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rouge que vous nous rapportez n'a jamais fait que le tour du Champ-de-Mars, traîné dans le sang du peuple, en 91, en 934, et le drapeau tricolore a fait le tour du monde avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie! (Etonnement, murmures des uns, applaudissements des autres, sifflements de balles autour de la tête de l'orateur.)

IMPROVISATION DEVANT LE PEuple. (Hachette, éditeur.)

VICTOR HUGO'

(1802-1885)

Cosette et sa poupée

Cosette est une pauvre petite orpheline de huit ans, que les Thénardier, aubergistes, ont accepté d'élever. Mais ils l'accablent de mauvais traitements, et, pour tout jouet, Cosette a un sabre en plomb pas plus long que son petit doigt. Les filles de Thénardier, Azelma et Éponine, sont mieux partagées. Cosette voudrait avoir une poupée comme la leur ou comme celle qu'on voit à l'étalage d'une boutique dressée dans le village pour la Noël.

Comme les oiseaux font un nid avec tout, les enfants font une poupée avec n'importe quoi. Pendant qu'Éponine et Azelma emmaillotaient le chat, Cosette de son côté avait emmailloté le sabre. Cela fait, elle l'avait couché sur ses bras et elle chantait doucement pour l'endormir.

La poupée est un des plus impérieux besoins et en même temps un des plus charmants instincts de l'enfance féminine. Soigner, vêtir, parer, habiller, déshabiller, rhabiller, enseigner,

(*) VICTOR HUGO naquit à Besançon ; son père, général, fut créé comte par Napoléon. L'erfant le suivit en Italie et en Espagne, avant de revenir à Paris, où il se prépara à 1 École polytechnique. Mais la littérature l'emporta, et, dès 1822, il publia son premier recueil, les Odes. Dès lors, il produisit beaucoup et dans tous les genres. De 1848 à 1851, il s'adonna à la politique et prit parti contre Louis-Napoléon Bonaparte, le futur Napoléon III. Aussi, après son coup d'Etat du 2 décembre 1851, celui-ci exila-t-il le poète, qui se réfugia successivement en Belgique, à Jersey, puis à Guernesey. Cet exil, qui le rendit aux lettres, le grandit aux yeux du monde. Victor Hugo revint à Paris après le 4 septembre 1870; il fut député de Paris à l'Assemblée nationale, puis sénateur. Il mcurut le 22 mai 1885. Ses funérailles furent une sorte d'apothéose; son corps fut déposé au Panthéon. Ses œuvres principales, en prose, sont la préface de Cromwell (1827), où il donne la théorie du théâtre romantique, et, en particulier, du drame, et des romans: Notre Dame de Paris (1831), les Misérables '1862. morceau que l'on trouvera ici est publié avec l'autorisation de M. Gustave Simon.

Le

un peu gronder, bercer, dorloter, endormir, se figurer que quelque chose est quelqu'un, tout l'avenir de la femme est là. Tout en rêvant et tout en jasant, tout en faisant de petits trousseaux et de petites layettes, tout en cousant de petites robes, de petits corsages et de petites brassières, l'enfant devient jeune fille, la jeune fille devient grande fille, la grande fille devient femme. Le premier enfant continue la dernière poupée.

Une petite fille sans poupée est à peu près aussi malheureuse qu'une femme sans enfant... Cosette s'était donc fait une poupée avec le sabre...

Tout à coup Cosette s'interrompit. Elle venait de se retourner et d'apercevoir la poupée des petites Thénardier, qu'elles avaient quittée pour le chat et laissée à quelques pas de la table de cuisine.

Alors elle laissa tomber le sabre emmailloté qui ne lui suffisait qu'à demi, puis elle promena lentement ses yeux autour de la salle. La Thénardier parlait bas à son mari et comptait de la monnaie. Ponine et Zelma jouaient avec le chat, les voyageurs mangeaient ou buvaient, ou chantaient, aucun regard n'était fixé sur elle. Elle n'avait pas un moment à perdre. Elle sortit de dessous la table en rampant sur les genoux et sur les mains, s'assura encore une fois qu'on ne la guettait pas, puis se glissa vivement jusqu'à la poupée, et la saisit. Un instant après, elle était à sa place, assise, immobile, tournée seulement de manière à faire de l'ombre sur la poupée qu'elle tenait dans ses bras. Ce bonheur de jouer avec une poupée était tellement rare pour elle qu'il avait toute la violence d'une volupté.

