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quand on est à cent mille lieues de vous ! Vous dites fort bien, on se voit et on se parle au travers d'un gros crêpe. Vous connaissez les rochers, et votre imagination sait un peu où me prendre pour moi, je ne sais où j'en suis; je me suis fait une Provence, une maison à Aix peut-être plus belle que celle que vous avez; je vous y trouve. Pour Grignan, je le vois aussi; mais vous n'avez point d'arbres, cela me fàche : je ne vois pas bien où vous vous promenez; j'ai peur que le vent ne vous emporte sur votre terrasse : si je croyais qu'il pût vous apporter ici par un tourbillon, je tiendrais toujours mes fenêtres ouvertes, et je vous recevrais, Dieu sait! Voilà une folie que je pousserais loin. Mais je reviens, et je trouve que le château de Grignan est parfaitement beau; il sent bien les anciens Adhémar. Je suis ravie de voir comme le bon abbé vous aime; son cœur est pour vous comme si je l'avais pétri de mes propres mains; cela fait justement que je l'adore. Votre fille est plaisante; elle n'a pas osé aspirer à la perfection du nez de sa mère, elle n'a pas voulu aussi... je n'en dirai pas davantage; elle a pris un troisième parti, et s'est avisée d'avoir un petit nez carré1: mon enfant, n'en êtes-vous point fâchée ! Mais pour cette fois vous ne devez pas avoir cette idée; mirez-vous, c'est tout ce que vous devez faire pour finir heureusement ce que vous commencez si bien. Adieu, ma très-aimable enfant; embrassez M. de Grignan pour moi. Vous lui pouvez dire les bontés de notre abbé.

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Vous me récompensez bien, ma fille, de mes pertes passées; j'ai reçu deux lettres de vous qui m'ont transportée de joie ce que je sens en les lisant ne se peut imaginer. Si j'ai contribué de quelque chose à l'agrément de votre style, je croyais ne travailler que pour le plaisir des autres, et non pas pour le mien : mais la Providence, qui a mis tant 1 Comme celui de madame de Sévigné.

d'espaces et tant d'absences entre nous, m'en console un peu par les charmes de votre commerce, et encore plus par la satisfaction que vous me témoignez de votre établissement et de la beauté de votre château : vous m'y représentez un air de grandeur et une magnificence dont je suis enchantée. J'avais vu, il y a long-temps, des relations pareilles de la première madame de Grignan1; je ne devinais pas que toutes ces beautés seraient un jour sous l'honneur de vos commandements; je veux vous remercier d'avoir bien voulu m'en parler en détail. Si votre lettre m'avait ennuyée, outre que j'aurais mauvais goût, il faudrait encore que j'eusse bien peu d'amitié pour vous, et que je fusse bien indifférente pour ce qui vous touche. Défaites-vous de cette haine que vous avez pour les détails; je vous l'ai déjà dit, et vous le pouvez sentir; ils sont aussi chers de ceux que nous aimons, qu'ils nous sont ennuyeux des autres; et cet ennui ne vient jamais que de la profonde indifférence que nous avons pour ceux qui nous en importunent: si cette observation est vraie, jugez de ce que me sont vos relations. En vérité, c'est un grand plaisir que d'ètre, comme vous êtes, une véritable grande dame je comprends bien les sentiments de M. de Grignan, en vous voyant admirer son château : une grande insensibilité là-dessus le mettrait dans un chagrin que je m'imagine plus aisément qu'un autre : je prends part à la joie qu'il a de vous voir contente; il y a des cœurs qui ont tant de sympathie en certaines choses, qu'ils sentent par eux ce que pensent les autres. Vous me parlez trop peu de Vardes et de ce pauvre Corbinelli: n'avez-vous pas été bien aise de parler leur langage? Comment va la belle passion de Vardes pour la T...2! Dites-moi s'il est bien désolé de la longueur infinie de son exil, ou si la philosophie et un peu de misanthroperie soutiennent son cœur contre les

↑ Angélique-Claire d'Angennes.

2 On croit qu'il s'agissait de mademoiselle de Toiras, fille du marquis de Toiras, gouverneur de Montpellier.

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coups de l'amour et de la fortune. Vos lectures sont bonnes;. Pétrarque vous doit divertir avec le commentaire que vous avez; celui que nous avait fait mademoiselle de Scuderi sur certains sonnets, les rendait agréables à lire. Pour Tacite vous savez comme j'en étais charmée ici pendant nos lectures, et comme je vous interrompais souvent pour vous faire entendre des périodes où je trouvais de l'harmonie : mais si vous en demeurez à la moitié je vous gronde; vous ferez tort à la majesté du sujet; il faut dire, comme ce prélat disait à la reine mère: ceci est histoire; vous savez le conte. Je ne vous pardonne ce manque de courage que pour les romans que vous n'aimez pas. Nous lisons le Tasse avec plaisir je m'y trouve habile, par l'habileté des maîtres que j'ai eus. Mon fils fait lire Cléopâtre à La Mousse, et, malgré moi, je l'écoute et j'y trouve encore quelques amusements. Mon fils s'en va en Lorraine; son absence nous donnera beaucoup d'ennui. Vous savez comme je suis sur le chagrin de voir partir une compagnie agréable; vous savez aussi mes transports de joie, quand je vois partir une chienne de carrossée qui m'a contrainte et ennuyée, c'est ce qui nous faisait décider nettement qu'une méchante compagnie est plus souhaitable qu'une bonne. Je me souviens de toutes ces folies que nous avons dites ici; et de tout ce que vous y faisiez, et de tout ce que vous y disiez : ce souvenir ne me quitte jamais; et puis tout d'un coup je pense où vous êtes; mon imagination ne me présente qu'un grand espace fort éloigné; votre château m'arrête maintenant les yeux; les murailles de votre mail me déplaisent. Le nôtre est d'une beauté surprenante, et tout le jeune plant que vous avez vu est délicieux : c'est une jeunesse que je prends plaisir d'élever jusqu'aux nues; et très-souvent, sans considérer les conséquences ni mes intérêts, je fais jeter de grands arbres à bas, parce qu'ils font ombrage, ou qu'ils incommodent mes jeunes enfants: mon fils re1 Roman de La Calprenède.

