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de tant de milliers d'hommes dans un lieu où il n'en habite aucun. Je parcourus les trois étages de ce superbe édifice, que le respect m'empêchait presque d'oser fouler sous les pieds. Le retentissement de mes pas sous ces voûtes me faisait croire entendre la forte voix de ceux qui les avaient bâties. Je me perdais comme un insecte dans cette immensité. Je sentais, tout en me faisant petit, je ne sais quoi qui m'élevait l'âme ; et je me disais en soupirant : « Que ne suis-je né Romain ! » Je restai là plusieurs heures dans une contemplation ravissante 2.

CONFESSIONS.

BUFFON'

(1707-1788)

I. Le Cheval (fragment)

La plus noble conquête que l'homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux animal, qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats. Aussi intrépide que son maître, le cheval voit le péril et l'affronte; il se fait au bruit des armes, il l'aime et le cherche et s'anime de la même ardeur. Il partage aussi ses plaisirs ; à la chasse, aux tournois, à la course, il brille, il étincelle; mais docile autant que courageux, il ne se laisse point emporter à son feu, il sait réprimer ses mouvements; non seulement il fléchit sous la main de celui qui le guide, mais il semble consulter ses désirs, et obéissant toujours aux impressions qu'il en reçoit, il se précipite, se modère ou s'arrête, et n'agit que pour y satisfaire; c'est une créature qui renonce à son être pour n'exister que par la volonté d'un autre, qui sait même la prévenir; qui par la promptitude et la précision de ses mouvements, l'exprime et l'exécute, qui sent autant qu'on le désire, et ne rend qu'autant qu'on veut; qui, se livrant sans réserve,

(*) Né à Montbard (département de la Côte-d'Or), et mort à Paris, GEORGES-LOUIS DE BUFFON, fils d'un riche conseiller du Parlement de Dijon, fut, durant plus de quarante ans, intendant du Jardin du roi (aujour d'hui Jardin des plantes). Il a consacré sa vie à la composition d'une Histoire naturelle générale et particulière, qu'il ne put achever, malgré l'aide de nombreux collaborateurs (1749 à 1789, 36 volumes). Élu à l'Académie française, le discours qu'il prononça lors de sa réception est resté célèbre sous le titre de Discours sur le style (1753).

ne se refuse à rien, sert de toutes ses forces, s'excède 1 même meurt pour mieux obéir...

et

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Le cheval est de tous les animaux celui qui, avec une grande taille, a le plus de proportion et d'élégance dans toutes les parties du corps; car, en lui comparant les animaux qui sont immédiatement au-dessus et au-dessous, on verra que l'âne est mal fait, que le lion a la tête trop grosse, que le bœuf a les jambes trop minces et trop courtes pour la grosseur de son corps, que le chameau est difforme, et que les plus gros animaux, le rhinocéros et l'éléphant, ne sont, pour ainsi dire, que des masses informes. Le grand allongement des mâchoires est la principale cause de la différence entre la tête des quadrupèdes et celle de l'homme; c'est aussi le caractère le plus ignoble de tous; cependant, quoique les mâchoires du cheval soient fort allongées, il n'a pas, comme l'âne, un air d'imbécillité, ou de stupidité comme le bœuf ; la régularité des proportions de sa tête lui donne au contraire un air de légèreté qui est bien soutenu par la beauté de son encolure. Le cheval semble vouloir se mettre au-dessus de son état de quadrupède en levant sa tête; dans cette noble attitude, il regarde l'homme face à face; ses yeux sont vifs et bien ouverts, ses oreilles sont bien faites et d'une juste grandeur, sans être courtes comme celles du taureau, ou trop longues comme celles de l'âne; sa crinière accompagne bien sa tête, orne son cou et lui donne un air de force et de fierté; sa queue traînante et touffue couvre et termine avantageusement l'extrémité de son corps : bien différente de la courte queue du cerf, de l'éléphant, etc., et de la queue nue de l'âne, du chameau, du rhinocéros, etc., la queue du cheval est formée par des crins épais et longs qui semblent sortir de la croupe, parce que le tronçon d'où ils sortent est fort court il ne peut relever sa queue comme le lion, mais elle lui sied mieux quoique abaissée; et comme il peut la mouvoir de côté, il s'en sert utilement pour chasser les mouches qui l'incommodent; car, quoique sa peau soit très ferme, et qu'elle soit garnie partout d'un poil épais et serré, elle est cependant très sensible.

HISTOIRE NATURELLE,

II. Discours sur le style1 (extrait)

Le style n'est que l'ordre et le mouvement qu'on met dans ses pensées. Si on les enchaîne étroitement, si on les serre, le

style devient ferme, nerveux et concis; si on les laisse se succéder lentement, et ne se joindre qu'à la faveur des mots, quelque élégants qu'ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant.

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Mais, avant de chercher l'ordre dans lequel on présentera ses pensées, il faut s'en être fait un autre plus général et plus fixe, où ne doivent entrer que les premières vues et les principales idées : c'est en marquant leur place sur ce premier plan qu'un sujet sera circonscrit 3, et que l'on en connaîtra l'étendue ; c'est en se rappelant sans cesse ces premiers linéaments, qu'on déterminera les justes intervalles qui séparent les idées principales, et qu'il naîtra des idées accessoires et moyennes qui serviront à les remplir. Pour peu que le sujet soit vaste ou compliqué, il est bien rare qu'on puisse l'embrasser d'un coup d'œil, ou le pénétrer d'un seul et premier effort de génie ; et il est rare encore qu'après bien des réflexions on en saisisse tous les rapports. On ne peut donc trop s'en occuper; c'est même le seul moyen d'affermir, d'étendre et d'élever ses pensées plus on leur donnera de substance et de force par la méditation, plus il sera facile ensuite de les réaliser par l'expression.

