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était son caractère, son genre de vie, la tournure de son esprit dans la société ; et c'est ce qu'on ignore aussi.

que

Peut-être l'obscurité même de sa vie est un assez grand éloge de son caractère. Il vécut dans la maison d'un prince; il souleva contre lui une foule d'hommes vicieux ou ridicules, qu'il désigna dans son livre, ou qui s'y crurent désignés; il eut tous les ennemis que donne la satire, et ceux que donnent les succès: on ne le voit cependant mêlé dans aucune intrigue, engagé dans aucune querelle. Cette destinée suppose, à ce qu'il me semble, un excellent esprit, et une conduite sage et modeste.

« On me l'a dépeint, dit l'abbé d'Olivet, comme un & philosophe qui ne songeait qu'à vivre tranquille avec « des amis et des livres ; faisant un bon choix des uns et « des autres ; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir ; tou« jours disposé à une joie modeste, et ingénieux à la faire « naître; poli dans ses manières, et sage dans ses dis« cours; craignant toute sorte d'ambition, même celle « de montrer de l'esprit. » HIST. DE L'ACAD. FRANC.

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On conçoit aisément que le philosophe qui releva avec tant de finesse et de sagacité les vices, les travers et les ridicules, connaissait trop les hommes pour les rechercher beaucoup; mais qu'il put aimer la société sans s'y livrer; qu'il devait y être très-réservé dans son ton et dans ses manières; attentif à ne pas blesser des convenances qu'il sentait si bien; trop accoutumé enfin à observer dans les autres les défauts du caractère et les faiblesses de l'amour-propre, pour ne pas les réprimer en lui-même.

Le livre des Caractères fit beaucoup de bruit dès sa naissance. On attribua cet éclat aux traits satiriques qu'on y remarqua, ou qu'on crut y voir. On ne peut pas douter que cette circonstance n'y contribuât en effet. Peut-être que les hommes en général n'ont ni le goût assez exercé, ni l'esprit assez éclairé, pour sentir tout le mérite d'un ouvrage de génie dès le moment où il paraît, et qu'ils ont besoin d'être avertis de ses beautés par quelque passion particulière, qui fixe plus fortement leur attention sur elles. Mais, si la malignité hâta le succès du livre de La Bruyère, le temps y a mis le sceau: on l'a réimprimé ceat fois; on l'a traduit dans toutes les langues; et, ce qui distingue les ouvrages originaux, il a produit une foule de copistes: car c'est précisément ce qui est inimitable que les esprits médiocres s'efforcent d'imiter.

Sans doute La Bruyère, en peignant les mœurs de son temps, a pris ses modèles dans le monde où il vivait; mais il peignit les hommes, non en peintre de portrait, qui copie servilement les objets et les formes qu'il a sous les yeux, mais en peintre d'histoire, qui choisit et rassemble différents modèles; qui n'en imite que les traits de caractère et d'effet, et qui sait y ajouter ceux que lui fournit son imagination, pour en former cet ensemble de vérité idéale et de vérité de nature qui constitue la perfection des beaux-arts.

C'est là le talent du poëte comique : aussi a-t-on comparé La Bruyère à Molière ; et ce parallèle offre des rapports frappants: mais il y a si loin de l'art d'observer des ridicules et de peindre des caractères isolés, à

celui de les animer et de les faire mouvoir sur la scène, que nous ne nous arrêtons pas à ce genre de rapprochement, plus propre à faire briller le bel esprit qu'à éclairer le goût. D'ailleurs, à qui convient-il de tenir ainsi la balance entre des hommes de génie? On peut bien comparer le degré de plaisir, la nature des impressions qu'on reçoit de leurs ouvrages; mais qui peut fixer exactement la mesure d'esprit et de talent qui est entrée dans la composition de ces mêmes ouvrages?

