Page images
PDF
EPUB

je vis, non sans surprise, que ses yeux étaient pleins de larmes. Enfin, revenant à lui-même : « Elle est donc morte! dit-il. Qui ? La pauvre Jeanne d'Arc. »

Telle est la force de cette histoire, telle sa tyrannie sur le cœur, sa puissance pour arracher les larmes. Bien dite ou mal contée, que le lecteur soit jeune ou vieux, qu'il soit, tant qu'il voudra, affermi par l'expérience, endurci par la vie, elle le fera pleurer. Hommes, n'en rougissez pas, et ne vous cachez pas d'être hommes. Ici la cause est belle. Nul deuil récent, nul événement personnel n'a droit d'émouvoir davantage un bon et digne cœur.

[blocks in formation]

Une enfant de douze ans, une toute jeune fille, confondant la voix de son cœur avec la voix du ciel, conçoit l'idée étrange, improbable, absurde, si l'on veut, d'exécuter la chose que les hommes ne peuvent plus faire, de sauver son pays. Elle couve cette idée pendant six ans sans la confier à personne; elle n'en dit rien, même à sa mère, rien à nul confesseur. Sans nul appui de prêtre ou de parents, elle marche tout ce temps avec Dieu dans la solitude de son grand dessein. Elle attend qu'elle ait dix-huit ans, et alors, immuable, elle l'exécute malgré les siens et malgré tout le monde. Elle traverse 1 la France ravagée et déserte, les routes infestées de brigands, elle s'impose à la cour de Charles VII, se jette dans la guerre et dans les camps qu'elle n'a jamais vus, dans les combats; rien ne l'étonne; elle plonge intrépide au milieu des épées. Blessée toujours, découragée jamais, elle rassure les vieux soldats, entraîne tout le peuple, qui devient soldat avec elle, et personne n'ose plus avoir peur de rien. Tout est sauvé ! La pauvre fille, de sa chair pure et sainte, de ce corps délicat et tendre, a émoussé le fer, brisé l'épée ennemie, couvert de son sein le sein de la France.

La récompense, la voici. Livrée en trahison, outragée des barbares, tentée des pharisiens 2 qui essayent en vain de la prendre par ses paroles, elle résiste en tout à ce dernier combat, elle monte au-dessus d'elle-même, éclate en paroles sublimes, qui font pleurer éternellement... Abandonnée du roi et de son peuple qu'elle a sauvés, par le cruel chemin des flammes elle revient dans le sein de Dieu. Elle n'en fonde pas moins sur l'échafaud le droit de la conscience, l'autorité de la voix intérieure.

Nul idéal qu'avait pu se faire l'homme n'a approché de cette très certaine réalité.

Ce n'est pas ici un docteur, un sage éprouvé par la vie, un

martyr fort de ses doctrines, qui pour elles accepte la mort. C'est une fille, une enfant, qui n'a de force que son cœur.

... Quand on lui demande, à cette fille jeune et simple qui n'avait rien fait que coudre et filer pour sa mère, comment elle avait pris sur elle de se faire homme 3, comment elle avait fait l'effort, elle si timide et rougissante, de s'en aller parler aux soldats, de les mener, les commander, les réprimander, les forcer de combattre...

Elle ne dit qu'un mot :

« La pitié qu'il y avait au royaume de France. »

... Souvenons-nous toujours, Français, que la patrie, chez nous, est née du cœur d'une femme, de sa tendresse et de ses larmes, du sang qu'elle a donné pour nous.

HISTOIRE DE FRANCE. (Flammarion, éditeur.)

II. La France

La voilà, cette France, assise par terre, comme Job, entre ses amies qui viennent la consoler, l'interroger, l'améliorer, si elles peuvent, travailler à son salut.

« Où sont tes vaisseaux, tes machines ? » dit l'Angleterre. Et l'Allemagne : « Où sont tes systèmes 1? N'auras-tu donc pas au moins, comme l'Italie, des œuvres d'art à montrer ? »

Bonnes sœurs qui venez consoler ainsi la France, permettez que je vous réponde. Elle est malade, voyez-vous; je lui vois la tête basse, elle ne veut pas parler. Si l'on voulait entasser ce que chaque nation a dépensé de sang et d'or, et d'efforts de toute sorte qui ne devaient profiter qu'au monde, la pyramide de la France irait montant jusqu'au ciel... Et la vôtre, ô nations toutes tant que vous êtes ici, ah ! la vôtre, l'entassement de vos sacrifices irait aux genoux d'un enfant.

