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presque nuls, hors les sots qui avaient le caquet en partage et le redoublement du désespoir et l'importunité pour les autres. Ceux qui déjà regardaient cet événement comme favorable avaient beau pousser la gravité jusqu'au maintien chagrin et austère, le tout n'était qu'un voile clair, qui n'empêchait pas de bons yeux de remarquer et de distinguer tous leurs traits. Ceux-ci se tenaient aussi tenaces en place que les plus touchés, en garde contre l'opinion, contre la curiosité, contre leur satisfaction, contre leurs mouvements; mais leurs yeux suppléaient au peu d'agitation de leur corps. Des changements de posture, comme des gens peu assis ou mal debout; un certain soin de s'éviter les uns les autres, même de se rencontrer des yeux; les accidents momentanés qui arrivaient de ces rencontres; un je ne sais quoi de plus libre en toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se composer; un vif, une sorte d'étincelant autour d'eux les distinguaient malgré qu'ils en

eussent...

La promptitude des yeux à voler partout en sondant les âmes, à la faveur de ce premier trouble de surprise et de dérangement subit, la combinaison de tout ce qu'on y remarque, l'étonnement de ne pas trouver ce qu'on avait cru de quelquesuns, faute de cœur ou d'assez d'esprit en eux, et plus en d'autres qu'on n'avait pensé, tout cet amas d'objets vifs et de choses si importantes forme un plaisir à qui le sait prendre, qui, tout peu solide qu'il devient, est un des plus grands dont on puisse jouir dans une cour.

MÉMOIRES.

(1668-1747)

LESAGE*

Gil Blas chez l'archevêque de Grenade

Fils d'un pauvre écuyer et d'une humble femme de chambre, Gil Blas a des aventures variées : il sert une quinzaine de maîtres, de caractères et de conditions fort divers. L'archevêque de Grenade, désirant avoir à son service un homme qui eût de la littérature et une belle écriture, pour mettre au net les homélies qu'il prononce dans la cathédrale de Grenade et dont il désire conserver une copie, Gil Blas lui est recommandé.

(*) ALAIN-RENÉ LESAGE est né à Sarzeau (département du Morbihan) et mort à Boulogne-sur-Mer. Il a laissé des comédies et beaucoup de romans spirituels. Le principal est l'Histoire de Gil Blas de Santillane, publiée en trois fois (1715-1724-1735).

Le jour suivant, l'archevêque me fit appeler de bon matin. C'était pour me donner une homélie à transcrire ; mais il me recommanda de la copier avec toute l'exactitude possible. Je n'y manquai pas; je n'oubliai ni accent, ni point, ni virgule. Aussi la joie qu'il en témoigna fut mêlée de surprise. « Père éternel! s'écria-t-il avec transport, lorsqu'il eut parcouru des yeux tous les feuillets de ma copie, vit-on jamais rien de plus correct? Vous êtes trop bon copiste pour n'être pas grammairien 1. Parlez-moi confidemment, mon ami. N'avez-vous rien trouvé en écrivant qui vous ait choqué? Quelque négligence dans le style, ou quelque terme impropre ? Cela peut fort bien m'être échappé dans le feu de la composition. Oh ! monseigneur, lui répondis-je d'un air modeste, je ne suis point assez éclairé pour faire des observations critiques ; et quand je le serais, je suis persuadé que les ouvrages de Votre Grandeur braveraient ma censure. » Le prélat sourit de ma réponse. Il ne répliqua point; mais il me laissa voir, au travers de toute sa piété, qu'il n'était pas auteur impunément 2.

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J'achevai de gagner ses bonnes grâces par cette flatterie. Je lui devins plus cher de jour en jour, et j'appris enfin de don Fernand 3, qui le venait voir très souvent, que j'en étais aimé de manière que je pouvais compter ma fortune faite. Cela me fut confirmé peu de temps après par mon maître même, et voici à quelle occasion. Un soir il répéta devant moi avec enthousiasme, dans son cabinet, une homélie qu'il devait prononcer le lendemain dans la cathédrale. Il ne se contenta pas de me demander ce que j'en pensais en général, il m'obligea de lui dire les endroits qui m'avaient le plus frappé. J'eus le bonheur de lui citer ceux qu'il estimait davantage, ses morceaux favoris. Par là je passai dans son esprit pour un homme qui avait une connaissance délicate des vraies beautés d'un ouvrage. « Voilà, s'écria-t-il, ce qu'on appelle avoir du goût et du sentiment ! Va, mon ami, tu n'as pas, je t'assure, l'oreille béotienne. » En un mot, il fut si content de moi, qu'il me dit avec vivacité : « Sois, Gil Blas, sois désormais sans inquiétude sur ton sort; je me charge de t'en faire un des plus agréables. Je t'aime ; et pour te le prouver, je te fais mon confident. »