Personne ne l'avait vue, excepté un voyageur1 qui mangeait lentement son maigre souper.

Cette joie dura près d'un quart d'heure.

Mais, quelque précaution que prit Cosette, elle ne s'apercevait pas qu'un des pieds de la poupée passait, et que le feu de la cheminée l'éclairait très vivement. Ce pied rose et lumineux qui sortait de l'ombre frappa subitement le regard d'Azelma, qui dit à Éponine :

<< Tiens! ma sœur! »

Les deux petites filles s'arrêtèrent stupéfaites Cosette avait osé prendre la poupée!

Eponine se leva et, sans lâcher le chat, alla vers sa mère et se mit à la tirer par la jupe.

«Mais laisse-moi donc ! dit la mère. Qu'est-ce que tu me veux ?

ANTHOL, BORN. ---PROSE

10

Mère, dit l'enfant, regarde donc ! » Et elle désignait du doigt Cosette.

Cosette, elle, tout entière aux extases de la possession, ne voyait et n'entendait plus rien.

Le visage de la Thénardier prit cette expression particulière qui se compose du terrible mêlé aux riens de la vie et qui fait nommer ces sortes de femmes : mégères.

Cette fois, l'orgueil blessé exaspérait encore sa colère. Cosette avait franchi tous les intervalles. Cosette avait attenté à la poupée de « ces demoiselles ». Une tzarine qui verrait un moujik essayer le grand cordon bleu 2 de son impérial fils n'aurait pas une autre figure.

Elle cria d'une voix que l'indignation enrouait :

« Cosette ! »

Cosette tressaillit comme si la terre eût tremblé sous elle. Elle se retourna.

« Cosette ! » répéta la Thénardier.

Cosette prit la poupée et la posa doucement à terre avec une sorte de vénération mêlée de désespoir. Alors, sans la quitter des yeux, elle joignit les mains, et, ce qui est effrayant à dire dans un enfant de cet âge, elle les tordit; puis, ce que n'avait pu lui arracher aucune des émotions de la journée, elle pleura. Elle éclata en sanglots.

Cependant le voyageur s'était levé.

« Qu'est-ce donc ? dit-il à la Thénardier.

Vous ne voyez pas ? dit la Thénardier en montrant du doigt le corps du délit qui gisait aux pieds de Cosette. Eh bien quoi? reprit l'homme.

Cette gueuse, répondit la Thénardier, s'est permis de toucher à la poupée des enfants !

Tout ce bruit pour cela ! dit l'homme. Eh bien, quand elle jouerait avec cette poupée ?

Elle y a touché avec ses mains sales! poursuivit la Thénardier, avec ses affreuses mains ! »

Ici Cosette redoubla ses sanglots.

<< Te tairas-tu ! » cria la Thénardier.

L'homme alla droit à la porte de la rue, l'ouvrit et sortit. Dès qu'il fut sorti, la Thénardier profita de son absence pour allonger sous la table à Cosette un grand coup de pied qui fit jeter à l'enfant les hauts cris.

La porte se rouvrit, l'homme reparut, il portait dans ses deux mains la poupée fabuleuse dont nous avons parlé et que tous les marmots du village contemplaient depuis le

matin, et il la posa debout devant Cosette en disant : « Tiens, c'est pour toi. »

Il faut croire que, depuis plus d'une heure qu'il était là, au milieu de sa rêverie, il avait confusément remarqué cette boutique de bimbeloterie éclairée de lampions et de chandelles, si splendidement qu'on l'apercevait à travers la vitre du cabaret comme une illumination.

Cosette leva les yeux, elle avait vu venir l'homme à elle avec cette poupée comme elle eût vu venir le soleil, elle entendit ces paroles inouïes : C'est pour toi, elle le regarda, elle regarda la poupée, puis elle recula lentement, et s'alla cacher tout au fond sous la table dans le coin du mur.

