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« Cela me surprend, dit-il, car une demoiselle de très-bon goût « et qui ne se trompe guère m'avoit répondu du succès. » En effet la pièce revint et plut. >> Un souvenir des commencements difficiles de l'Avare se rencontre aussi dans une anecdote du Bolxana1, sur laquelle on s'appuierait plus hardiment, si l'on était assuré que Monchesnay l'ait tenue de bonne source, mais où l'on trouve, en tout cas, un nouvel écho de la tradition que, sous une autre forme, Tallemant a constatée. Il est naturel de placer cette anecdote au temps de la nouveauté de la pièce, que Racine ne dut pas être un des derniers à vouloir connaître, et pour laquelle il eût été certainement plus juste sans sa brouille récente avec Molière. Aux représentations de l'Avare, suivant le Bolæana2, « M. Despréaux fut des plus assidus. « Je vous vis dernièrement, lui dit Racine, à la pièce « de Molière, et vous riiez tout seul sur le théâtre. Je vous « estime trop, lui répondit son ami, pour croire que vous n'y « ayez pas ri, du moins intérieurement. » Très-bonne réponse, qui, dans son dernier trait, n'était pas sans malice, mais où il n'y a aucune protestation contre l'exactitude du fait observé par Racine. Il semble bien qu'alors le rire de la plupart des autres spectateurs fut aussi trop intérieur.

Revenons au Registre de la Grange où nous l'avons laissé, et suivons-y la fortune de notre comédie jusqu'à ce qu'elle ait cessé d'être jouée du vivant de Molière. Nous n'avons plus haut relevé que les représentations de 1668. Celles de 1669 commencent au 15 janvier :

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1. Elle est reproduite dans les Récréations littéraires (p. 1 et 2)

de Cizeron-Rival, qui n'a fait que copier le Bolæana.

2. Page 105.

Dimanche 21 juillet...

Avare....

231 n

Le samedi 3 [août] la Troupe est allée à Saint-Germain par ordre du Roi. On a joué l'Avare et Tartuffe1. Le retour a été le

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....

Molière, le dernier jour,

A ravir divertit la cour

Par son Avare et son Tartuffe.

(Lettre en vers à Madame, du 10 août 1669.)

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Les recettes des dernières représentations de 1672, s'il n'y a pas de leur élévation quelque explication particulière qui nous échappe, prouveraient que Molière eut la satisfaction de voir sa comédie de mieux en mieux appréciée. Dans le tableau cependant que nous a offert le Registre, trouvons-nous le moment précis où l'Avare eut ce retour de faveur que signale Tallemant, ce jour de pleine justice? Nous remarquons bien que le 22 janvier 1669, il se remet à marcher sans le Fin lourdaud, comme si l'on ne craignait plus de le voir chanceler. Le voilà donc debout et se tenant ferme ? recto stat fabula talo1? Mais, juste à ce moment, la pièce s'arrête pendant quatre mois 2; et, dans la suite, depuis qu'elle eut été reprise, les chiffres des recettes n'ont généralement pas une éloquence très-décisive. On ne distingue donc pas assez clairement quand le public, mieux éclairé, reconnut tout le prix d'une des grandes œuvres de notre scène. Disons cependant que joué, dans cet espace de quatre ans, quarante-sept fois à la ville, et, à notre connaissance, deux fois à la cour3, l'Avare, par le nombre de ses représentations, soutient, sans désavantage, la comparaison avec la plupart des meilleures comédies de Molière.

1. Horace, Épitre 1 du livre II, vers 176.

2. Les éditeurs de Tallemant se sont donc trompés, lorsqu'ils ont dit (tome II, p. 208) que la note sur Mlle de Bussy avait été ajoutée par l'auteur « après le 5 février 1669, date de la reprise heureuse de l'Avare. » L'Avare ne fut pas joué pendant ce mois de février; et la date du 5, que l'on donne pour celle qui vit l'Avare se relever, est célèbre par la première représentation, définitivement autorisée, du Tartuffe, qui eut vingt-huit représentations consécutives jusqu'à la clôture de Pâques (voyez notre tome IV, p. 332-337.)

3. Elle peut bien l'avoir été à la cour plus souvent. La troupe, dans les années 1669, 1670, 1671, 1672, joua, soit à Chambord, soit à Saint-Germain, plusieurs comédies dont le Registre de la Grange ne donne pas les noms.

