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arbres qui l'empêchait d'atteindre à leurs fruits, la concurrence des animaux qui cherchaient à s'en nourrir, la férocité de ceux qui en voulaient à sa propre vie, tout l'obligea de s'appliquer aux exercices du corps ; il fallut se rendre agile, vite à la course, vigoureux au combat. Les armes naturelles, qui sont les branches d'arbres et les pierres, se trouvèrent bientôt sous sa main. Il. apprit à surmonter les obstacles de la nature, à combattre au besoin les autres animaux, à disputer sa subsistance aux hommes mêmes, ou à se dédommager de ce qu'il fallait céder au plus fort.

DISCOURS SUR L'ORIGINE DE L'INÉGALITÉ PARMI LES HOMMES.

III. Réponse à Voltaire'

C'est à moi, monsieur, de vous remercier à tous égards. En vous offrant l'ébauche de mes tristes rêveries, je n'ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m'acquitter d'un devoir et vous rendre un hommage que nous vous devons tous comme à notre chef. Sensible, d'ailleurs, à l'honneur que vous faites à ma patrie, je partage la reconnaissance de mes concitoyens, et j'espère qu'elle ne fera qu'augmenter encore, lorsqu'ils auront profité des instructions que vous pouvez leur donner. Embellissez l'asile que vous avez choisi; éclairez un peuple digne de vos leçons, et vous qui savez si bien peindre les vertus et la liberté, apprenez-nous à les chérir dans nos murs comme dans vos écrits. Tout ce qui vous approche doit apprendre de vous le chemin de la gloire.

Vous voyez que je n'aspire pas à nous rétablir dans notre bêtise, quoique je regrette beaucoup, pour ma part, le peu que j'en ai perdu. A votre égard, monsieur, ce retour serait un miracle si grand à la fois et si nuisible, qu'il n'appartiendrait qu'à Dieu de le faire et qu'au diable de le vouloir. Ne tentez donc pas de retomber à quatre pattes; personne au monde n'y réussirait moins que vous. Vous nous redressez trop bien sur nos deux pieds, pour cesser de vous tenir sur les vôtres.

Je conviens de toutes les disgrâces qui poursuivent les hommes célèbres dans les lettres, je conviens même de tous les maux attachés à l'humanité, et qui semblent indépendants de nos vaines connaissances. Les hommes ont ouvert sur euxmêmes tant de sources de misères que, quand le hasard en (1) Voir page 89.

détourne quelqu'une, ils n'en sont guère moins inondés. D'ailleurs, il y a dans le progrès des choses des liaisons cachées que le vulgaire n'aperçoit pas, mais qui n'échapperont point à l'œil du sage, quand il y voudra réfléchir. Ce n'est ni Térence, ni Cicéron, ni Virgile, ni Sénèque, ni Tacite, ce ne sont ni les savants, ni les poètes, qui ont produit les malheurs de Rome et les crimes des Romains: mais sans le poison lent et secret qui corrompit peu à peu le plus vigoureux_gouvernement dont l'histoire ait fait mention, Cicéron, ni Lucrèce, ni Salluste n'eussent point existé ou n'eussent point écrit. Le siècle aimable de Lélius 1 et de Térence amenait de loin le siècle brillant d'Auguste et d'Horace, et enfin les siècles horribles de Sénèque et de Néron, de Domitien et de Martial. Le goût des lettres et des arts naît chez un peuple d'un vice intérieur qu'il augmente, et, s'il est vrai que tous les progrès humains soient pernicieux à l'espèce, ceux de l'esprit et des connaissances qui augmentent notre orgueil et multiplient nos égarements accélèrent bientôt nos malheurs. Mais il vient un temps où le mal est tel que les causes mêmes qui l'ont fait naître sont nécessaires pour l'empêcher d'augmenter; c'est le fer qu'il faut laisser dans la plaie, de peur que le blessé n'expire en l'arrachant.