Ne venez donc pas me dire : « Comme elle est pâle, cette France ... Elle a versé son sang pour vous... « Qu'elle est pauvre !» Pour votre salut elle a donné sans compter... Et n'ayant plus rien, elle a dit : « Je n'ai ni or, ni argent, mais ce que j'ai, je vous le donne... » Alors elle a donné son âme. Ce qui lui reste, c'est ce qu'elle a donné... Mais écoutez bien, nations, apprenez ce que sans nous vous n'auriez appris jamais « Plus on donne, et plus on garde ! » Son esprit peutdormir en elle, mais il est toujours entier, toujours près d'un puissant réveil.

Il y a bien longtemps que je suis 2 la France, vivant jour par

jour avec elle depuis deux milliers d'années. Nous avons vu ensemble les plus mauvais jours, et j'ai acquis cette foi que ce pays est celui de l'invincible espérance. Il faut bien que Dieu l'éclaire plus qu'une autre nation, puisqu'en pleine nuit elle voit quand nulle autre ne voit plus ; dans ces affreuses ténèbres qui se faisaient souvent au moyen âge et depuis, personne ne distinguait le ciel, la France seule le voyait.

Voilà ce que c'est que la France. Avec elle, rien n'est fini; toujours à recommencer.

Quand nos paysans gaulois chassèrent un moment les Romains et firent un empire des Gaules 3, ils mirent sur leur monnaie le premier mot de ce pays (et le dernier) : Espérance.

LE PEUPLE. (Flammarion, éditeur.)

III. L'Alouette

L'oiseau des champs par excellence, l'oiseau du laboureur, c'est l'alouette, sa compagne assidue, qu'il retrouve partout dans son sillon pénible pour l'encourager, le soutenir, lui chanter l'espérance. Espoir, c'est la vieille devise de nos Gaulois1, et c'est pour cela qu'ils avaient pris comme oiseau national cet humble oiseau si pauvrement vêtu, mais si riche de cœur et de chant.

La nature semble avoir traité sévèrement l'alouette. La disposition de ses ongles la rend impropre à percher sur les arbres. Elle niche à terre, tout près du pauvre lièvre et sans autre abri que le sillon. Quelle vie précaire, aventurée au moment où elle couve ! Que de soucis, que d'inquiétudes ! A peine une motte de gazon dérobe au chien, au milan, au faucon, le doux trésor de cette mère. Elle couve à la hâte, elle élève à la hâte la tremblante couvée. Qui ne croirait que cette infortunée participera à la mélancolie de son triste voisin le lièvre ? Cet animal est triste et la crainte le ronge (1).

Mais le contraire a lieu par un miracle inattendu de gaieté et d'oubli facile, de légèreté, si l'on veut, et d'insouciance française l'oiseau national, à peine hors de danger, retrouve toute sa sérénité, son chant, son indomptable joie. Autre merveille : ses périls, sa vie précaire, ses épreuves cruelles n'endurcissent pas son cœur ; elle reste bonne autant que gaie, sociable et confiante, offrant un modèle, assez rare parmi les oiseaux, (1) La Fontaine.

d'amour fraternel; l'alouette, comme l'hirondelle, au besoin nourrira ses sœurs...

C'est la fille du jour. Dès qu'il commence, quand l'horizon s'empourpre et que le soleil va paraître, elle part du sillon comme une flèche, porte au ciel l'hymne de joie.

Sainte poésie, fraîche comme l'aube, pure et gaie comme un cœur d'enfant !

L'OISEAU.

(Flammarion, éditeur.)

PROSPER MÉRIMÉE *

(1803-1870)

I. L'Enlèvement de la redoute1

Un militaire de mes amis, qui est mort de la fièvre, en Grèce 2, il y a quelques années, me conta un jour la première affaire à laquelle il avait assisté. Son récit me frappa tellement que je l'écrivis de mémoire aussitôt que j'en eus le loisir.