Je n'eus pas sitôt entendu ces paroles, que je tombai aux pieds de Sa Grandeur, tout pénétré de reconnaissance. J'embrassai de bon cœur ses jambes cagneuses, et je me regardai comme un homme qui était en train de s'enrichir. « Oui, mon enfant, reprit l'archevêque, dont mon action avait interrompu le discours, je veux te rendre dépositaire de mes plus secrètes

pensées. Écoute avec attention ce que je vais te dire. Je me plais à prêcher. Le Seigneur bénit mes homélies; elles touchent les pécheurs, les font rentrer en eux-mêmes et recourir à la pénitence. J'ai la satisfaction de voir un avare, effrayé des images que je présente à sa cupidité, ouvrir ses trésors et les répandre d'une prodigue main; d'arracher un voluptueux aux plaisirs et de remplir d'ambitieux les ermitages. Ces conversions, qui sont fréquentes, devraient toutes seules m'exciter au travail. Néanmoins, je t'avouerai ma faiblesse ; je me propose encore un autre prix, un prix que la délicatesse de ma vertu me reproche inutilement : c'est l'estime que le monde a pour des écrits fins et limés. L'honneur de passer pour un parfait orateur a des charmes pour moi. On trouve mes ouvrages également forts et délicats; mais je voudrais bien éviter le défaut des bons auteurs qui écrivent trop longtemps, et me sauver toute ma réputation. Ainsi, mon cher Gil Blas, continua le prélat, j'exige une chose de ton zèle : quand tu t'apercevras que ma plume sentira la vieillesse, lorsque tu me verras baisser, ne manque pas de m'en avertir. Je ne me fie point à moi là-dessus. Mon amour-propre pourrait me séduire. Cette remarque demande un esprit désintéressé. Je fais choix du tien, que je connais bon. Je m'en rapporterai à ton jugement.

avec

Grâce au ciel, lui dis-je, monseigneur, vous êtes encore fort éloigné de ce temps-là. De plus, un esprit de la trempe de celui de Votre Grandeur se conservera beaucoup mieux qu'un autre, ou, pour parler plus juste, vous serez toujours le même. Je vous regarde comme un autre cardinal Ximénès, dont le génie supérieur, au lieu de s'affaiblir par les années, semblait en recevoir de nouvelles forces. Point de flatterie, interrompit-il, mon ami! Je sais que je puis tomber tout d'un coup. A mon âge, on commence à sentir les infirmités, et les infirmités du corps altèrent l'esprit. Je te le répète, Gil Blas, dès que tu jugeras que ma tête s'affaiblira, donne-m'en aussitôt avis. Ne crains pas d'être franc et sincère ; je recevrai cet avertissement comme une marque d'affection pour moi. D'ailleurs, il y va de ton intérêt ; si par malheur pour toi il me revenait qu'on dît dans la ville que mes discours n'ont plus leur force ordinaire, et que je devrais me reposer, je te le déclare tout net, tu perdrais avec mon amitié la fortune que je t'ai promise. Tel serait le fruit de ta sotte discrétion. »

Le patron 5 cessa de parler en cet endroit pour entendre ma réponse, qui fut une promesse de faire ce qu'il souhaitait. Depuis ce moment-là il n'eut plus rien de caché pour moi : je devins son favori.

Deux mois après, dans le temps de ma plus grande faveur, nous eûmes une chaude alarme au palais épiscopal : l'archevêque tomba en apoplexie. On le secourut si promptement, et on lui donna de si bons remèdes, que quelques jours après il n'y paraissait plus ; mais son esprit en reçut une rude atteinte. Je le remarquai bien dès la première homélie qu'il composa. Je ne trouvai pas toutefois la différence qu'il y avait de celle-là aux autres assez sensible pour conclure que l'orateur commençait à baisser. J'attendis encore une homélie pour mieux savoir à quoi m'en tenir. Oh ! pour celle-là, elle fut décisive. Tantôt le bon prélat se rebattait, tantôt il s'élevait trop haut ou descendait trop bas. C'était un discours diffus, une rhétorique de régent usé, une capucinade.

