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XVII

LA BRUYÈRE A CONDÉ.

MONSEIGNEUR,

Ce 4 juillet [1686], à Versailles.

Comme nous nous sommes réglés sur l'abrégé de M. de Mezeray' pour la vie du roi Henri second, qui est d'ailleurs fort courte, cela est cause que nous l'avons déjà achevée; je m'attache présentement a en faire récapitulation à Son Altesse, afin qu'elle la sache plus parfaitement, et j'observerai cette méthode dans toutes les vies qui suivent. Et parce que Monsieur le duc de Bourbon a toujours un peu de peine à s'appliquer, et que cela retarde le projet de ses études, je ne sais autre chose que lui inculquer fortement et souvent les endroits de l'histoire, de la géographie et des généalogies, dont il est tout à fait nécessaire qu'il soit instruit; ainsi je ne sors presque point de l'Allemagne, la Hongrie, l'Italie, la France, les Pays-Bas, qu'il oublieroit dès que je passerois à d'autres connoissances et m'y arrêterois trop longtemps. Je ménage le temps selon que je le dois, et tàche de réparer ses inapplications par mon opiniâtreté et par mille répétitions, car je n'ai rien plus à cœur que de vous contenter. Madame la duchesse de Bourbon étudie régulièrement et avec fruit. Je suis avec un profond respect,

Monseigneur,

de Votre Altesse Sérénissime

le très-humble et très-obéissant serviteur,

DELABRUYÈRE.

1. Abrégé chronologique ou Extrait de l'histoire de France, publié

en 1667 et très-souvent réimprimé.

Au dos: A Son Altesse Sérénissime Monseigneur le Prince, à Chantilly; et d'une autre main: M. de la Bruyère, 4 juillet 1686.

XVIII

LA BRUYÈRE A MÉNAGE'.

Περὶ Αδολεσχίας, περὶ Λαλιᾶς, περὶ Λογοποιΐας. Ces trois chapitres des Caractères de Théophraste paroissent d'abord rentrer les uns dans les autres, et ne laissent pas au fond d'être très-différents. J'ai traduit le premier titre du Diseur de rien; le second, du Grand parleur ou du Babil; et le troisième, du Débit des nouvelles'. Il est vrai, Monsieur, que dans la traduction que j'ai faite du second de ces trois chapitres, intitulé : du Babil, je n'ai fait aucune mention des Dionysiaques parce qu'il n'en est pas dit un seul mot dans le texte ; j'en parle dans

1. Cette lettre, trouvée, dit-on, parmi les papiers de Ménage, et vendue à Sens, en 1849, parmi les autographes qui avaient formé la collection de M. Th. Tarbé, appartient aujourd'hui à M. le comte d'Hunolstein. M. Destailleur l'a publiée, avec le fac-simile de la signature, dans les deux éditions qu'il a données de la Bruyère (p. xvII et p. xxvII du tome I). Nous voyons dans les notes qu'ont bien voulu nous communiquer sur cette lettre M. d'Hunolstein d'une part, et M. Édouard Fournier de l'autre, que la Bruyère a écrit, au commencement et dans le cours de la lettre : ¿òoλɛxixç*, au lieu de dooλeoxías, et qu'il a remplacé partout les par des t. Deux fois aussi il a mis, déplaçant l'y, Dyonisiaques. Suivant une annotation manuscrite que porte la lettre, elle a été écrite « en 1690 ou 1691, vers le mois de septembre. »

*

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2. Voyez tome I, p. 39; p. 48, et note 1; p. 50.

N'aurait-on pas confondu avec l'abréviation du groupe oy, qui ne diffère du x que par une petite boucle initiale? Ou bien est-ce la Bruyère que cette abréviation a trompé?

celui du Diseur de rien, en grec περὶ Αδολεσχίας, οὐ ma traduction, si vous prenez la peine de la lire, doit vous paroître conforme à l'original; car étant certain que les grandes Bacchanales ou les Dionysiaques se célébroient au commencement du printemps, qui est le temps propre pour se mettre en mer, il me semble que j'ai pu traduire : Il dit qu'au printemps, où commencent les Bacchanales, la mer devient navigable, d'autant plus que ces mots: τὴν θάλατταν ἐκ Διονυσίων πλώϊμον εἶναι, peuvent fort bien signifier que la mer s'ouvroit, non pas immédiatement après que les Dionysiaques étoient passées, mais après qu'elles étoient commencées, et je crois lire ce même sens dans le commentaire de Casaubon et dans quelques autres scoliastes de sorte, Monsieur, que je crois vous faire ici un long verbiage ou tomber moimême dans le babil, et que vous vous êtes déjà aperçu que le chapitre où vous avez lu pour titre : du Babil ou du Grand parleur, et que vous avez pris pour celui πɛρt 'Adoλɛoxías, a fait toute la méprise.

:

Pour ce qui regarde Socrate, je n'ai trouvé nulle part

1. Nous comprenons que ce passage de la traduction : « Il dit qu'au printemps, où commencent les Bacchanales, etc.,» n'ait pas entièrement satisfait Ménage. Le sens est bien entendu, mais le tour employé pour le rendre ne l'exprime pas avec une très-nette exactitude. L'addition du mot printemps, qui n'est point dans le grec, est conforme à l'explication donnée par Casaubon, qui parle dans son commentaire des deux fêtes de Bacchus, célébrées l'une au commencement du printemps, l'autre à l'automne, et qui dit que c'est de la première évidemment qu'il est ici question. La version latine de Casaubon Mare statim a Dionysiis patere navibus, est bien conforme à ce qu'il ajoute dans son commentaire sur la valeur de la préposition Ex et à ces mots de notre lettre (où la Bruyère se rapproche plus du grec que dans sa traduction) : « Que la mer s'ouvroit.... après qu'elles (les Dionysiaques) étoient commencées. »