Je rejoignis le régiment le 4 septembre au soir. Je trouvai le colonel au bivac. Il me reçut d'abord assez brusquement; mais après avoir lu la lettre de recommandation du général B..., il changea de manières, et m'adressa quelques paroles obligeantes.

Je fus présenté par lui à mon capitaine, qui revenait à l'instant même d'une reconnaissance. Ce capitaine, que je n'eus guère le temps de connaître, était un grand homme brun, d'une physionomie dure et repoussante. Il avait été simple soldat, et avait gagné ses épaulettes et sa croix 3 sur les champs de bataille. Sa voix, qui était enrouée et faible, contrastaît singulièrement avec les proportions presque gigantesques de sa personne. On me dit qu'il devait cette voix étrange à une balle qui l'avait percé de part en part à la bataille d'Iéna.

En apprenant que je sortais de l'École de Fontainebleau, il fit la grimace et dit « Mon lieutenant est mort hier... >> Je compris qu'il voulait dire : « C'est vous qui devez le rem

[ocr errors]

(*) Prosper MÉRIMÉE, d'une famille parisienne aisée, archéologue et érudit, inspecteur des Beaux-Arts, sénateur sous le second Empire, a été un prosateur de premier ordre. Il a publié entre autres: le Théâtre de Clara Gazul (1825), la Chronique de Charles IX (1829), l'Enlèvement de la redoute (1829), Colomba (1840).

placer, et vous n'en êtes pas capable. » Un mot piquant me vint sur les lèvres, mais je me contins.

La lune se leva derrière la redoute de Cheverino, située à deux portées de canon de notre bivac. Elle était large et rouge comme cela est ordinaire à son lever. Mais ce soir elle me parut d'une grandeur extraordinaire. Pendant un instant, la redoute se détacha en noir sur le disque éclatant de la lune. Elle ressemblait au cône d'un volcan au moment de l'éruption.

Un vieux soldat auprès de qui je me trouvais remarqua la couleur de la lune. « Elle est bien rouge, dit-il ; c'est signe qu'il en coûtera bon pour l'avoir, cette fameuse redoute ! » J'ai toujours été superstitieux, et cet augure, dans ce moment surtout, m'affecta. Je me couchai, je ne pus dormir. Je me levai et je marchai quelque temps, regardant l'immense ligne de feux qui couvrait les hauteurs au delà du village de Cheverino.

Lorsque je crus que l'air frais et piquant de la nuit avait assez rafraîchi mon sang, je revins auprès du feu ; je m'enveloppai soigneusement dans mon manteau, et je fermai les yeux, espérant ne pas les ouvrir avant le jour.

Mais le sommeil me tint rigueur. Insensiblement mes pensées prenaient une teinte lugubre. Je me disais que je n'avais pas un ami parmi les cent mille hommes qui couvraient la plaine. Si j'étais blessé, je serais dans un hôpital, traité sans égards par des chirurgiens ignorants. Ce que j'avais entendu dire des opérations chirurgicales me revint à la mémoire. Mon cœur battait avec violence, et machinalement je disposais comme une espèce de cuirasse le mouchoir et le portefeuille que j'avais sur la poitrine. La fatigue m'accablait, je m'assoupissais à chaque instant, et à chaque instant quelque pensée sinistre se reproduisait avec plus de force, et me réveilÎait en sursaut.

Cependant la fatigue l'avait emporté, et, quand on battit la diane, j'étais tout à fait endormi. Nous nous mîmes en bataille, on fit l'appel, puis on remit les armes en faisceaux, et tout annonçait que nous allions passer une journée tranquille.

Vers les trois heures, un aide de camp arriva, apportant un ordre. On nous fit reprendre les armes; nos tirailleurs se répandirent dans la plaine; nous les suivîmes lentement, et, au bout de vingt minutes, nous vîmes tous les avant-postes des Russes se replier et rentrer dans la redoute.

Un corps d'artillerie vint s'établir à notre droite, un autre à notre gauche, mais tous les deux bien en avant de nous. Ils

« PreviousContinue »