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inspire une doctrine si pernicieuse à tant de personnes, qui étouffe dans le cœur des uns les véritables sentiments de piété, et jette les autres dans le libertinage. Je gémis pour vous, ma sœur, au salut de qui je dois m'intéresser, et comme chrétien, et comme votre frère, de vous voir engagée dans la voie de perdition. Je gémis pour une infinité d'autres chrétiens, que ces directeurs aveugles conduisent dans le précipice. Je gémis enfin de voir que des gens du monde se servent de la doctrine de ces faux mystiques pour autoriser leur libertinage. C'est là ce qui me cause une douleur et une indignation que je ne puis retenir. Vous-même, mon Père, si vous saviez les suites terribles de vos principes, si vous saviez l'usage qu'en font les libertins pour autoriser leurs déréglements, si vous saviez combien de gens, fondés sur vos maximes, vivent sans scrupule dans les plus grands désordres, peut-être reviendriez-vous de vos égarements. Je veux vous faire connoître un homme du monde bien instruit de votre doctrine, qui en a pénétré toutes les conséquences et toutes les suites vous verrez jusqu'où il les pousse, et de quelle manière il s'en sert pour mettre sa conscience à couvert contre les scrupules incommodes, et pour allier la qualité de dévot et de chrétien avec une vie voluptueuse. Il a de l'esprit, il raisonne juste, et je me trompe fort s'il ne vous oblige, ou de désavouer vos principes, ou d'avouer les conséquences qu'il en tire. Je vous l'amènerai au premier jour. Nous verrons comme vous vous en démêlerez.

LE DIRECTEUR. Je le veux bien, Monsieur, pourvu que vous ne vous emportiez pas comme vous avez fait aujourd'hui.

DIALOGUE IX.

Oraison de simple regard, béatitude essentielle : compatible avec toutes sortes de plaisirs et de déréglements. Le spirituel, parvenu à l'état de contemplation, est déchargé des mortifications et des austérités; dispensé d'observer les lois humaines; exempt de peines et de remords; incapable d'être souillé par les mouvements sensibles; en un mot impeccable, d'une impeccabilité qui consiste à faire ce qui est péché sans pécher. Obstination des maîtres de cette doctrine dans leur erreur. Ces conséquences horribles de la doctrine des quietistes, prouvées et découvertes, donnent de l'horreur à ceux qu'ils ont séduits.

LE DOCTEUR. Voilà, mon Père, le gentilhomme dont je vous parlai la dernière fois. J'ai cru vous faire plaisir de vous l'amener, et je ne doute point que vous ne me soyez obligé de vous avoir procuré la connoissance d'une personne de sa capacité et de son mérite. Il est bien instruit de votre doctrine et trèséclairé sur ces matières; il a pratiqué vos mystiques, et lu plusieurs fois tous vos livres, surtout le Moyen court, l'Explication du Cantique des cantiques et les Torrents".

Le directeur, adressant la parole au gentilhomme. Que je

a. Dans un certain nombre d'exemplaires, le premier alinéa est un peu différent : « Voilà, mon Père, le gentilhomme dont je vous ai parlé. Son nom, sa qualité, ses actions lui donnent à la vérité un grand relief dans le monde; mais la science des mystiques, qu'il possède dans sa perfection, va faire auprès de vous le comble de son mérite. J'ai cru vous rendre un bon office en vous donnant la connoissance d'une personne aussi éclairée que lui sur ces matières, et aussi versée dans la lecture de vos livres. Le croiriez-vous, mon Père, qu'à vingt-sept ans Monsieur savoit par cœur le Moyen court, l'Explication du Cantique des cantiques et les Torrents? » comparaison que nous avons faite de divers exemplaires nous permet de croire que la version que nous donnons dans notre texte est la seconde rédaction de l'abbé du Pin: d'une part, elle se trouve dans les exemplaires qui portent une correction que nous avons déjà adoptée (voyez ci-dessus, p. 548, note a); de l'autre, la page 333, qui contient la plus grande partie de cet alinéa, présente l'apparence, dans les exemplaires qui portent la version de notre texte, d'une page remaniée à l'imprimerie et tirée après les feuillets voisins.