2. Voyez ci-dessus, p. 107 et 108, no 66, la réflexion à laquelle s'appliquait la critique de Ménage. Il lui avait déplu que la Bruyère

qu'on ait dit de lui en propres termes que c'étoit un fou tout plein d'esprit : façon de parler à mon avis impertinente, et pourtant en usage, que j'ai essayé de décréditer en la faisant servir pour Socrate, comme l'on s'en sert aujourd'hui pour diffamer les personnes les plus sages, mais qui s'élevant au-dessus d'une morale basse et servile, qui règne depuis si longtemps, se distinguent dans leurs ouvrages par la hardiesse et la vivacité de leurs traits et par la beauté de leur imagination. Ainsi Socrate ici n'est pas Socrate: c'est un nom qui en cache un autre. Il est vrai néanmoins qu'ayant lu l'endroit de Diogène que vous citez1, et l'ayant entendu de la manière que vous

semblåt n'avoir pas tenu compte, en écrivant cette remarque, de l'une de ses observations sur Diogène de Laërte. Les Observations de Ménage, imprimées à Paris en 1663, à un très-petit nombre d'exemplaires, avaient paru en 1664 à Londres dans l'édition in-folio des OEuvres de Diogène de Laërte (grec et latin). Augmentées par l'auteur, elles furent réimprimées dans l'édition de Diogène de Laerte qui fut publiée à Amsterdam en 1692 (2 volumes in-4o). Cette édition, longuement préparée, était peut-être déjà sous presse lorsque Ménage fit part à la Bruyère des critiques auxquelles ce dernier repond dans cette lettre.

1. L'endroit dont il s'agit est celui-ci : 'Epwystę Szó Trvost « Ποιός τίς σοι, Διόγενες, δοκεῖ Σωκράτης; » εἶπε, «Μαινόμενος. » Diogène de Laërte, Vie de Diogène, VI, 54.) Voici la remarque que Menage écrivit sur cette phrase, et qui était répétée dans la lettre à laquelle répond la Bruyère: Cum primum in hunc locum incidi, existr mabam hoc de Socrate dictum Diogenis sipwvxus accipiendum : abst enim ut credam Diogenem serio locutum, cum Socratem, omnis philosaphiæ parentem, quique hominum sapientissimus ab oraculo est judicatus, furentem appellavit. Deinde cum hæc verba in editione Basileensi, in regio codice et in Florentino desiderari animadvertissem, additamentum esse non dubitavi. Et profecto ita est. Ea ad oram horum verborum: Iλátwvos πepì lõs☎v, etc., quæ proxime præcessere, sciolus quidam adnotaverat, sed non ut hodie leguntur. Scripserat quippe: 'Epwrsię τινος, Plato scilicet, « Ποιός τίς σοι Διογένης δοκεῖ; Σωκράτης, εἶπε, « parvóμevos. » Ex quo postea imperiti librarii, qui hæc verba in textum recepere, fecerunt : « Ποιός τίς σοι, Διόγενες, δοκεῖ Σωκράτης; : D cum de Diogenis, non de Platonis dictis hic ageretur. Habuit autem sciolus tie

dites vous-même que vous l'avez expliqué d'abord, et ayant encore, dans la Vie de Socrate du même Diogène Laërce, observé ces mots : Πολλάκις δὲ βιαιότερον ἐν ταῖς ζητήσεσι διαλεγόμενον κονδυλίζεσθαι καὶ παρατίλλεσθαι, τὸ πλέον τε γελᾶσθαι καταφρονούμενον', et ayant joint ces deux endroits avec cet autre : Ην δ' ἱκανὸς καὶ τῶν σκωπτόντων αὐτὸν ὑπερορᾶν *, j'ai inféré de la que Socrate passoit du moins dans l'esprit de bien des gens pour un homme assez extraordinaire, que quelques-uns alloient même jusqu'à s'en moquer, ainsi qu'Aristophane l'a fait publiquement et presque ouvertement dans ses Nuées; et que je pouvois par ces raisons faire servir le nom de Socrate à mon dessein. Voilà, Monsieur, tout le mystère, où je vous prie surtout de convenir que selon même votre observation, quoique très-belle, le uzivóμɛvog reste toujours un peu équivoque, puisque le grec dit ou que Diogène étoit comme Socrate qui deviendroit fou, ou comme Socrate lorsqu'il n'est pas en son bon sens3, et cette dernière traduction me seroit favorable. Voilà, Monsieur, toute la réponse que je sais faire à votre critique, dont je vous remercie comme d'un honneur singulier que vous avez

hoc Platonis de Diogene dictum ab Æliano, cujus hæc sunt verba (Variæ historiæ, lib. XIV, cap. 33) : Ειώθει δέ, φασίν, ὁ Πλάτων περὶ Διογένους λέγειν ὅτι μαινόμενος οὗτος Σωκράτης ἐστίν : solebat enim, ut vulgo fer tur, de Diogene Plato dicere, illum esse Socratem furentem.

1. Diogène de Laërte, Vie de Socrate, VI, 21. « Souvent, lorsqu'il discutait vivement, on lui donnait des coups de poing, on lui tirait les cheveux, et d'ordinaire on riait de lui avec mépris. »

2. Ibidem, XI, 27. « Il était homme à négliger les railleries dont il était l'objet. D

3. Ceci n'est-il pas fort subtil, et peut-on dire qu'il y ait équivoque? Le vrai sens du passage grec, tel que Ménage le corrige, est, ce nous semble, que Diogène est « un Socrate en délire, un Socrate fou. » C'est la première signification proposée, mais d'une manière un peu louche, par la Bruyère : « comme Socrate qui deviendroit fou. >

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