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MONTESQUIEU*

(1689-1755)

I. Comment peut-on être Persan?

Les habitants de Paris sont d'une curiosité qui va jusqu'à l'extravagance. Lorsque j'arrivai, je fus regardé comme si j'avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres; si j'étais aux Tuileries 1, je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi; les femmes mêmes faisaient un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs qui m'entourait. Si j'étais au spectacle, je trouvais d'abord 2 cent lorgnettes dressées contre ma figure: enfin jamais homme n'a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d'entendre des gens qui n'étaient presque jamais sortis de leur chambre, qui disaient entre eux : « Il faut avouer qu'il a l'air bien persan. » Chose admirable ! je trouvais de mes portraits partout; je me voyais multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.

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Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge 3 : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare, et, quoique j'aie très bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d'une grande ville où je n'étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan et à en endosser un à l'européenne, pour voir s'il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J'eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m'avait fait perdre en un instant Î'attention et l'estime publique, car j'entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût regardé et qu'on m'eût mis en

(*) CHARLES DE SECONDAT, baron de LA BREDE et de MONTESQUIEU, naquit à La Brède, près de Bordeaux. Magistrat à Bordeaux, esprit curieux, grand lecteur, il publia en 1721 les Lettres persanes, censées écrites à leurs amis de Perse par deux Persans voyageant à Paris vers la fin du règne de Louis XIV. L'ouvrage, satire déguisée des mœurs et des institutions, eut un grand succès. Aussi Montesquieu, ayant quitté la magistrature, entreprit-il de voyager en Europe. Il rentra en F.ance en 1731, et, en 1734, fit paraltre ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. Enfin, en 1748, il donna l'Esprit des Lois, son ouvrage le plus important.

occasion d'ouvrir la bouche; mais si quelqu'un, par hasard, apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : « Ah ! ah ! monsieur est Persan ! C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peuton être Persan ! »

LETTRES PERSANES, 30.

II. Tibère

Comme on voit un fleuve miner lentement et sans bruit les digues qu'on lui oppose, et enfin les renverser dans un moment et couvrir les campagnes qu'elles conservaient, ainsi la puissance souveraine sous Auguste agit insensiblement, et renversa sous Tibère avec violence.

Il y avait une loi de majesté contre ceux qui commettaient quelque attentat contre le peuple romain. Tibère se saisit de cette loi, et l'appliqua, non pas aux cas pour lesquels elle avait été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine ou ses défiances. Ce n'étaient pas seulement les actions qui tombaient dans le cas 1 de cette loi, mais des paroles, des signes et des pensées même : car ce qui se dit dans ces épanchements de cœur que la conversation produit entre deux amis ne peut être regardé que comme des pensées. Il n'y eut donc plus de liberté dans les festins, de confiance dans les parentés, de fidélité dans les esclaves; la dissimulation et la tristesse 2 du prince se communiquant partout, l'amitié fut regardée comme un écueil; l'ingénuité, comme une imprudence ; la vertu, comme une affectation qui pouvait rappeler dans l'esprit des peuples le bonheur des temps précédents.

Il n'y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l'on exerce à l'ombre des lois et avec les couleurs de la justice, lorsqu'on va pour ainsi dire noyer des malheureux sur la planche même sur laquelle ils s'étaient sauvés.

Et comme il n'est jamais arrivé qu'un tyran ait manqué d'instruments de sa tyrannie, Tibère trouva toujours des juges prêts à con damner autant de gens qu'il en put soupçonner. Du temps de la république, le sénat, qui ne jugeait point en corps les affaires des particuliers, connaissait, par une délégation du peuple, des crimes qu'on imputait aux alliés. Tibère lui renvoya de même le jugement de tout ce qu'il appelait crime de lèse-majesté contre lui. Ce corps tomba dans une bassesse qui ne peut s'exprimer; les sénateurs

allaient au-devant de la servitude; sous la faveur de Séjan, les plus illustres d'entre eux faisaient le métier de délateurs. GRANDEUR ET DÉCADENCE, xiv.

III. De la séparation des pouvoirs

(A propos de la constitution anglaise.)

Il y a, dans chaque État, trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens 1, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil.

Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes ou juge les différends particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger; et l'autre simplement la puissance exécutrice de l'État.

La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté ; et, pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen.

Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de liberté, parce qu'on peut craindre que le même monarque ou le même Sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement.

Il n'y a point encore de liberté, si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire: car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur.

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Tout serait perdu, si le même homme 2, ou le même corps 3 des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs celui de faire des lois, celui d'exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers...

La puissance de juger ne doit pas être donnée à un Sénat permanent, mais exercée par des personnes tirées du corps du peuple, dans certains temps de l'année, de la manière

prescrite par la loi, pour former un tribunal qui ne dure qu'autant que la nécessité le requiert.