Elle ne pleurait plus, elle ne criait plus, elle avait l'air de ne plus oser respirer.

La Thénardier, Eponine, Azelma étaient autant de statues. Les buveurs eux-mêmes s'étaient arrêtés. Il s'était fait un silence solennel dans tout le cabaret...

Les natures grossières ont cela de commun avec les natures naïves qu'elles n'ont pas de transitions.

<< Eh bien, Cosette, dit la Thénardier d'une voix qui voulait être douce et qui était toute composée de ce miel aigre des méchantes femmes, est-ce que tu ne prends pas ta poupée ? » Cosette se hasarda à sortir de son trou.

«Ma petite Cosette, reprit la Thénardier d'un air caressant, monsieur te donne une poupée. Prends-la, elle est à toi. »> Cosette considérait la poupée merveilleuse avec une sorte de terreur. Son visage était encore inondé de larmes, mais ses yeux commençaient à s'emplir, comme le ciel au crépuscule du matin, des rayonnements étranges de la joie. Ce qu'elle éprouvait en ce moment-là était un peu pareil à ce qu'elle eût ressenti si on lui eût dit brusquement : « Petite, vous êtes la reine de France. »>

Il lui semblait que si elle touchait à cette poupée, le tonnerre en sortirait.

Ce qui était vrai jusqu'à un certain point, car elle se disait que la Thénardier gronderait et la battrait.

Pourtant l'attraction l'emporta. Elle finit par s'approcher et murmura timidement en se tournant vers la Thénardier : « Est-ce que je peux, madame ? »

Aucune expression ne saurait rendre cet air à la fois désespéré, épouvanté et ravi.

« Pardi ! fit la Thénardier, c'est à toi, puisque monsieur te la donne.

Vrai, monsieur ? reprit Cosette, est-ce que c'est vrai ? c'est à moi, la dame ? »>

L'étranger paraissait avoir les yeux pleins de larmes.

Il semblait être à ce point d'émotion où l'on ne parle pas pour ne pas pleurer. Il fit un signe de tête à Cosette, et mit la main de « la dame » dans sa petite main.

Cosette retira vivement sa main, comme si celle de la dame la brûlait, et se mit à regarder le pavé. Nous sommes forcés d'ajouter qu'en cet instant-là elle tirait la langue d'une façon démesurée. Tout à coup elle se retourna et saisit la poupée avec emportement.

« Je l'appellerai Catherine, » dit-elle.

Ce fut un moment bizarre que celui où les haillons de Cosette rencontrèrent et étreignirent les rubans et les fraîches mousselines roses de la poupée.

<< Madame, reprit-elle, est-ce que je peux la mettre sur une chaise ?

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Oui, mon enfant, » répondit la Thénardier.

Maintenant c'était Eponine et Azelma qui regardaient Cosette

avec envie.

Cosette posa Catherine sur une chaise, puis s'assit à terre devant elle, et demeura immobile, sans dire un mot, dans l'attitude de la contemplation.

<< Joue donc, Cosette, dit l'étranger. Oh ! je joue,» répondit l'enfant.

LES MISERABLES.

MICHELET*

I. Jeanne d'Arc

(1798-1874)

J'entrais un jour chez un homme qui a beaucoup vécu, beaucoup fait et beaucoup souffert. Il tenait à la main un livre qu'il venait de fermer, et semblait plongé dans un rêve;

(*) Enfant de Paris, JULES MICHELET, après une enfance laborieuse et pénible, entra dans l'Université, puis, en 1831, fut nommé, aux Archives nationales, chef de la section historique où sont conservées les pièces qui intéressent l'histoire de France. Aussi, en 1833, commença-t-il à faire paraître son Histoire de France, dont la publication devait durer jusqu'en 1867. Il a donné aussi des œuvres de propagande, entre autres le Peuple (1846), l'Etudiant (1848), et des œuvres d'imagination, parmi lesquelles nous citerons l'Oiseau (1856), l'Insecte (1857), la Mer (1861).

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