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Mais Pierre manqua d'être renversé. Un troupeau de crieurs débouchait, lançait au travers de la foule, en criant les journaux du soir. Une nouvelle édition de la Voix du Peuple, surtout, faisait un vacarme assourdissant, dominant le bruit des roues. Des voix rauques jetaient, reprenaient le cri, à intervalles réguliers : « Demandez la Voix du Peuple, le nouveau scandale des chemins de fer africains, l'échec du ministère, les trentedeux vendus de la Chambre et du Sénat ! » Et sur les exemplaires du journal, agités comme des étendards, se lisaient ces titres, en caractères énormes. La foule continuait à galoper, sans prêter grande attention, habituée à cette boue, saturée d'infamie...

Alors, Pierre se souvint une fois encore de sa matinée, de cette effrayante maison de la rue des Saules 2, où s'entassaient tant de misère et tant de souffrance. Il revit la cour fangeuse comme un cloaque, les escaliers nauséabonds, les logements sordides, glacés et nus, des familles se disputant des pâtées dont n'auraient pas voulu les chiens errants, des mères promenant des poupons qui hurlaient, des vieux tombés dans des coins ainsi que des bêtes, agonisant de faim dans l'ordure. Et puis, ce fut encore sa journée, la magnificence, la quiétude, la joie des salons qu'il avait traversés, tout l'éclat insolent du Paris financier, du Paris politique et mondain. Et il aboutissait enfin, au crépuscule, à ce Paris Gomorrhe, à ce Paris Sodome, s'allumant pour la nuit, dont la cendre 3 fine, peu à peu, noy ait l'océan des toitures. Et l'exécrable monstruosité de cela clamait sous le ciel pâle, où scintillaient les premières étoiles, pures et tremblantes...

Au moment où il arrivait à la place de l'Opéra, Pierre, brisé de fatigue, éperdu, leva les yeux. Où était-il donc ? Le cœur de la grande ville semblait battre là, dans la vaste étendue de ce carrefour, comme si le sang des quartiers lointains eût afflué de tous les côtés, par de triomphales avenues. Il regarda se perdre à l'horizon les trouées de l'avenue de l'Opéra, des rues du Quatre-Septembre 5 et de la Paix 5, claires encore d'un reste de jour, déjà étoilées d'un fourmillement d'étincelles. Le boulevard traversait la place du torrent de sa circulation, où venaient se heurter les afflux des rues voisines, en de continuels remous, qui faisaient de ce point le gouffre le plus dangereux du monde. Vainement les gardiens de la paix tâchaient de mettre là quelque prudence, le flot des piétons débordait quand même, les roues s'enchevêtraient, les chevaux se cabraient, au milieu du bruit de marée humaine, aussi haute, aussi incessante

que la voix de tempête d'un Océan. Puis, c'était la masse isolée de l'Opéra, peu à peu noyé d'ombre, énorme et mystérieux, tel qu'un symbole, et dont l'Apollon 7, porteur de lyre, tout en haut, gardait un dernier reflet de lumière, dans le ciel blême. Et toutes les fenêtres des façades s'éclairaient, une allégresse naissait de ces milliers de lampes qui étincelaient une à une, un besoin de détente universelle, de libre assouvissement s'épandait avec l'ombre croissante, tandis que, de loin en loin, les globes électriques éclataient comme les lunes des nuits claires de Paris.

LES TROIS VILLES, PARIS. (Fasquelle, éditeur.)

ALPHONSE DAUDET*

(1840-1897)

I. Le Sous-Préfet aux champs

1

M. le sous-préfet est en tournée. Cocher devant, laquais derrière, la calèche de la sous-préfecture l'emporte majestueusement au concours régional 1 de la Combe-aux-Fées 2. Pour cette journée mémorable, M. le sous-préfet a mis son bel habit brodé, son petit claque, sa culotte collante à bandes d'argent et son épée de gala à poignée de nacre... Sur ses genoux repose une grande serviette en chagrin gaufré qu'il regarde tristement.

M. le sous-préfet regarde tristement sa serviette en chagrin gaufré; il songe au fameux discours qu'il va falloir prononcer tout à l'heure devant les habitants de la Combe-aux-Fées... << Messieurs et chers administrés 3... » Mais il a beau tortiller la soie blonde de ses favoris et répéter vingt fois de suite... << Messieurs et chers administrés... », la suite du discours ne vient pas.