Quant à moi, si j'avais suivi ma première vocation, et que je n'eusse ni lu ni écrit, j'en aurais sans doute été plus heureux. Cependant, si les lettres étaient maintenant anéanties, je serais privé du seul plaisir qui me reste. C'est dans leur sein que je me console de tous mes maux, c'est parmi ceux qui les cultivent que je goûte les douceurs de l'amitié, et que j'apprends à jouir de la vie sans craindre la mort. Je leur dois le peu que je suis; je leur dois même l'honneur d'être connu de vous. Mais con

sultons l'intérêt dans nos affaires et la vérité dans nos écrits. Quoiqu'il faille des philosophes, des historiens, des savants pour éclairer le monde et conduire ses aveugles habitants, si le sage Memnon 2 m'a dit vrai, je ne connais rien de si fou qu'un peuple de sages.

Convenez-en, monsieur, s'il est bon que les grands génies instruisent les hommes, il faut que le vulgaire reçoive leurs instructions: si chacun se mêle d'en donner, qui les voudra recevoir ? « Les boiteux, dit Montaigne, sont mal propres aux exercices du corps; et aux exercices de l'esprit, les âmes boiteuses. » Mais, en ce siècle savant, on ne voit que boiteux vouloir apprendre à marcher aux autres.

Le peuple reçoit les écrits des sages pour les juger, non pour s'instruire. Jamais on ne vit tant de Dandins. Le théâtre en

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fourmille, les cafés retentissent de leurs sentences, ils les affichent dans les journaux, les quais sont couverts de leurs écrits, et j'entends critiquer l'Orphelin 3, parce qu'on l'applaudit à tel grimaud si peu capable d'en voir les défauts qu'à peine en sent-il les beautés.

Recherchons la première source des désordres de la société, nous trouverons que tous les maux des hommes leur viennent de l'erreur bien plus que de l'ignorance, et que ce que nous ne savons point nous nuit beaucoup moins que ce que nous croyons savoir. Or, quel plus sûr moyen de courir d'erreurs en erreurs que la fureur de savoir tout ? Si l'on n'eût prétendu savoir que la terre ne tournait pas, on n'eût pas puni Galilée pour avoir dit qu'elle tournait. Si les seuls philosophes en 4 eussent réclamé le titre, l'Encyclopédie n'eût point eu de persécuteurs. Si cent myrmidons n'aspiraient à la gloire, vous jouiriez en paix de la vôtre, ou du moins vous n'auriez que des rivaux dignes de vous.

Ne soyez donc pas surpris de sentir quelques épines inséparables des fleurs qui couronnent les grands talents. Les injures de vos ennemis sont les acclamations satiriques qui suivent le cortège des triomphateurs : c'est l'empressement du public pour tous vos écrits qui produit les vols dont vous vous plaignez mais les falsifications n'y sont point faciles, car le fer ni le plomb ne s'allient pas avec l'or. Permettez-moi de vous le dire, par l'intérêt que je prends à votre repos et à notre instruction méprisez de vaines clameurs par lesquelles on cherche moins à vous faire du mal qu'à vous détourner de bien faire. Plus on vous critiquera, plus vous devez vous faire admirer. Un bon livre est une terrible réponse à des injures imprimées, et qui vous oserait attribuer des écrits que vous n'aurez point faits, tant que vous n'en ferez que d'inimitables ?

Je suis sensible à votre invitation, et si cet hiver me laisse en état d'aller, au printemps, habiter ma patrie, j'y profiterai de vos bontés. Mais j'aimerais mieux boire de l'eau de votre fontaine que du lait de vos vaches; et quant aux herbes de votre verger, je crains bien de n'y en trouver d'autres que le lotos 5, qui n'est pas la pâture des bêtes, et le moly, qui empêche les hommes de le devenir.

Je suis de tout mon cœur et avec respect, etc...

(Paris, le 10 décembre 1755.)