La

suis ravi, Monsieur, de trouver une personne d'esprit et du monde avec qui je puisse converser de nos maximes! Oh! qu'elles sont relevées, et qu'il seroit difficile d'en bien pénétrer toute l'étendue, si l'auteur des ouvrages que vous venez de nommer ne les avoit rendues familières! Avouez-le-moi, on fait bien du chemin en peu de temps avec ces trois livres. On profite plus en un quart d'heure de lecture dans ces ouvrages, qu'on ne feroit en lisant des années entières d'autres livres mystiques. C'est un précis et un abrégé de toute notre doctrine, qui nous conduit par une voie courte et facile à la beatitude essentielle.

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Le gentilhomme. Il faut avouer que ces livres donnent en peu de temps de grandes ouvertures et des vues bien étendues sur la vie spirituelle, et que les principes qu'on y apprend sont d'une utilité merveilleuse, quand on en sait faire un bon usage.

LE DIRECTEUR. N'est-il pas vrai, Monsieur, que rien n'est plus propre à rendre les hommes heureux sur la terre, que l'oraison de simple regard, dont ces livres enseignent si parfaitement la pratique ? Elle est seule capable de faire le bonheur de l'homme elle le fait jouir dès cette vie de la béatitude que l'on croyoit jusqu'à présent être un bien particulier aux saints, et que l'on ne pouvoit posséder qu'après la mort.

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LE GENTILHOMME. Oh! bénis soyez-vous à jamais, mystiques ingénieux, qui nous avez appris à mener une vie douce et agréable, à jouir de tous les plaisirs et à satisfaire nos passions sans scrupule, sans crainte, sans remords, sans perdre la vue de Dieu, et avec une certitude entière qu'on ne l'offense point, et qu'on n'en sera pas moins heureux en l'autre monde. On enseignoit autrefois que pour avoir droit d'espérer à la béatitude de l'autre vie, il falloit être malheureux en celle-ci; qu'on n'y parvenoit que par les croix, que par une vie pénitente et mortifiée; que le chrétien devoit fuir les plaisirs, veiller continuellement sur soi, travailler à son salut avec crainte et tremblement. Bénis soyez-vous, encore un coup, vous autres mystiques, qui êtes venus nous décharger de toutes ces pénibles pratiques, et nous montrer une voie facile et commode pour être heureux ici-bas et dans le ciel, sans qu'il en coûte rien à la nature, et sans que l'on soit obligé de se priver d'aucun plaisir.

LA BRUYÈRE. II

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LE DOCTEUR. Ma sœur, qu'est-ce que j'entends? est-ce là le langage d'un chrétien? Quel renversement affreux de la religion de Jésus-Christ!

Le directeur. Prenez bien garde à ce que vous avancez, Monsieur. Il ne faut pas dire que la béatitude essentielle consiste dans une vie douce, agréable et voluptueuse: Monsieur le docteur en pourroit tirer de fâcheuses conséquences.

LE DOCTEUR. Il n'est pas besoin de les tirer : il ne faut que vous faire remarquer que c'est là un pur épicuréisme, que c'est le souverain bien que se proposoit Epicure, que c'est la vie des épicuriens.

LE DIRECTEUR. Ne vous le disois-je pas? Il faut éviter ces sortes d'expressions, et dire que la béatitude essentielle consiste dans l'oraison de simple regard, dans la vue fixe et confuse de Dieu présent, dans l'union essentielle.

Le gentilhomme. Je ne subtilise pas tant, mon Père: je vas droit au but. Je fais consister la béatitude dans ce qui me fait le plus de plaisir. Votre oraison de simple regard, votre vue de Dieu, votre union essentielle sont des termes qui ont des idées bien minces. Les plaisirs au contraire, qui sont compatibles avec cet état, sont quelque chose de réel et de solide, qui fait mon bonheur.