La suite du discours ne vient pas... Il fait si chaud dans

(*) ALPHONSE DAUDET naquit à Nîmes, d'une famille de petits industriels, que ruina la révolution de 1848. Il eut une existence difficile à Alais, à Lyon et à Paris, jusqu'au jour où il devint secrétaire du duc de Morny (1861). A un recueil de vers, les Amoureuses (1858), succédèrent de nombreux romans ou recueils de nouvelles, dont les plus connus sont les Lettres de mon moulin (1866), le Petit Chose (1868), Tartarin de Tarascon (1872) et les Contes du Lundi (1873).

cette calèche !... A perte de vue, la route de la Combe-aux-Fées poudroie sous le soleil du Midi... L'air est embrasé... et sur les ormeaux du bord du chemin, tout couverts de poussière blanche, des milliers de cigales se répondent d'un arbre à l'autre... Tout à coup, M. le sous-préfet tressaille. Là-bas, au pied d'un coteau, il vient d'apercevoir un petit bois de chênes verts qui semble lui faire signe.

Le petit bois de chênes verts semble lui faire signe : « Venez donc par ici, monsieur le sous-préfet, pour composer votre discours; vous serez bien mieux sous mes arbres... » M. le sous-préfet est séduit ; il saute à bas de sa calèche et dit à ses gens de l'attendre, qu'il va composer son discours dans le petit bois de chênes verts.

Dans le petit bois de chênes verts il y a des oiseaux, des violettes, et des sources sous l'herbe fine... Quand ils ont aperçu M. le sous-préfet avec sa belle culotte et sa serviette en chagrin gaufré, les oiseaux ont eu peur et se sont arrêtés de chanter; les sources n'ont plus osé faire de bruit, et les violettes se sont cachées dans le gazon... Tout ce petit monde-là n'a jamais vu de sous-préfet et se demande à voix basse quel est ce beau seigneur qui se promène en culotte d'argent.

A voix basse, sous la feuillée, on se demande quel est ce beau seigneur en culotte d'argent... Pendant ce temps-là, M. le sous-préfet, ravi du silence et de la fraîcheur du bois, relève les pans de son habit, pose son claque sur l'herbe, et s'assied dans la mousse, au pied d'un jeune chêne; puis il ouvre sur ses genoux sa grande serviette en chagrin gaufré et en tire une large feuille de papier-ministre 4. « C'est un artiste, dit la fauvette. Non, dit le bouvreuil, ce n'est pas un artiste, puisqu'il a une culotte en argent ; c'est plutôt un prince. »

« C'est plutôt un prince, dit le bouvreuil. - Ni un artiste, ni un prince, interrompt un vieux rossignol qui a chanté toute une saison dans les jardins de la sous-préfecture... Je sais ce que c'est, c'est un sous-préfet ! » Et tout le petit bois va chuchotant « C'est un sous-préfet! c'est un sous-préfet ! »>< << Comme il est chauve !» remarque une alouette à grande huppe. Les violettes demandent : « Est-ce que c'est méchant ? »

« Est-ce que c'est méchant?» demandent les violettes. Le vieux rossignol répond : « Pas du tout ! » Et sur cette assurance, les oiseaux se remettent à chanter, les sources à courir, les violettes à embaumer, comme si le monsieur n'était pas là... Impassible au milieu de tout ce joli tapage, M. le sous-préfet invoque dans son cœur la muse des comices agricoles, et, le

crayon levé, commence à déclamer de sa voix de cérémonie : << Messieurs et chers administrés... »

Messieurs et chers administrés », dit le sous-préfet de sa voix de cérémonie... Un éclat de rire l'interrompt; il se retourne et ne voit rien qu'un gros pivert, qui le regarde en riant, perché sur son claque. Le sous-préfet hausse les épaules et veut continuer son discours; mais le pivert l'interrompt encore et lui crie de loin : « A quoi bon ? Comment! à quoi bon ?» dit le sous-préfet, qui devient tout rouge; et, chassant d'un geste cette bête effrontée, il reprend de plus belle : « Messieurs et chers administrés... »