IV. Comment Rousseau a composé son

premier ouvrage

... J'allais voir Diderot, alors prisonnier à Vincennes : j'avais dans ma poche un Mercure de France 1, que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'Académie de Dijon 2, qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture: tout à coup je me sens l'esprit ébloui de mille lumières ; des foules d'idées vives s'y présentent à la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inexprimable; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Une violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu'en me relevant j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j'en répandais. O monsieur ! si j'avais jamais pu écrire le quart de ce que j'ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté j'aurais fait voir toutes les contradictions du système social; avec quelle force j'aurais exposé tous les abus de nos institutions; avec quelle simplicité j'aurais démontré que l'homme est bon naturellement, et que c'est par ces institutions seules que les hommes deviennent méchants! Tout ce que j'ai pu retenir de ces foules de grandes vérités qui dans un quart d'heure m'illuminèrent sous cet arbre a été bien faiblement épars dans les trois principaux de mes écrits: savoir, ce premier discours, celui sur l'Inégalité 2, et le Traité de l'éducation ; lesquels trois ouvrages sont inséparables, et forment ensemble un même tout. Tout le reste a été perdu; et il n'y eut d'écrit sur le lieu même que la prosopopée de Fabricius. Voilà comment, lorsque j'y pensais le moins, je devins auteur presque malgré moi. Il est aisé de concevoir comment l'attrait d'un premier succès et les critiques des barbouilleurs me jetèrent tout de bon dans la carrière. Avais-je quelque vrai talent pour écrire ? je ne sais. Une vive persuasion m'a toujours tenu lieu d'éloquence, et j'ai toujours écrit lâchement et mal quand je n'ai pas été fortement persuadé : ainsi c'est peut-être un retour caché d'amour-propre qui m'a fait choisir et mériter ma devise, et m'a si passionnément attaché à la vérité, ou à

ANTHOL. BORN.

PROSE

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tout ce que j'ai pris pour elle. Si je n'avais écrit que pour écrire, je suis convaincu qu'on ne m'aurait jamais lu...

EXTRAIT D'UNE LETTRE A M. DE MALESHERBES.

V. Nécessité

pour

l'enfant d'apprendre

un métier manuel

Je ne dis pas à Émile : Apprends l'agriculture; il la sait. Tous les travaux rustiques lui sont familiers ; c'est par eux qu'il a commencé ; c'est à eux qu'il revient sans cesse. Je lui dis donc : Cultive l'héritage de tes pères. Mais si tu perds cet héritage ou si tu n'en as point, que faire ? Apprends un métier.

Un métier à mon fils? Mon fils artisan! Monsieur, y pensezvous ? J'y pense mieux que vous, madame, qui voulez le réduire à ne pouvoir jamais être qu'un lord, un marquis, un prince, et peut-être un jour moins que rien moi, je lui veux donner un rang qu'il ne puisse perdre, un rang qui l'honore dans tous les temps; je veux l'élever à l'état d'homme; et, quoi que vous en puissiez dire, il aura moins d'égaux à ce titre 1 qu'à tous ceux qu'il tiendra de vous.

1

La lettre tue, et l'esprit vivifie 2. Il s'agit moins d'apprendre un métier pour savoir un métier, que pour vaincre les préjugés qui le méprisent. Vous ne serez jamais réduit à travailler pour vivre. Eh! tant pis, tant pis pour vous ! Mais n'importe; ne travaillez point par nécessité, travaillez par gloire. Abaissezvous à l'état d'artisan pour être au-dessus du vôtre. Pour vous soumettre la fortune et les choses, commencez par vous en rendre indépendant. Pour régner par l'opinion, commencez par régner sur elle.

Souvenez-vous que ce n'est point un talent que je vous demande; c'est un métier, un vrai métier, un art purement mécanique, où les mains travaillent plus que la tête, et qui ne mène point à la fortune, mais avec lequel on peut s'en passer... Je veux absolument qu'Émile apprenne un métier.

VI. Si j'étais riche...

Je n'irais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au fond d'une province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée,

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