LE DIRECTEUR. Ce n'est pas néanmoins dans ces plaisirs que consiste la béatitude essentielle; ce n'est que par accident qu'ils se trouvent joints à l'oraison de simple regard. C'est, comme je vous ai dit, l'union essentielle qui fait le souverain bien.

LE GENTILHOMME. Hé bien! mon Père, nommez cette vie voluptueuse comme il vous plaira, car je ne dispute jamais des mots. Que m'importe que vous donniez le nom de béatitude à ce que vous appelez simple regard, ou union essentielle, et que vous le refusiez aux voluptés, pourvu que vous avouiez qu'en pratiquant votre oraison de simple regard, qui ne me coûte rien, je puis en sûreté de conscience m'abandonner à toutes sortes de plaisirs, et être délivré de toutes sortes de peines de corps et d'esprit ? C'est tout ce que je demande, c'est ce qui me rend heureux, c'est ce que je trouve de plus utile dans la doctrine des mystiques.

Le directeur. Ils ne parlent pas tout à fait comme vous les faites parler.

Le gentilhomme. Je n'avance rien que je ne puisse prouver, quand je vous dis que suivant la doctrine des mystiques, pourvu que l'on soit parvenu à l'union essentielle, on est délivré de tout ce qui peut faire quelque peine en la vie, soit au corps, soit à l'esprit, et que l'on peut prendre toute sorte de plaisir, et s'abandonner à tout ce que l'on appelle déréglements, sans craindre d'offenser Dieu. Vous le savez aussi bien que moi, mon Père, et il est aisé de vous en faire convenir, quand vous ne le voudriez pas avouer. Car, dites-moi, n'enseignez-vous pas que quand on est parvenu à l'état de contemplation, il n'est plus nécessaire de pratiquer de jeûnes, d'austérités, et de mortifications corporelles1?

LE DIRECTEUR. Ce n'est point en cela que consiste la perfection du christianisme : c'est dans l'oraison de simple regard. Quand on est parvenu à ce degré de perfection, il ne faut plus pratiquer ces exercices corporels.

Le gentilhomme. Voilà donc déjà vos parfaits contemplatifs déchargés de ce qu'il y a de plus pénible. Ce n'est pas tout: il faut aussi les délivrer du joug des lois humaines, et des commandements de l'Église, dont l'observation est souvent incommode. Les mystiques y ont pourvu. Le contemplatif est au-dessus de ces lois s'il fait ce qu'elles commandent, c'est seulement à l'extérieur, par usage, par habitude, nullement pour obéir à la loi, et s'acquitter de son devoir".

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1. « Le travail qui se fait au dehors porte toujours l'âme plus au dehors dans les choses où elle s'applique plus fortement..., en sorte qu'elle met les sens en vigueur, bien loin de les amortir. » (Moyen court, S x, p. 38.)

« Il y a deux sortes de spirituels : des intérieurs et des extérieurs. Ceux-ci cherchent Dieu au dehors, par le secours du raisonnement, de l'imagination et des réflexions; ils tâchent d'acquérir la vertu à force d'abstinences, de macérations et d'austérités; ils revêtent le cilice, se donnent la discipline, se tiennent dans le silence, et se mettent en la présence de Dieu, en se le figurant tantôt sous l'idée d'un pasteur, tantôt sous celle d'un médecin, quelquefois sous celle d'un père ou d'un maître.... C'est le chemin extérieur et la voie de ceux qui commencent.... Mais les vrais spirituels..., retirés dans le fond de leur âme, se recueillent sans tout cela. » (Molinos, Guide spirituelle, livre III, chapitre 1, no 1, p. 132 et 133.)

2. « On doit obéir aux supérieurs quant à l'extérieur. L'étendue

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