De cette façon, la puissance de juger, si terrible parmi les hommes, n'étant attachée ni à un certain état ni à un certaine profession, devient, pour ainsi dire, invisible et nulle. On n'a point continuellement des juges devant les yeux ; et l'on craint la magistrature, et non pas les magistrats.

Il faut même que, dans les grandes accusations, le criminel, concurremment avec la loi, se choisisse des juges, ou, du moins, qu'il en puisse récuser un si grand nombre que ceux qui restent soient censés être de son choix.

Les deux autres pouvoirs pourraient plutôt être donnés à des magistrats ou à des corps permanents, parce qu'ils ne s'exercent sur aucun particulier, n'étant, l'un que la volonté générale de l'État, et l'autre, que l'exécution de cette volonté générale.

Mais si les tribunaux ne doivent pas être fixes, les jugements doivent l'être à un tel point qu'ils ne soient jamais qu'un texte précis de la loi. S'ils étaient une opinion particulière du juge, on vivrait dans la société sans savoir précisément les engagements que l'on y contracte.

Il faut même que les juges soient de la condition de l'accusé ou ses pairs, pour qu'il ne puisse pas se mettre dans l'esprit qu'il soit tombé entre les mains des gens portés à lui faire violence...

Comme, dans un État libre, tout homme qui est censé avoir une âme libre doit être gouverné par lui-même, il faudrait que le peuple en corps eût la puissance législative; mais, comme cela est impossible dans les grands États, et est sujet à beaucoup d'inconvénients dans les petits, il faut que le peuple fasse par ses représentants tout ce qu'il ne peut faire par lui-même.

L'on connaît beaucoup mieux les besoins de sa ville que ceux des autres villes, et on juge mieux de la capacité de ses voisins que de celle de ses autres compatriotes. Il ne faut donc pas que les membres du corps législatif soient tirés en général du corps de la nation 5, mais il convient que, dans chaque lieu principal, les habitants se choisissent un représentant.

Le grand avantage des représentants, c'est qu'ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n'y est point du tout propre, ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie.

Il n'est pas nécessaire que les représentants, qui ont reçu de ceux qui les ont choisis une instruction générale, en reçoivent

une particulière sur chaque affaire, comme cela se pratique dans les diètes d'Allemagne. Il est vrai que, de cette manière, la parole des députés serait plus l'expression de la voix de la nation: mais cela jetterait dans des longueurs infinies, rendrait chaque député le maître de tous les autres ; et, dans les occasions les plus pressantes, toute la force de la nation pourrait être arrêtée par un caprice...

Le corps représentant ne doit pas être choisi non plus pour prendre quelque résolution active, chose qu'il ne ferait pas bien, mais pour faire des lois, ou pour voir si l'on a bien exécuté celles qu'il a faites, chose qu'il peut très bien faire, et qu'il n'y a même que lui qui puisse bien faire.

Il y a toujours dans un État des gens distingués par la naissance, les richesses ou les honneurs; mais s'ils étaient confondus parmi le peuple, et s'ils n'y avaient qu'une voix comme les autres, la liberté commune serait leur esclavage, et ils n'auraient aucun intérêt à la défendre, parce que la plupart des résolutions seraient contre eux. La part qu'ils ont à la législation doit donc être proportionnée aux autres avantages qu'ils ont dans l'État, ce qui arrivera s'ils forment un corps qui ait droit d'arrêter les entreprises du peuple, comme le peuple a droit d'arrêter les leurs.

Ainsi la puissance législative sera confiée, et au corps des nobles, et au corps qui sera choisi pour représenter le peuple, qui auront chacun leurs assemblées et leurs délibérations à part, et des vues et des intérêts séparés...

La puissance exécutrice doit être entre les mains d'un monarque, parce que cette partie du gouvernement, qui a presque toujours besoin d'une action momentanée, est mieux administrée par un que par plusieurs; au lieu que ce qui dépend de la puissance législative est souvent mieux ordonné par plusieurs que par un seul.

Que s'il n'y avait point de monarque, et que la puissance exécutrice fût confiée à un certain nombre de personnes tirées du corps législatif, il n'y aurait plus de liberté, parce que les deux puissances seraient unies, les mêmes personnes ayant quelquefois et pouvant toujours avoir part à l'une et à l'autre...

Si la puissance exécutrice n'a pas le droit d'arrêter les entreprises du corps législatif, celui-ci sera despotique; car, comme il pourra se donner tout le pouvoir qu'il peut imaginer, il anéantira toutes les autres puissances.

Mais il ne faut pas que la puissance législative ait réciproquement la faculté d'arrêter la puissance exécutrice. Car

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