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présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs, l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis... Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j'entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu'on a consentis, des maux qu'on a soufferts. On aime la maison qu'on a bâtie et qu'on transmet. Le chant spartiate : « Nous sommes ce que vous fûtes; nous serons ce que vous êtes, » est dans sa simplicité l'hymne abrégé de toute patrie. QU'EST-CE QU'UNE NATION? (Calmann-Lévy, éditeurs.)

(1828-1893)

TAINE*

Théorie des milieux

Après avoir montré que les états et les opérations de l'homme intérieur et invisible ont pour causes certaines façons générales de penser et de sentir, Taine ajoute :

L'on peut considérer le mouvement total de chaque civilisation distincte comme l'effet d'une force permanente qui, à chaque instant, varie son œuvre en modifiant les circonstances où elle agit.

Trois sources différentes contribuent à produire cet état moral élémentaire : la race, le milieu et le moment. Ce qu'on appelle la race, ce sont ces dispositions innées et héréditaires que l'homme apporte avec lui à la lumière, et qui ordinairement sont jointes à des différences marquées dans le tempérament et dans la structure du corps. Elles varient selon les peuples.

(*) HIPPOLYTE TAINE, Ardennais de Vouziers, a excellé comme philosophe, comme critique d'art, comme critique littéraire et comme historien. Ses œuvres capitales sont sans doute son Histoire de la littérature anglaise (1864), et, plus encore, ses Origines de la France contemporaine (1876-1893).

Il y a naturellement des variétés d'hommes, comme des variétés de taureaux et de chevaux, les unes braves et intelligentes, les autres timides et bornées, les unes capables de conceptions et de créations supérieures, les autres réduites aux idées et aux inventions rudimentaires..., comme on voit des races de chiens mieux douées, les unes pour la course, les autres pour le combat, les autres pour la chasse, les autres enfin pour la garde des maisons ou des troupeaux. Il y a là une force distincte, si distincte qu'à travers les énormes déviations que les deux autres moteurs lui impriment, on la reconnaît encore, et qu'une race comme l'ancien peuple aryen, éparse depuis le Gange jusqu'aux Hébrides, établie sous tous les climats, échelonnée à tous les degrés de la civilisation, transformée par trente siècles de révolutions, manifeste pourtant dans ses langues, dans ses religions, dans ses littératures et dans ses philosophies, la communauté de sang et d'esprit qui relie encore aujourd'hui tous ses rejetons...

Telle est la première et la plus riche source de ses facultés maîtresses d'où dérivent les événements historiques, et l'on voit d'abord que, si elle est puissante, c'est qu'elle n'est pas une simple source, mais une sorte de lac et comme un profond réservoir où les autres sources, pendant une multitude de siècles, sont venues entasser leurs propres eaux.

Lorsqu'on a ainsi constaté la structure intérieure d'une race, il faut considérer le milieu dans lequel elle vit. Car l'homme n'est pas seul dans le monde ; la nature l'enveloppe et les autres hommes l'entourent; sur le pli primitif et permanent viennent s'étaler les plis accidentels et secondaires, et les circonstances physiques ou sociales dérangent ou complètent le naturel qui leur est livré. Tantôt le climat a fait son effet. Quoique nous ne puissions suivre qu'obscurément l'histoire des peuples aryens depuis leur patrie commune jusqu'à leur patrie définitive, nous pouvons affirmer cependant que la profonde différence qui se montre entre les races germaniques, d'une part, et les races helléniques et latines, de l'autre, provient en grande partie de la différence des contrées où elles se sont établies, les unes dans des pays froids et humides, au fond d'âpres forêts marécageuses ou sur les bords d'un océan sauvage, enfermées dans les sensations mélancoliques ou violentes, inclinées vers l'ivrognerie et la grosse nourriture, tournées vers la vie militante et carnassière ; les autres, au contraire, au milieu des plus beaux paysages, au bord d'une mer éclatante et riante, invitées à la navigation et au commerce, exemptes des

besoins grossiers de l'estomac, dirigées dès l'abord vers les habitudes sociales, vers l'organisation politique, vers les sentiments et les facultés qui développent l'art de parler, le talent de jouir, l'invention des sciences, des lettres et des arts. Tantôt les circonstances politiques ont travaillé, comme dans les deux 1 civilisations italiennes la première, tournée tout entière vers l'action, la conquête, le gouvernement et la législation, par la situation primitive d'une ville de refuge 2 et d'une aristocratie armée, qui, important et enrégimentant les vaincus, mettait debout deux corps hostiles 3 l'un en face de l'autre et ne trouvait de débouché que dans la guerre systématique ; la seconde, exclue de l'unité et de la grande ambition politique par la situation cosmopolite de son pape et par l'intervention militaire des nations voisines, reportée tout entière, sur la pente de son magnifique et harmonieux génie, vers le culte de la volupté et de la beauté. - Tantôt enfin les conditions sociales ont imprimé leur marque, comme il y a dix-huit siècles par le christianisme et vingt-cinq siècles par le bouddhisme, lorsqu'autour de la Méditerranée, comme dans l'Hindoustan, les suites extrêmes de la conquête et de l'organisation aryenne amenèrent l'oppression intolérable, l'écrasement de l'individu, le désespoir complet, la malédiction jetée sur le monde, avec le développement de la métaphysique et du rêve, et que l'homme, dans ce cachot de misères, sentant son cœur se fondre, conçut l'abnégation, la charité, l'amour tendre, la douceur, l'humilité, la fraternité humaine, là-bas dans l'idée du néant universel, ici sous la paternité de Dieu. Que l'on regarde autour de soi les instincts régulateurs et les facultés implantées dans une race, bref le tour d'esprit d'après lequel aujourd'hui elle pense et elle agit, on y découvrira le plus souvent l'œuvre de quelqu'une de ces situations prolongées, de ces circonstances enveloppantes, de ces persistantes et gigantesques pressions exercées sur un amas d'hommes qui, un à un, et tous ensemble, de génération en génération, n'ont pas cessé d'être ployés et façonnés par leur effort... Ce sont là les plus efficaces entre les causes observables qui modèlent l'homme primitif; elles sont aux nations ce que l'éducation, la profession, la condition, le séjour sont aux individus, et elles semblent tout comprendre, puisqu'elles comprennent toutes les puissances extérieures, qui façonnent la matière humaine et par lesquelles le dehors agit sur le dedans.