On peut considérer La Bruyère comme moraliste et comme écrivain. Comme moraliste, il paraît moins remarquable par la profondeur que par la sagacité. Montaigne, étudiant l'homme en soi-même, avait pénétré plus avant dans les principes essentiels de la nature humaine. La Rochefoucauld a présenté l'homme sous un rapport plus général, en rapportant à un seul principe le ressort de toutes les actions humaines. La Bruyère s'est attaché particulièrement à observer les différences que le choc des passions sociales, les habitudes d'éta et de profession, établissent dans les mœurs et la conduite des hommes. Montaigne et La Rochefoucauld ont peint l'homme de tous les temps et de tous les lieux; La Bruyère a peint le courtisan, l'homme de robe, le financier, le bourgeois du siècle de Louis XIV.

Peut-être que sa vue n'embrassait pas un grand horizon, et que son esprit avait plus de pénétration que d'étendue. Il s'attache trop à peindre les individus, lors même qu'il traite des plus grandes choses. Ainsi, dans son chapitre intitulé, Du Souverain, ou de la RÉPUBLIQUE, au milieu de quelques réflexions géné

rales sur les principes et les vices du gouvernement, il peint toujours la cour et la ville, le négociateur et le nouvelliste. On s'attendait à parcourir avec lui les républiques anciennes et les monarchies modernes; et l'on est étonné, à la fin du chapitre, de n'être pas sorti de Versailles.

Il y a cependant dans ce même chapitre des pensées plus profondes qu'elles ne le paraissent au premier coup d'œil. J'en citerai quelques-unes, et je choisirai les plus courtes. « Vous pouvez aujourd'hui, dit-il, ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses priviléges; mais demain ne songez pas même à réformer « ses enseignes.

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« Le caractère des Français demande du sérieux dans « le souverain. »

« Jeunesse du prince, source des belles fortunes. » On attaquera peut-être la vérité de cette dernière observation; mais, si elle se trouvait démentie par quelque exemple, ce serait l'éloge du prince, et non la critique de l'observateur.

Un grand nombre des maximes de La Bruyère paraissent aujourd'hui communes; mais ce n'est pas non plus la faute de La Bruyère. La justesse même, qui fait le mérite et le succès d'une pensée lorsqu'on la met au jour, doit la rendre bientôt familière et même triviale; c'est le sort de toutes les vérités d'un usage universel.

On peut croire que La Bruyère avait plus de sens que de philosophie. Il n'est pas exempt de préjugés, même populaires. On voit avec peine qu'il n'était pas éloigné de croire un peu à la magie et au sortilége. « En cela,

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dit-il, chap. xIV, DE QUELQUES USAGES, il y a un parti à trouver entre les ames crédules et les esprits « forts. » Cependant il a eu l'honneur d'être calomnié comme philosophe; car ce n'est pas de nos jours que ce genre de persécution a été inventé. La guerre que la sottise, le vice et l'hypocrisie, ont déclarée à la philosophie, est aussi ancienne que la philosophie même, et durera vraisemblablement autant qu'elle. << Il n'est pas permis, dit-il, de traiter quelqu'un de philosophe; ce sera toujours lui dire une injure, jusqu'à ce qu'il ait plu aux hommes d'en ordonner au<< trement. » Mais comment se réconciliera-t-on jamais avec cette raison si incommode qui, en attaquant tout ce que les hommes ont de plus cher, leurs passions et leurs habitudes, voudrait les forcer à ce qui leur coûte le plus, à réfléchir et à penser par eux-mêmes?

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En lisant avec attention les Caractères de La Bruyère, il me semble qu'on est moins frappé des pensées que du style; les tournures et les expressions paraissent avoir quelque chose de plus brillant, de plus fin, de plus inattendu, que le fond des choses mêmes; et c'est moins l'homme de génie que le grand écrivain qu'on admire. X

Mais le mérite de grand écrivain, s'il ne suppose pas le génie, demande une réunion des dons de l'esprit, aussi rare que le génie.

L'art d'écrire est plus étendu que ne le pensent la plupart des hommes, la plupart même de ceux qui font des livres.

Il ne suffit pas de connaître les propriétés des mots, de les disposer dans un ordre régulier, de donner même

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