C'est au rang de celles-ci que, d'après le Bolæana', Boileau le plaçait. Il le préférait à la comédie de Plaute, son modèle. Si, pour avoir été écrite en prose, la pièce française parut d'abord à quelques-uns d'un ordre inférieur, ce ne pouvait être à Boileau. Il « trouvoit la prose de Molière plus parfaite que sa poésie, en ce qu'elle étoit plus régulière et plus châtiée, au lieu que la servitude des rimes l'obligeoit souvent à donner de mauvais voisins à des vers admirables 2. » Ce n'est pas qu'en le faisant parler ainsi, Monchesnay ne nous étonne beaucoup : nous nous souvenons de cette satire 1, où Molière est salué comme le maître de la rime, celui qui jamais au bout du vers n'a bronché. Comment la préférence que Boileau a pu donner à la prose de Molière sur ses vers se serait-elle exprimée en termes si sévères pour ceux-ci? Nous n'aurons pas les mêmes doutes sur le sentiment de Fénelon, authentiquement consigné dans sa Lettre sur les occupations de l'Académie françoise. Après avoir reproché à Molière les « phrases les plus forcées et les moins naturelles,... une multitude de métaphores qui approchent du galimatias, » il dit : « J'aime bien mieux sa prose que ses vers. Par exemple, l'Avare est moins mal écrit que les pièces qui sont en vers3. » Ce purisme prosaique sent déjà son dix-huitième siècle. Fénelon avait raison d'aimer le naturel; mais il l'aimait avec excès, et jusqu'à tomber dans quelques hérésies, pour lesquelles l'orthodoxie poétique aurait pu lui imposer l'amende honorable qu'il avait dû faire pour sa théologie mystique. Il est curieux d'ailleurs de voir qu'en 1714 on faisait à l'Avare un mérite de ce qui lui avait nui en 1668. La balance oscillante de la critique est longtemps avant de trouver l'équilibre. Aujourd'hui, qui n'admire à la fois la langue poétique de Molière si claire dans ses heureuses hardiesses, et sa prose si expressive, elle aussi, et si ferme? Ce qu'il faut dire de l'Avare, ce n'est point qu'il est « moins mal écrit » (vrai blasphème littéraire) que le Tartuffe ou le Misanthrope, mais que Molière, en changeant de plume, y est de

1. A la page 105, déjà citée.

2. Bolæana, p. 37.

3. OEuvres de Fénelon, édition de Versailles, tome XXI, p. 225 et 226.

beaucoup encore le premier de nos écrivains comiques. Voltaire, qui s'est élevé justement contre l'objection faite, par un étrange préjugé, à la prose de l'Avare, n'avait pas besoin de supposer, sans preuves, que l'auteur n'avait écrit sa pièce ainsi que provisoirement et en attendant mieux : « Molière avait, dit-il', écrit son Avare en prose, pour le mettre ensuite en vers; mais il parut si bon, que les comédiens voulurent le jouer tel qu'il était, et que personne n'osa depuis y toucher. » Nous sommes persuadé que Molière n'a pas fait pour se hâter, mais avec une intention très-réfléchie, ce que le sujet de sa comédie lui conseillait de faire; et il est fort heureux qu'on ne se soit pas avisé de chercher quelque Thomas Corneille pour recommencer l'erreur du Festin de Pierre versifié. Mais laissons la question de la prose, qui, dans le jugement à porter de notre belle comédie, n'aurait jamais dû être de tant de poids.

Prose à part, l'œuvre donne-t-elle prise à quelque critique, qui puisse faire comprendre la froideur d'approbation qu'elle semble bien avoir d'abord rencontrée? N'est-elle point parfaitement composée, d'une grande vérité d'observation, d'un comique à la fois très-fort et très-amusant? Il est regrettable que M. Bazin ne se soit pas davantage expliqué, lorsqu'il a dit : << Si nous avions à examiner la pièce, nous montrerions aisément pourquoi l'exécution la plus parfaite n'a jamais pu parvenir à en faire un spectacle agréable, quelque admiration du reste qu'elle ait toujours excitée2. » Ainsi, non-seulement dans ses commencements, mais de tout temps, l'Avare aurait été plus admiré, par les seuls connaisseurs sans doute, que trouvé agréable à la représentation! Si le fait était certain, et nous aurions peine à l'admettre, serait-il aussi aisé que le dit M. Bazin de s'en rendre raison? Voici l'explication qu'on en a donnée, moins applicable au dix-septième siècle qu'à notre temps. A présent, a-t-on prétendu, nous ne nous intéressons guère au caractère de l'avare, qui n'est plus un caractère vivant. Nous avons encore des Célimènes et des Tartuffes; mais où rencon

1. Dictionnaire philosophique, au mot Art dramatique (Comédie), tome XXVII, p. 101.

2. Notes historiques sur la vie de Molière, p. 154 et 155 de la 2de édition in-12.

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