C'est faute de plan, c'est pour n'avoir pas assez réfléchi sur son objet 5, qu'un homme d'esprit se trouve embarrassé, et ne sait par où commencer à écrire. Il aperçoit à la fois un grand nombre d'idées ; et, comme il ne les a ni comparées ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres; il demeure donc dans la perplexité : mais, lorsqu'il se sera fait un plan, lorsqu'une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les pensées essentielles à son sujet, il s'apercevra aisément de l'instant auquel il doit prendre la plume; il sentira le point de maturité de la production de l'esprit ; il sera pressé de la faire éclore; il n'aura même que du plaisir à écrire les idées se succéderont aisément, et le style sera naturel et facile; la chaleur naîtra de ce plaisir, se répandra partout, et donnera de la vie à chaque expression; tout s'animera de plus en plus; le ton s'élèvera, les objets prendront de la couleur : et le sentiment, se joignant à la lumière, l'augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l'on dit à ce que l'on va dire, et le style deviendra intéressant et lumineux.

Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité la quantité des connaissances, la singularité des

faits, la nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garants de l'immortalité : si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s'ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les connaissances, les faits et les découvertes s'enlèvent aisément, se transportent, et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l'homme, le style est l'homme même. Le style ne peut donc ni s'enlever, ni se transporter, ni s'altérer : s'il est élevé, noble, sublime, l'auteur sera également admiré dans tous les temps; car il n'y a que la vérité qui soit durable, et même éternelle. Or, un beau style n'est tel en effet que par le nombre infini des vérités qu'il présente.

(1713-1784)

DIDEROT

I. Pourquoi Diderot a entrepris

l'Encyclopédie

Nous croyons sentir tous les avantages d'une entreprise telle que celle dont nous nous occupons. Nous croyons n'avoir eu que trop d'occasions de connaître 1 combien il était difficile de sortir avec quelque succès d'une première tentative, et combien les talents d'un seul homme, quel qu'il fût, étaient au-dessous de ce projet. Nous avions là-dessus, longtemps avant que d'avoir commencé, une partie des lumières, et toute la défiance qu'une longue méditation pouvait inspirer. L'expérience n'a point affaibli ces dispositions; nous avons vu, à mesure que nous travaillions, la matière s'étendre ; la nomenclature s'obscurcir; des substances ramenées sous une multitude de noms différents; les instruments, les machines et

(*) DENIS DIDEROT, né à Langres, mort à Paris, est l'un des esprits les plus étendus, les plus originaux, les plus brillants et les plus profonds du XVIIIe siècle. Outre une production dans des genres très divers, c'est lui qui, d'abord en collaboration avec le célèbre mathématicien d'Alembert, puis seul, a pris la part la plus active à la rédaction du grand dictionnaire appelé l'Encyclopédie (1751-1772; dix-sept volumes de texte, quatre de supplément, onze de planches in-folio).

les manœuvres se multiplier sans mesure, et les détours nombreux d'un labyrinthe inextricable se compliquer de plus en plus. Nous avons vu combien il en coûtait pour s'assurer que les mêmes choses étaient les mêmes, et combien pour s'assurer que d'autres, qui paraissaient très différentes, n'étaient pas différentes. Nous avons vu que cette forme alphabétique, qui nous ménageait à chaque instant des repos, qui répandait tant de variété dans le travail, et qui, sous ces points de vue, paraissait si avantageuse à suivre dans un long ouvrage, avait ses difficultés qu'il fallait surmonter à chaque instant. Nous avons vu qu'elle exposait à donner aux articles capitaux une étendue immense, si l'on y faisait entrer tout ce qu'on pouvait assez naturellement espérer d'y trouver, ou à les rendre secs et appauvris, si à l'aide des renvois, on les élaguait, et si l'on en excluait beaucoup d'objets qu'il n'était pas impossible d'en séparer. Nous avons vu combien il était important et difficile de garder un juste milieu. Nous avons vu combien il échappait de choses inexactes et fausses; combien on en omettait de vraies. Nous avons vu qu'il n'y avait qu'un travail de plusieurs siècles qui pût introduire entre 2 tant de matériaux rassemblés la forme véritable qui leur convenait; donner à chaque partie son étendue, réduire chaque article à une juste longueur; supprimer ce qu'il a de mauvais, suppléer ce qui manque de bon, et finir un ouvrage qui remplît le dessein qu'on avait formé quand on l'entreprit.

Mais nous avons vu que de toutes les difficultés, une des plus considérables, c'était de le produire une fois, quelque informe qu'il fût, et qu'on ne nous ravirait pas l'honneur d'avoir surmonté cet obstacle. Nous avons vu que l'Encyclopédie ne pouvait être que la tentative d'un siècle philosophe; que ce siècle était arrivé; que la renommée, en portant à l'immortalité les noms de ceux qui l'achèveraient, peut-être ne dédaignerait pas de se charger des nôtres, et nous nous sommes sentis ranimés par cette idée si consolante et si douce, qu'on s'entretiendrait aussi de nous, lorsque nous ne serions plus; par ce murmure si voluptueux, qui nous faisait entendre, dans la bouche de quelques-uns de nos contemporains, ce que diraient de nous des hommes à l'instruction et au bonheur desquels nous nous immolions, que nous estimions et que nous aimions, quoiqu'ils ne fussent pas encore. Nous avons senti se développer en nous ce germe d'émulation qui envie au trépas la meilleure partie de nous-mêmes, et ravit au néant les seuls moments de notre existence dont nous soyons réellement flattés. En effet l'homme se

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