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Montfermeil est aujourd'hui un assez gros bourg, orné, toute l'année, de villas en plâtre, et, le dimanche, de bourgeois souriants. En 1823, il n'y avait à Montfermeil ni tant de maisons blanches ni 5 tant de bourgeois satisfaits; ce n'était qu'un village dans les bois. On y vivait à bon marché de cette vie paysanne si abondante et si facile. Seulement l'eau y était rare à cause de l'élévation du plateau. Il fallait aller la chercher assez loin.

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C'était là la terreur de la petite Cosette. Cosette était utile aux Thénardier de deux manières, ils se faisaient payer par la mère et ils se faisaient servir par l'enfant. Elle leur remplaçait une servante. En cette qualité, c'était elle qui courait chercher de 15 l'eau quand il en fallait.

Dans la soirée de Noël, plusieurs hommes étaient attablés et buvaient autour de quatre ou cinq chandelles dans la salle basse de l'auberge Thénardier. Cosette était à sa place ordinaire, assise sur 20 la traverse de la table de cuisine près de la cheminée. Elle était en haillons, elle avait ses pieds nus dans des sabots, et elle tricotait à la lueur du feu des bas de laine destinés aux petites Thénardier.

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Il était arrivé quatre nouveaux voyageurs.

Cosette songeait tristement; car, quoiqu'elle n'eût que huit ans, elle avait déjà tant souffert qu'elle rêvait avec l'air lugubre d'une vieille femme.

Elle pensait donc qu'il était nuit, très nuit, qu'il avait fallu remplir à l'improviste les pots et les carafes dans les chambres des voyageurs, et qu'il n'y avait plus d'eau dans la fontaine. Ce qui la rassurait un peu, c'est qu'on ne buvait pas beau- 5 coup d'eau dans la maison Thénardier.

Tout à coup, un des marchands colporteurs logés dans l'auberge entra, et dit d'une voix dure:

On n'a pas donné à boire à mon cheval.

Si vraiment, dit la Thénardier.

Je vous dis que non, la mère, reprit le marchand. Cosette était sortie de dessous la table.

-Oh! si! monsieur! dit-elle, le cheval a bu, il a bu dans le seau; c'est moi qui lui ai porté à boire, et je lui ai parlé.

Ce n'était pas vrai. Cosette mentait.

- Allons, reprit le marchand avec colère, ce n'est pas tout ça, qu'on donne à boire à mon cheval et que cela finisse!

Cosette rentra sous la table.

-Au fait, c'est juste, dit la Thénardier, si cette bête n'a pas bu, il faut qu'elle boive.

Puis, regardant autour d'elle:

Eh bien, où est donc cette autre?

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Elle se pencha et découvrit Cosette blottie à 25 l'autre bout de la table, presque sous les pieds des buveurs.

Vas-tu venir? cria la Thénardier.

Cosette sortit de l'espèce de trou où elle s'était cachée. La Thénardier reprit:

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- Va porter à boire à ce cheval.

Mais, madame, dit Cosette faiblement, c'est qu'il n'y a pas d'eau.

La Thénardier ouvrit toute grande la porte de la

5 rue:

Eh bien, va en chercher!

Puis elle fouilla dans un tiroir où il y avait des

sous.

-Tiens, ajouta-t-elle, en revenant tu prendras 10 un gros pain chez le boulanger. Voilà une pièce de quinze sous.

Cosette avait une petite poche de côté à son tablier; elle prit la pièce sans dire un mot, et la mit dans cette poche. Puis elle resta immobile, le seau à 15 la main, la porte ouverte devant elle.

Va donc! cria la Thénardier.

Cosette sortit. La porte se referma.

Cosette traversa le labyrinthe de rues désertes qui termine le village de Montfermeil. Tant qu'elle 20 eut des maisons des deux côtés de son chemin, elle alla assez hardiment. De temps en temps, elle voyait le rayonnement d'une chandelle; c'était de la lumière et de la vie, il y avait là des gens, cela la rassurait. Cependant, à mesure qu'elle avançait, 25 sa marche se ralentissait comme machinalement. Quand elle eut passé l'angle de la dernière maison, Cosette s'arrêta. Aller au delà de la dernière boutique avait été difficile; aller plus loin que la dernière maison, cela devenait impossible.

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L'enfant jeta un regard lamentable en avant et

en arrière. Que faire? que devenir? où aller? Devant elle tous les fantômes de la nuit et des bois; derrière elle le spectre de la Thénardier. Ce fut devant la Thénardier qu'elle recula. Elle reprit le chemin de la source et se mit à courir. Tout en 5

courant elle avait envie de pleurer.

Il n'y avait que sept ou huit minutes de la lisière du bois à la source. Cosette connaissait le chemin pour l'avoir fait plusieurs fois le jour. Elle ne regardait ni à droite ni à gauche, de crainte de voir 10 des choses dans les branches et dans les broussailles. Elle arriva ainsi à la source.

Cosette ne prit pas le temps de respirer. Il faisait très noir, mais elle avait l'habitude de venir à cette fontaine. Elle chercha de la main gauche dans 15 l'obscurité un jeune chêne incliné sur la source, rencontra une branche, s'y suspendit, se pencha et plongea le seau dans l'eau. Pendant qu'elle était ainsi penchée, elle ne fit pas attention que la poche de son tablier se vidait dans la source. La pièce de 20 quinze sous tomba dans l'eau. Cosette ne la vit ni ne l'entendit tomber. Elle retira le seau presque plein et le posa sur l'herbe.

Cela fait, elle s'aperçut qu'elle était épuisée de lassitude. Elle fut bien forcée de s'asseoir. Elle 25 ferma les yeux, puis elle les rouvrit, sans savoir pourquoi, mais ne pouvant faire autrement.

Alors, par une sorte d'instinct, pour sortir de cet état singulier qu'elle ne comprenait pas, mais qui l'effrayait, elle se mit à compter à haute voix un, 30

deux, trois, quatre, jusqu'à dix, et, quand elle eut fini, elle recommença. Cela lui rendit la perception vraie des choses qui l'entouraient. Elle se leva.

Son regard tomba sur le seau qui était devant elle. 5 Elle saisit l'anse à deux mains, et fit ainsi une douzaine de pas; mais le seau était lourd, elle fut forcée de le reposer à terre. Elle respira un instant, puis elle souleva l'anse de nouveau, et se remit à marcher, cette fois un peu plus longtemps. Mais il fallut 10 s'arrêter encore. Après quelques secondes de repos, elle repartit. Cela se passait au fond d'un bois, la nuit, en hiver, loin de tout regard humain; c'était une enfant de huit ans. Il n'y avait que Dieu en ce moment qui voyait cette chose triste. 15. Cependant elle ne pouvait pas faire beaucoup de chemin de la sorte, et elle allait bien lentement. Elle pensait avec angoisse qu'il lui faudrait plus d'une heure pour retourner ainsi à Montfermeil et que la Thénardier la battrait. Cette angoisse se 20 mêlait à son épouvante d'être seule dans le bois la nuit.

En ce moment, elle sentit tout à coup que le seau ne pesait plus rien. Une main, qui lui parut énorme, venait de saisir l'anse et la soulevait vigoureusement. 25 Elle leva la tête. Une grande forme noire, droite et debout, marchait auprès d'elle dans l'obscurité. C'était un homme qui était arrivé derrière elle et qu'elle n'avait pas entendu venir. Cet homme, sans dire un mot, avait empoigné l'anse du seau qu'elle 30 portait.

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