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<< Messieurs et chers administrés », a repris le sous-préfet de plus belle; mais alors, voilà les petites violettes qui se haussent vers lui sur le bout de leurs tiges et qui lui disent doucement : « Monsieur le sous-préfet, sentez-vous comme nous sentons bon?» Et les sources lui font sous la mousse une musique divine, et dans les branches, au-dessus de sa tête, des tas de fauvettes viennent lui chanter leurs plus jolis airs, et tout le petit bois conspire pour l'empêcher de composer son discours. Tout le petit bois conspire pour l'empêcher de composer son discours... M. le sous-préfet, grisé de parfums, ivre de musique, essaye vainement de résister au charme nouveau qui l'envahit. Il s'accoude sur l'herbe, dégrafe son bel habit, balbutie encore deux ou trois fois : « Messieurs et chers administrés... messieurs et chers admi... messieurs et chers... >> Puis il envoie les administrés au diable, et la muse des comices agricoles n'a plus qu'à se voiler la face.

Voile-toi la face, ô muse des comices agricoles !... Lorsque, au bout d'une heure, les gens de la sous-préfecture, inquiets de leur maître, sont entrés dans le petit bois, ils ont vu un spectacle qui les a fait reculer d'horreur... M. le sous-préfet était couché sur le ventre, dans l'herbe, débraillé comme un bohême. Il avait mis son habit bas, et tout en mâchonnant des violettes, M. le sous-préfet faisait des vers.

LETTRES DE MON MOULIN. (Fasquelle, éditeur.)

II. Les Chasseurs de casquettes

Au temps dont je vous parle, Tartarin de Tarascon n'était pas encore le Tartarin qu'il est aujourd'hui, le grand Tartarin de Tarascon, si populaire dans tout le midi de la France. Pourmême à cette époque — c'était déjà le roi de Tarascon.

tant

-

Disons d'où lui venait cette royauté.

Vous saurez d'abord que là-bas tout le monde est chasseur, depuis le plus grand jusqu'au plus petit. La chasse est la passion des Tarasconnais, et cela depuis les temps mythologiques où la Tarasque faisait les cent coups dans les marais de la ville et où les Tarasconnais d'alors organisaient des battues contre elle. Il y a beau jour 2, comme vous voyez.

1

Donc, tous les dimanches matin, Tarascon prend les armes et sort de ses murs, le sac au dos, le fusil sur l'épaule, avec un tremblement 3 de chiens, de furets, de trompes, de cors de chasse. C'est superbe à voir... Par malheur, le gibier manque, il manque absolument.

Si bêtes que soient les bêtes, vous pensez bien qu'à la longue elles ont fini par se méfier.

A cinq lieues autour de Tarascon, les terriers sont vides, les nids abandonnés. Pas un merle, pas une caille, pas le moindre lapereau.

Elles sont cependant bien tentantes ces jolies collinettes 4. tarasconnaises, toutes parfumées de myrte, de lavande, de romarin; et ces beaux raisins muscats gonflés de sucre, qui s'échelonnent au bord du Rhône, sont diablement appétissants aussi... Oui, mais il y a Tarascon derrière, et dans le petit monde du poil et de la plume, Tarascon est très mal noté. Les oiseaux de passage eux-mêmes l'ont marqué d'une grande croix sur leurs feuilles de route 5, et quand les canards sauvages

descendant vers la Camargue en longs triangles - aperçoivent de loin les clochers de la ville, celui qui est en tête se met à crier bien fort : « Voilà Tarascon !... voilà Tarascon ! » et toute la bande fait un crochet.

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Bref, en fait de gibier, il ne reste plus dans le pays qu'un vieux coquin de lièvre, échappé comme par miracle aux septembrisades tarasconnaises et qui s'entête à vivre là? A Tarascon ce lièvre est très connu. On lui a donné un nom. Il s'appelle le Rapide. On sait qu'il a son gîte dans la terre de M. Bompard, -ce qui, par parenthèse, a doublé et même triplé le prix de cette terre, mais on n'a pas encore pu l'atteindre.

A l'heure qu'il est même, il n'y a plus que deux ou trois enragés qui s'acharnent après lui.

Les autres en ont fait leur deuil 7, et le Rapide est passé depuis longtemps à l'état de superstition locale, bien que le Tarasconnais soit très peu superstitieux de sa nature.

Ah çà ! me direz-vous, puisque le gibier est si rare à Taras

ANTHOL. BORN.

PROSE

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