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faim, se trouvant excité comme il arrive aux enfants qui rompent leurs habitudes, il eut plus d'esprit, plus de curiosité et plus de raisonnement qu'à l'ordinaire. Il se fit expliquer où il était, et quand il eut vu que c'était au milieu d'un bois, il eut un peu peur.

Y a-t-il des méchantes bêtes dans ce bois ? demanda-t-il à son père.

Non, fit le père, il n'y en a point. Ne crains rien.

Tu as donc menti quand tu m'as dit que, si j'allais avec toi dans les grands bois, les loups m'emporteraient ?

Voyez-vous ce raisonnement ? dit Germain embarrassé. Il a raison, reprit la petite Marie, vous lui avez dit cela il a bonne mémoire, il s'en souvient. Mais apprends, mon Petit-Pierre, que ton père ne ment jamais. Nous avons passé les grands bois pendant que tu dormais, et nous sommes à présent dans les petits bois, où il n'y a pas de méchantes bêtes. Les petits bois sont-ils bien loin des grands?

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Assez loin; d'ailleurs les loups ne sortent pas des grands bois. Et puis, s'il en venait ici, ton père les tuerait.

Et nous aussi, car tu nous aiderais bien, mon Pierre ? Tu n'as pas peur, toi ? Tu taperais bien dessus ?

Oui, oui, dit l'enfant enorgueilli, en prenant une pose héroïque, nous les tuerions!

Il n'y a personne comme toi pour parler aux enfants, dit Germain à la petite Marie, et pour leur faire entendre raison. Il est vrai qu'il n'y a pas longtemps que tu étais toimême un petit enfant, et tu te souviens de ce que te disait ta mère. Je crois bien que, plus on est jeune, mieux on s'entend avec ceux qui le sont...

Cependant, peu à peu, la tête de l'enfant s'appesantit, elle se pencha sur la poitrine de Marie, ses mains se détendirent, se séparèrent et retombèrent ouvertes sur ses genoux. A la lueur du feu du bivouac, Germain regarda son petit ange assoupi sur le cœur de la jeune fille, qui, le soutenant dans ses bras et réchauffant ses cheveux blonds de sa pure haleine, s'était laissée aller à une rêverie pieuse.

Germain fut attendri, chercha ce qu'il pourrait dire à la petite Marie pour lui exprimer ce qu'elle lui inspirait d'estime et de reconnaissance, mais ne trouva rien qui pût rendre sa pensée. Il s'approcha d'elle pour embrasser son fils, qu'elle tenait toujours pressé contre son sein, et il eut peine à détacher ses lèvres du front de Petit-Pierre.

Vous l'embrassez trop fort, lui dit Marie en repoussant

doucement la tête du laboureur, vous allez le réveiller. Laissezmoi le recoucher, puisque le voilà reparti pour les rêves du Paradis.

A la fin du roman, Germain épouse Marie.

II. Amitié du bœuf pour son compagnon

d'attelage

Les gens qui ne connaissent pas la campagne taxent de fable l'amitié du bœuf pour son camarade d'attelage. Qu'ils viennent voir au fond de l'étable un pauvre animal maigre, exténué, battant de sa queue inquiète ses flancs décharnés, soufflant avec effroi et dédain sur la nourriture qu'on lui présente, les yeux toujours tournés vers la porte, en grattant du pied la place vide à ses côtés, flairant les jougs et les chaînes que son compagnon a portés, et l'appelant sans cesse avec de déplorables mugissements. Le bouvier dira : « C'est une paire de bœufs perdus, son frère est mort, et celui-là ne travaillera plus. >>

LA MARE AU DIABLE. (Calmann-Lévy, éditcurs.)

ÉMILE AUGIER

(1820-1889)

Le Gendre de monsieur Poirier

M. Poirier, négociant enrichi, a marié sa fille au marquis de Presles, gentilhomme ruiné. Celui-ci espère, de cette façon, vivre désormais largement, sans rien faire, tandis que M. Poirier, qui est ambitieux, compte sur son gendre pour servir ses plans. La pièce se passe à la fin du règne de Louis-Philippe (1830-1848).

LE MARQUIS GASTON DE PRESLES.

Eh bien ! cher beau-père, êtes-vous toujours furieux contre votre panier percé de gendre ? Avez-vous pris votre parti ?

(*) Né à Valence-sur-Rhône (Drôme), de bonne bourgeoisie libérale, ÉMILE AUGIER a donné, à partir de 1849, de nombreuses comédies dont les plus connues sont le Gendre de Monsieur Poirier (1854), le Fils de Giboyer (1862), Maître Guérin (1864).

POIRIER. - Non, monsieur ; mais j'ai pris un parti.

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GASTON. Y a-t-il de l'indiscrétion à vous demander ?... POIRIER. Au contraire, monsieur, c'est une explication que je vous dois... J'ai donc songé à quelques réformes que vous approuverez sans doute... Ma première réforme, mon cher garçon...

GASTON. Vous voulez dire mon cher Gaston, je pense? La langue vous a fourché.

POIRIER.

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Cher Gaston, cher garçon... c'est tout un. De beau-père à gendre, la familiarité est permise.

GASTON. Et de votre part, monsieur Poirier, elle me flatte et m'honore... Vous disiez donc que votre première réforme ?... POIRIER. C'est, monsieur, que vous me fassiez le plaisir de ne plus me gouailler. Je suis las de vous servir de plastron 1.

GASTON.

Là, là, monsieur Poirier, ne vous fâchez pas ! POIRIER. Je sais très bien que vous me tenez pour un très petit personnage et pour un très petit esprit, mais...

