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jamais croire que si riche ville pût être dans le monde entier, quand ils virent ces hauts murs et ces riches tours, dont elle était close entièrement, et ces riches palais et ces hautes églises, dont il y avait tant que nul n'aurait pu le croire, s'il ne l'avait vu de ses yeux, et le long et le large de cette ville qui, sur toutes les autres, était souveraine. Et sachez qu'il n'y eut si hardi à qui la chair ne frémit et ce ne fut pas étonnant, car jamais si grande affaire ne fut entreprise par aucune nation, depuis que le monde fut créé.

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MÉMOIRES.

(1224-1319)

JOINVILLE*

Comment Saint Louis rendait la justice

Le roi... gouverna sa terre loyalement et selon Dieu... Maintes fois advint que, en été, il s'allait seoir au bois de Vincennes après sa messe, et s'accotait à un chêne et nous faisait seoir autour de lui. Et tous ceux qui avaient affaire venaient à lui, sans destourbier 1 d'huissiers ni d'autre. Et lors il leur demandait de sa bouche : « A il ci nului 2 qui ait partie ? » Et ceux se levaient qui partie avaient. Et lors il disait : << Taisez-vous tous et on vous délivrera l'un après l'autre. » Et lors il appelait monseigneur Perron de Fontaines et monseigneur Geffroy de Villete, et disait à l'un d'eux : « Délivrezmoi cette partie. » Et quand il voyait aucune chose à amender en la parole de ceux qui parlaient pour lui, ou en la parole de ceux qui parlaient pour autrui, lui-même l'amendait de sa bouche.

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Je le vis aucune fois 4, en été, que, pour délivrer sa gent 5, il venait au jardin de Paris 6, une cotte de camelot ? vêtue, un surcot de tiretaine sans manches, un manteau de cendal noir autour de son cou, moult bien peigné et sans coiffe, et un chapeau de paon blanc sur sa tête. Et il faisait étendre un tapis pour nous seoir autour de lui, et tous les peuples 10 qui

(*) JEAN, sire de JOINVILLE, sénéchal de Champagne à titre hérédi taire, prit part à la croisade d'Égypte (1248). Fait prisonnier avec le roi Louis IX, il partagea ses souffrances, et devint dès lors son ami. Très âgé, il dicta son Histoire de saint Louis, qui fut achevée en 1309.

avaient affaire par devant lui étaient autour de lui en estant 11. Et lors il les faisait délivrer en la manière que je vous ai dit devant du bois de Vincennes.

FROISSART *

HISTOIRE DE SAINT LOUIS.

(1337-1414)

Les Bourgeois de Calais devant le roi
d'Angleterre

Froissart vient de raconter que Jean de Vienne, défenseur de Calais, est contraint de rendre la ville aux Anglais. Édouard, roi d'Angleterre, a d'abord exigé que la ville se livrât à discrétion. Puis il a consenti à épargner les habitants à la condition que six des bourgeois les plus riches et les plus influents vinssent, en chemise et la corde au cou, lui apporter les clefs de la ville (1347).

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Le roi était à cette heure en sa chambre, à grande compagnie de comtes, de barons et de chevaliers. Alors il entendit que ceux de Calais venaient en l'arroy 1 qu'il avait avisé et ordonné et se mit hors et s'en vint à la place devant son hôtel, et tous ces seigneurs après lui, et encore grand foison qui y survinrent pour voir ceux de Calais et comment ils finiraient ; et mêmement la reine d'Angleterre suivit le roi son seigneur.

Alors vint messire Gautier de Mauny et les bourgeois qui le suivaient, et descendit en la place et puis s'en vint devers le roi et lui dit : « Sire, voici la représentation de Calais à vos ordres. » Le roi se tint tout coi et les regarda moult fellement 2, car moult haïssait les bourgeois de Calais, pour les grands dommages et contraires que au temps passé sur mer ils lui avaient faits.

Ces six bourgeois se mirent à genoux par devant le roi et dirent ainsi en joignant leurs mains : « Gentil sire et gentil roi, voyez-nous cy six, qui avons été d'ancienneté bourgeois

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(*) Né à Valenciennes, JEAN FROISSART, protégé par des rois ou de très grands seigneurs, visita la France, la Belgique, l'Écosse et l'Italie. Il recueillit ainsi les matériaux qui lui permirent de composer ses Chroniques de France, d'Angleterre, d'Ecosse, d'Espagne, de Bretagne, Gascogne, de Flandre et autres lieux, où il raconte tous les principaux faits qui se sont passés de 1325 à 1400.

de Calais et grands marchands: si vous apportons les clefs de la ville et du château de Calais et les vous rendons à votre plaisir, et nous mettons en tel point que vous nous voyez, en votre pure volonté, pour sauver le demeurant du peuple de Calais, qui a souffert moult de grièvetés 5. Si veuillez avoir de nous pitié et merci par votre très haute noblesse. »

Certes, il n'y eut alors en la place seigneur, chevalier, ni vaillant homme, qui se pût abstenir de pleurer de droite pitié, ni qui pût de grand'pièce parler. Et vraiment ce n'était pas merveille; car c'est grand pitié de voir hommes déchoir et être en tel état et danger. Le roi les regarda très ireusement car il avait le cœur si dur et si épris de grands courroux qu'il ne put parler. Et quand il parla, il commanda que on feur coupât tantôt les têtes. Tous les barons et les chevaliers qui là étaient, en pleurant priaient si acertes que faire pouvait au roi qu'il en voulût avoir pitié et merci, mais il n'y voulait entendre.

