'ai dit que Dieu pouvait être connu clairement et distinctement, je n'ai jamais entendu parler que de cette connaissance finie et accommodée à la petite capacité de nos esprits. Aussi n'a-t-il pas été nécessaire de l'entendre autrement pour la vérité des choses que j'ai avancées, comme on verra facilement si on prend garde que je n'ai dit cela qu'en deux endroits, en l'un desquels il était question de savoir si quelque chose de réel était contenu dans l'idée que nous formons de Dieu, ou bien s'il n'y avait qu'une négation de chose (ainsi qu'on peut douter si, dans l'idée du froid, il n'y a rien qu'une négation de chaleur), ce qui peut aisément être connu, encore qu'on ne comprenne pas l'infini. Et en l'autre j'ai maintenu que l'existence n'appartenait pas moins à la nature de l'Être souverainement parfait que trois côtés appartiennent à la nature du triangle: ce qui se peut aussi assez entendre sans qu'on ait eu une reconnaissance de Dieu si étendue qu'elle comprenne tout ce qui est en lui.

Il compare ici derechef un de mes arguments avec un autre de saint Thomas,afin de m'obliger en quelque façon de montrer lequel des deux a le plus de force. Et il me semble que je le puis faire sans beaucoup d'envie, parce que saint Thomas ne s'est pas

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