Il y a pourtant un troisième ordre de causes; car, avec les forces du dedans et du dehors, il y a l'œuvre qu'elles ont déjà

faite ensemble, et cette œuvre elle-même contribue à produire celle qui suit. Outre l'impulsion permanente et le milieu donné, il y a la vitesse acquise. Quand le caractère national et les circonstances environnantes opèrent, ils n'opèrent point sur une table où des empreintes sont déjà marquées. Selon qu'on prend la table à un moment ou à un autre, l'empreinte est différente; et cela suffit pour que l'effet total soit différent. Considérez, par exemple, deux moments d'une littérature ou d'un art, la tragédie française sous Corneille et sous Voltaire, le théâtre grec sous Eschyle et sous Euripide, la poésie latine sous Lucrèce et sous Claudien, la peinture italienne sous Vinci et sous Le Guide. Certainement, à chacun de ces deux points extrêmes 4, la conception générale n'a pas changé ; et c'est toujours le même type humain qu'il s'agit de représenter ou de peindre; le moule du vers, la structure du drame, l'espèce des corps ont persisté. Mais, entre autres différences, il y a celle-ci qu'un des artistes est le précurseur et que l'autre est le successeur, que le premier n'a pas de modèle, que le second a un modèle, que le premier voit les choses face à face, et que le second voit les choses par l'intermédiaire du premier, que plusieurs grandes parties de l'art se sont perdues et que certains détails de l'art se sont perfectionnés, que la simplicité et la grandeur de l'impression ont diminué, que l'agrément et le raffinement de la forme se sont accrus, bref que la première œuvre a déterminé la seconde... Que si vous regardez maintenant, non plus un court moment comme tout à l'heure, mais quelqu'un de ces larges développements qui embrassent un ou plusieurs siècles, comme le moyen âge ou notre dernière époque classique, la conclusion sera pareille. Une certaine conception dominatrice y a régné ; les hommes, pendant deux cents ans, cinq cents ans, se sont représenté un certain modèle idéal de l'homme : au moyen âge, le chevalier et le moine; dans notre âge classique, l'homme de cour et le beau parleur; cette idée créatrice et universelle s'est manifestée dans tout le champ de l'action et de la pensée, et, après avoir couvert le monde de ses œuvres involontairement systématiques, elle s'est alanguie, puis elle est morte, et voici qu'une nouvelle idée se lève, destinée à une domination égale et à des créations aussi multipliées. Posez ici que la seconde dépend en partie de la première, et que c'est la première qui, combinant son effort avec ceux du génie national et des circonstances enveloppantes, va imposer aux choses naissantes leur tour et leur direction. C'est d'après cette loi que se forment les grands

courants historiques, j'entends par là les longs règnes d'une forme d'esprit où d'une idée maîtresse, comme cette période de créations spontanées qu'on appelle la Renaissance, ou cette période de classifications oratoires qu'on appelle l'âge classique, ou cette série de synthèses mystiques qu'on appelle l'époque alexandrine et chrétienne, ou cette série de floraisons mythologiques qui se rencontre aux origines de la Germanie, de l'Inde et de la Grèce. Il n'y a ici comme partout qu'un problème de mécanique : l'effet total est un composé déterminé tout entier par la grandeur et la direction des forces qui le produisent. La seule différence qui sépare ces problèmes moraux des problèmes physiques, c'est que les directions et les grandeurs ne se laissent pas évaluer et préciser dans les premiers comme dans les seconds...

HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE ANGLAISE [Introduction]. (Hachette et Cie, éditeurs.)

(1821-1880)

GUSTAVE FLAUBERT*

I. Le Festin des mercenaires1

La scène se passe après la première guerre punique, au milieu du IIIe siècle avant J.-C.

C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar 2.

Les soldats qu'il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le jour anniversaire de la bataille d'Eryx 3, et comme le maître était absent et qu'ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté.

Les capitaines, portant des cothurnes de bronze, s'étaient placés dans le chemin du milieu, sous un voile de pourpre à franges d'or, qui s'étendait depuis le mur des écuries jusqu'à la première terrasse du palais; le commun des soldats était répandu sous les arbres, où l'on distinguait quantité de bâtiments à toit plat, pressoirs, celliers, magasins, boulangeries et

(*) GUSTAVE FLAUBERT, fils d'un chirurgien de Rouen, sa ville natale, où il passa presque toute son existence, dut à sa situation de fortune de pouvoir se donner tout entier à la littérature. Mais sa production fut peu abondante, à cause du soin qu'il apportait au style. Ses œuvres le plus connues sont Madame Bovary (1857) et Salammbô (1862).

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