Alors la noble reine d'Angleterre se jeta à genoux par devant le roi son seigneur et dit ainsi : « Ha! gentil sire, depuis que je repassai la mer en grand péril, i comme vous savez, je ne vous ai rien requis ni demandé : or, vous prié-je humblement et requiers en propre don, que pour le fils Sainte Marie et pour l'amour de moi, vous veuilliez avoir de ces six hommes merci. »

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Le roi attendit un petit à 10 parler et regarda la bonne dame sa femme qui pleurait à genoux moult tendrement; si lui amollit le cœur ; si dit : « Ha! dame, j'aimasse trop mieux 11 que vous fussiez autre part qu'ici. Vous me priez si acertes que je ne le vous ose escondire 12, et combien que je le fasse envis 14, tenez, je vous les donne; si en faites votre plaisir. »> La bonne dame dit : « Monseigneur, très grands mercis ! » Lors se leva la reine et fit lever les six bourgeois et leur ôter les chevestres 15 d'entour leur cou, et les emmena avec elle en sa chambre et les fit revêtir et donna à dîner tout aise, et puis donna à chacun six nobles 16 et les fit conduire hors de l'ost 17 à sauveté 18

CHRONIQUES,

Louis XI à Plessis-lez-Tours

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Ledit seigneur, vers la fin de ses jours, fit clore tout à l'entour sa maison du Plessis-lez-Tours1 de gros barreaux de fer, en forme de grosses grilles; et aux quatre coins de sa maison quatre moineaux 2 bons, grands et épais. Les dites grilles étaient contre le mur, du côté de la place, de l'autre part du fossé, car il était à fond de cuve et y fit mettre plusieurs broches de fer, maçonnées dedans le mur, qui avaient chacune trois ou quatre pointes, et les fit mettre fort près l'une de l'autre. Et davantage ordonna 5 dix arbalétriers à chacun des moineaux dedans les dits fossés, pour tirer à ceux qui en approcheraient avant que la porte fût ouverte, et voulait qu'ils couchassent aux dits fossés et se retirassent aux dits moineaux de fer. Il entendait bien que cette fortification ne suffisait pas contre grand nombre de gens, ni contre une armée mais de cela il n'avait point peur, seulement craignait-il que quelque seigneur, ou plusieurs, ne fissent une entreprise de prendre la place de nuit, demi par amour 6, et demi par force, avec quelque peu d'intelligence 7, et que ceuxlà prissent l'autorité, et le fissent vivre comme un homme sans sens et indigne de gouverner.

La porte du Plessis ne s'ouvrait qu'il ne fût huit heures du matin, ni ne baissait-on le pont jusques à la dite heure, et lors y entraient les officiers : et les capitaines des gardes mettaient les portiers ordinaires ; et puis ordonnaient leur guet d'archers, tant à la porte que parmi la cour, comme en une place frontière étroitement gardée; et n'y entrait nul que par le guidet, et que ce ne fût du su9 du roi, excepté quelque maître d'hôtel et gens de cette sorte, qui n'allaient point devers lui. Est-il donc possible de tenir un roi, pour le garder plus honnêtement, et en étroite prison, que lui-même se

(*) Flamand comme Froissart, PHILIPPE DE COMINES (ou Commines) fut d'abord attaché à la maison de Bourgogne. Puis il passa au service de Louis XI, auprès duquel il occupa une situation importante. Sous Charles VIII, il connut tour à tour la disgrâce et un retour de faveur. Sous Louis XII, il rentra dans la vie privée. C'est alors sans doute qu'il écrivit ses Mémoires, où sont relatés les événements qui vont de 1464 à 1498, c'est-à-dire la lutte de Charles le Téméraire et de Louis XI, puis les expéditions de Charles VIII en Italie.

tenait ! Les cages 10 où il avait tenu les autres avaient quelque huit pieds en carré, et lui qui était si grand roi, avait une petite cour de château à se promener; encore n'y venait-il guère, mais se tenait en la galerie, sans partir de là, si non par les chambres, et allait à la messe sans passer par ladite cour. Voudrait-on dire que ce roi ne souffrit pas aussi bien que les autres, qui ainsi s'enfermait et se faisait garder, qui était ainsi en peur de ses enfants et de tous ses prochains parents, et qui changeait et muait 11 de jour en jour ses serviteurs et nourris 12 et qui ne tenaient bien ne honneur que de lui, tellement qu'en nul d'eux ne s'osait se fier, et s'enchaînait ainsi de si étranges chaînes et clôture? Il est vrai que le lieu était plus grand que d'une prison commune; aussi était-il plus grand que prisonniers communs.

MÉMOIRES.

(1490 ou 95-1553)

RABELAIS

I. Manière de vivre à l'abbaye de Thélème1

Toute leur vie était employée, non par lois, statuts ou règles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les parforçait 2 ni à boire, ni à manger, ni à faire chose autre quelconque. Ainsi l'avait établi Gargantua. En leur règle n'était que cette clause : « Fais ce que voudras, » parce que gens libres, bien nés, bien instruits, conversants en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux, et retire de vice: lequel ils nommaient honneur. Iceux 5, quand par vile sujétion et contrainte sont déprimés et asservis, détournent

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(*) Né vers la fin du xve siècle à Chinon, er Touraine, mort à Paris, FRANÇOIS RABELAIS, d'origine modeste, entra dans les ordres, puis se fit recevoir docteur à Montpellier et exerça la médecine à l'Hôtel-Dieu de Lyon. En 1533, il publia Pantagruel, suivi de Gargantua (1535; III livre, 1546; IV, 1552). Le V⚫ livre, publié en 1564, après sa mort, n'est pas entièrement de lui. A deux reprises différentes, il accompagna à Rome le cardinal du Bellay, dont la protection le fit chanoine, et, durant un an, curé de Meudon (janvier 1551-janvier 1552).

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