GASTON. Où prenez-vous cela ?

POIRIER.

Mais vous saurez qu'il y a plus de cervelle dans

ma pantoufle que sous votre chapeau.

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GASTON. Ah !fi! voilà qui est trivial... Vous parlez comme un homme du commun.

POIRIER.

GASTON.

POIRIER.

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Je ne suis pas un marquis, moi !

Ne le dites pas si haut, on finirait par le croire.

Qu'on le croie ou non, c'est le cadet 2 de mes soucis. Je n'ai aucune prétention à la gentilhommerie, Dieu merci ! Je n'en fais pas assez de cas pour cela.

GASTON. Vous n'en faites pas de cas ?

POIRIER.

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Non, monsieur, non ! Je suis un vieux libéral, tel que vous me voyez ; je juge les hommes sur leur mérite et non sur leurs titres ; je me ris des hasards de la naissance, la noblesse ne m'éblouit pas et je m'en moque comme de l'an quarante 3; je suis bien aise de vous l'apprendre...

3

ANTHOL. BORN.

PROSE

11

GASTON.

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Voyons, cher beau-père, à quoi puis-je vous être bon 4, si tant est que je puisse être bon 5 à quelque chose ? Eh bien ! j'avais rêvé que vous iriez aux Tui

POIRIER.

leries 6.

GASTON.

la cour

6

POIRIER.

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Encore! C'est donc votre marotte de danser à

Il ne s'agit pas de danser. Faites-moi l'honneur de me prêter des idées moins frivoles. Je ne suis ni vain, ni futile.

GASTON. Qu'êtes-vous donc, ventre-saint-gris? Expliquez-vous !

POIRIER, piteusement. Je suis ambitieux !

GASTON. On dirait que vous en rougissez; pourquoi donc Avec l'expérience que vous avez acquise dans les affaires, vous pouvez prétendre à tout. Le commerce est la véritable école des hommes d'État... C'est là qu'on puise cette hauteur de vues, cette élévation de sentiments, ce détachement des petits intérêts qui font les Richelieu et les Colbert.

POIRIER.

GASTON.

Oh ! je ne prétends pas...

Mais qu'est-ce qui pourrait donc bien lui convenir, à ce bon monsieur Poirier... Attendez ! (Lui frappant sur l'épaule.) Je crois que la pairie vous irait comme un gant. Oh! croyez-vous ?

POIRIER.

GASTON.

Mais, voilà le diable! vous ne faites partie d'aucune catégorie... vous n'êtes pas encore de l'Institut 8.

POIRIER. — Soyez donc tranquille ! Je paierai, quand il le faudra, 3.000 francs de contributions directes. J'ai à la banque trois millions qui n'attendent qu'un mot de vous pour s'abattre sur de bonnes terres.

GASTON. 9

lerez tous !

Ah! Machiavel! Sixte-Quint! vous les rou

POIRIER. Je crois que oui.

GASTON.

Mais j'aime à penser que votre ambition ne s'arrête pas en si beau chemin ? Il vous faut un titre.

POIRIER. Oh ! je ne tiens pas à ces hochets de la vanité : je suis, comme je vous le disais, un vieux libéral.

GASTON. Raison de plus. Un libéral n'est tenu de mépriser

que l'ancienne noblesse; mais la nouvelle, celle qui n'a pas

d'aïeux...

POIRIER.

Celle qu'on ne doit qu'à soi-même !

GASTON. Vous serez comte.

POIRIER.

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Non, il faut être raisonnable. Baron seulement.

GASTON. Le baron Poirier !... Cela sonne bien à l'oreille.

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Oui, le baron Poirier !

GASTON (Il le regarde et part d'un éclat de rire).

Je vous demande pardon; mais là, vrai ! c'est trop drôle ! Baron monsieur Poirier !... baron de Catillard 10 !

POIRIER, à part. Je suis joué.

GASTON.

Arrive donc, Hector 11, arrive donc ! Sais-tu pourquoi Jean-Gaston de Presles a reçu trois coups d'arquebuse à la bataille d'Ivry? Sais-tu pourquoi François-Gaston de Presles est monté le premier à l'assaut de la Rochelle ? Pourquoi Louis-Gaston de Presles s'est fait sauter 12 à la Hogue ? Pourquoi Philippe-Gaston de Presles a pris deux drapeaux à Fontenoy? Pourquoi mon grand-père est mort à Quiberon ? C'est pour que monsieur Poirier fût un jour pair de France et baron !

POIRIER.

Savez-vous, monsieur le duc, pourquoi j'ai travaillé quatorze heures par jour pendant trente ans ? Pourquoi j'ai amassé sou par sou quatre millions, en me privant de tout? C'est afin que monsieur le marquis Gaston de Presles, qui n'est mort ni à Quiberon, ni à Fontenoy, ni à la Hogue, ni ailleurs, puisse mourir de vieillesse sur un lit de plume après avoir passé sa vie à ne rien faire.

LE DUC. Bien répliqué, monsieur.

Irrité contre son gendre, M. Poirier diminue son train de maison. Il commence par renvoyer son chef de cuisine, Vatel.

POIRIER.

grand dîner

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Approchez, monsieur Vatel. Vous préparez un pour demain.

VATEL. Oui, monsieur, et j'ose dire que le menu ne serait pas désavoué par mon illustre aïeul 13. Ce sera vraiment un objet d'art, et monsieur Poirier sera étonné.

POIRIER. Avez-vous le menu sur vous ?

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VATEL. Non, monsieur, il est à la copie; mais je le sais

par cœur.

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