9

Je ne fus pas le seul qui y prit garde 8. La plupart des auditeurs, comme s'ils eussent été aussi gagés pour l'examiner, se disaient tout bas les uns aux autres : « Voilà un sermon qui sent l'apoplexie. » Allons, monsieur l'arbitre des homélies, me dis-je alors à moi-même, préparez-vous à faire votre office. Vous voyez que monseigneur tombe; vous devez l'en avertir, non seulement comme dépositaire de ses pensées, mais encore de peur que quelqu'un de ses amis ne fût assez franc pour vous prévenir. En ce cas-là, vous savez ce qu'il en arriverait : vous seriez biffé de son testament.

Après ces réflexions, j'en faisais d'autres toutes contraires : l'avertissement dont il s'agissait me paraissait délicat à donner. Je jugeais qu'un auteur entêté 10 de ses ouvrages pourrait le recevoir mal; mais, rejetant cette pensée, je me représentais qu'il était impossible qu'il le prît en mauvaise part, après l'avoir exigé de moi d'une manière si pressante. Ajoutons à cela que je comptais bien de lui parler avec adresse, et de lui faire avaler la pilule tout doucement. Enfin, trouvant que je risquais davantage à garder le silence qu'à le rompre, je me déterminai à parler.

Je n'étais plus embarrassé que d'une chose : je ne savais de quelle façon entamer la parole. Heureusement l'orateur luimême me tira de cet embarras, en me demandant ce qu'on disait de lui dans le monde, et si l'on était satisfait de son dernier discours. Je répondis qu'on admirait toujours ses homélies; mais qu'il me semblait que la dernière n'avait pas si bien que les autres affecté l'auditoire. « Comment donc, mon ami, répliqua-t-il avec étonnement, aurait-elle trouvé quelque Aristarque? Non, monseigneur, lui repartis-je, non. Ce ne sont pas des ouvrages tels que les vôtres, que l'on ose cri

tiquer il n'y a personne qui n'en soit charmé. Néanmoins, puisque vous m'avez recommandé d'être franc et sincère, je prendrai la liberté de vous dire que votre dernier discours ne me paraît pas tout à fait de la force des précédents. Ne pensezvous pas cela comme moi ? »

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Ces paroles firent pâlir mon maître, qui me dit avec un souris forcé : « Monsieur Gil Blas, cette pièce n'est donc pas de votre goût? Je ne dis pas cela, monseigneur, interrompis-je, tout déconcerté. Je la trouve excellente, quoiqu'un peu audessous de vos autres ouvrages. Je vous entends, répliquat-il; je vous parais baisser, n'est-ce pas ? Tranchez le mot. Vous croyez qu'il est temps que je songe à la retraite ? Je n'aurais pas été assez hardi, lui dis-je, pour vous parler si librement, si Votre Grandeur ne me l'eût ordonné. Je ne fais donc que lui obéir, et je la supplie très humblement de ne me point savoir mauvais gré de ma hardiesse. - A Dieu ne plaise, interrompit-il avec précipitation, à Dieu ne plaise que je vous la reproche. Il faudrait que je fusse bien injuste. Je ne trouve point du tout mauvais que vous me disiez votre sentiment. C'est votre sentiment seul que je trouve mauvais. J'ai été furieusement la dupe de votre intelligence bornée. »

Quoique démonté, je voulus chercher quelque modification pour rajuster les choses; mais le moyen 11 d'apaiser un auteur irrité, et de plus un auteur accoutumé à s'entendre louer ! « N'en parlons plus, dit-il, mon enfant. Vous êtes encore trop jeune pour démêler le vrai du faux. Apprenez que je n'ai jamais composé de meilleure homélie que celle qui a le malheur de n'avoir pas votre approbation. Mon esprit, grâce au ciel, n'a rien encore perdu de sa vigueur. Désormais je choisirai mieux mes confidents; j'en veux de plus capables que vous de décider. Allez, poursuivit-il, en me poussant par les épaules hors de son cabinet, allez dire à mon trésorier qu'il vous compte cent ducats 12, et que le ciel vous conduise avec cette somme ! Adieu, monsieur Gil Blas, je vous souhaite toutes sortes de prospérités avec un peu plus de goût. »>

GIL BLAS.

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