garde cette conduite; mais je ne lui en laisse pas faire l'application. Pilois est toujours mon favori, et je préfère sa conversation à celle de plusieurs qui ont conservé le titre de chevalier au parlement de Rennes. Je suis libertine' plus que vous, je laissai l'autre jour retourner chez soi un carrosse plein de Fouesnellerie 3, par une pluie horrible, faute de les prier de bonne grâce de demeurer; jamais ma bouche ne put prononcer les paroles qui étaient nécessaires. Ce n'étaient pas les deux jeunes femmes, c'était la mère et une guimbarde de Rennes, et les fils. Mademoiselle du Plessis est toute telle que vous la représentez, et encore un peu plus impertinente; ce qu'elle dit tous les jours sur la crainte de me donner de la jalousie est une chose originale dont je suis au désespoir, quand je n'ai personne pour en rire. Sa belle-sœur est fort jolie, sans être ridicule en rien, et parle gascon au milieu de la Bretagne : j'en ai la même joie que vous avez de la Languette, qui parle parisien au milieu de la Provence : cette petite Basse-Brette est fort aimable. Je vous trouve fort heureuse d'avoir madame de Simiane 4 vous avez avec elle un fonds de connaissance qui vous doit ôter toutes sortes de contraintes; c'est beaucoup; cela vous fera une compagnie agréable : puisqu'elle se souvient de moi, faites-lui bien mes compliments, je vous en conjure, et à notre cher coadjuteur. Nous ne nous écrivons plus, et nous ne savons pourquoi; nous nous trouvons trop loin, 1 Jardiniers des Rochers.

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2 Libertin, libertine, qui se prend aujourd'hui dans le sens d'inconduite et de mauvaises mœurs, signifiait seulement alors l'indépendance, l'amour de la liberté en toute chose, la répugnance à se soumettre à la règle c'est dans ce sens que dans le Tartuffe Molière fait dire à Orgon :

« Mon frère, ce discours sent le libertinage. »

3 La famille de Fouesnel habitait le château de ce nom, à quelques lieues des Rochers.

Madeleine de Fouesnel Hai-du-Châtelet, femme de Charles-Louis, marquis de Simiane. Elle fut dans la suite belle-mère de Pauline de Grignan.

cependant j'admire la diligence de la poste. La comparaison de Chilly 'm'a ravie, et de voir ma chambre déjà marquée: je ne souhaite rien tant que de l'occuper, ce sera de bonheur l'année qui vient, et cette espérance me donne une joie dont vous comprendrez une partie par celle que vous aurez de m'y recevoir.

Je consens au commerce de bel esprit que vous me pro posez. Je fis l'autre jour une maxime tout de suite sans y penser, et je la trouvai si bonne que je crus l'avoir retenue par cœur de celles de M. de la Rochefoucauld je vous prie de me le dire; en ce cas il faudrait louer ma mémoire plus que mon jugement: je disais, comme si je n'eusse rien dit, que l'ingratitude attire les reproches, comme la reconnaissance atire de nouveaux bienfaits. Dites-moi donc ce que c'est que cela ? l'ai-je lu ? l'ai-je rêvé ? l'ai-je imaginé? Rien n'est plus vrai que la chose, et rien n'est plus vrai aussi que je ne sais où je l'ai prise, et que je l'ai trouvée toute rangée dans ma tète, et au bout de ma langue. Pour la sentence de bella cosa, far niente, vous ne la trouverez plus si fade, quand vous saurez qu'elle est dite pour votre frère; songez à sa déroute de cet hiver. Adieu, ma très-aimable enfant, conservez-vous, soyez belle, habillez-vous, amusez-vous, promenez-vous. Je viens d'écrire à Vivonne pour un capitaine bohême, afin qu'il lui relâche un peu ses fers, pourvu que cela ne soit point contre le service du roi. Il y avait parmi nos Bohêmes, dont je vous parlais l'autre jour, une jeune fille qui danse très-bien et qui me fit extrêmement souvenir de votre danse je la pris en amitié; elle me pria d'écrire en Provence pour son grand-père, qui est à Marseille. Et où estil, votre grand-père: Il est à Marseille, d'un ton doux, comme si elle disait, il est à Vincennes. C'était un capi

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Les châteaux de Chilly et de Grignan ont effectivement quelque rapport.

2 M. de Vivonne était général des galères.

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