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Un ouvrage satirique ou qui contient des faits, qui est donné en feuilles sous le manteau, conditions d'être rendu de même, s'il est médiocre, passe pour merveilleux : l'impression est l'écueil.

Si l'on ôte de beaucoup d'ouvrages de morale l'avertissement au lecteur, l'épître dédicatoire, la préface, la table, les approbations, il reste à peine assez de pages pour mériter le nom de livre.

Il y a de certaines choses dont la médiocrité est insupportable: la poésie, la musique, la peinture, le discours public.

Quel supplice que celui d'entendre déclamer pompeusement un froid discours, ou prononcer de médiocres vers avec toute l'emphase d'un mauvais poëte!

Certains poëtes (1) sont sujets dans le dramatique à de longues suites de vers pompeux, qui semblent forts, élevés et remplis de grands sentiments. Le peuple écoute avidement, les yeux élevés et la bouche ouverte, croit que cela lui

(1) Thomas Corneille, dans sa Bérénice, dont les quatre premiers vers sont un pur galimatias:

Dans les bouillants transports d'une juste colère
Contre un fils criminel excusable est un père :
Ouvre les yeux... et moins aveugle voi
Le plus sage conseil l'inspirer à ton roi.

plait; et à mesure qu'il y comprend moins, l'admire davantage : il n'a pas le temps de respirer, il a à peine celui de se récrier et d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse, que ces endroits étaient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre e; que leurs auteurs s'entendaient euxmêmes, et qu'avec toute l'attention que je donnais à leur récit, j'avais tort de n'y rien entendre: je suis détrompé.

L'on n'a guère vu (1) jusques à-présent un chef-d'œuvre d'esprit qui soit l'ouvrage de plusieurs : Homère a fait l'Iliade, Virgile l'Énéide, Tite-Live ses Décades, et l'Orateur romain ses Oraisons.

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Il y a dans l'art un point de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la nature: celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait ; celui qui ne le sent pas, et qui aime en-deçà ou audelà, a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement.

Il y a beaucoup plus de vivacité que de goût parmi les hommes; ou, pour mieux dire, il y a

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(1) Le Dictionnaire de l'Académie française, qui a paru enfin en 1694, après avoir été attendu pendant plus de quarante ans.

peu d'hommes dont l'esprit soit accompagné d'un goût sûr et d'une critique judicieuse.

La vie des héros a enrichi l'histoire, et l'histoire a embelli les actions des héros : ainsi je ne sais qui sont plus redevables, ou ceux qui ont écrit l'histoire à ceux qui leur en ont fourni une si noble matière, ou ces grands hommes à leurs historiens.

Amas d'épithètes, mauvaises louanges: ce sont les faits qui louent, et la maniere de les

raconter.

Tout l'esprit d'un auteur consiste à bien définir et à bien peindre. Moïse (a), Homère, Platon, Virgile, Horace, ne sont au-dessus des autres écrivains que par leurs expressions et par leurs images: il faut exprimer le vrai pour écrire naturellement, fortement, délicatement.

On a dû faire du style ce qu'on a fait de l'architecture. On a entièrement abandonné l'ordre gothique que la barbarie avait introduit pour les palais et pour les temples; on a rappelé le dorique, l'ionique et le corinthien: ce qu'on ne voyait plus que dans les ruines de l'ancienne Rome et de la vieille Grèce, devenu moderne, éclate dans nos portiques et dans nos péristyles. De même

(a) Quand même on ne le considère que comme un homme qui a écrit.

on ne saurait en écrivant rencontrer le parfait, et, s'il se peut, surpasser les anciens, que par leur imitation.

Combien de siècles se sont écoulés avant que les hommes dans les sciences et dans les arts aient pu revenir au goût des anciens, et reprendre enfin le simple et le naturel!

On se nourrit des anciens et des habiles modernes (1); on les presse, on en tire le plus que l'on peut, on en renfle ses ouvrages; et quand enfin l'on est auteur, et que l'on croit marcher tout seul, on s'élève contre eux, on les maltraite, semblable à ces enfants drus et forts d'un bon 'ils ont sucé, qui battent leur nourrice. Un auteur moderne (2) prouve ordinairement que les anciens nous sont inférieurs en deux manières, par raison et par exemple: il tire la raison de son goût particulier, et l'exemple de ses

lait qu'i

ouvrages.

Il avoue que les anciens, quelque inégaux et peu corrects qu'ils soient, ont de beaux traits :

(1) Fontenelle, académicien, auteur des Dialogues des morts, et de quelques autres ouvrages.

(2) Charles Perrault, de l'Académie française, qui a voulu prouver, par un ouvrage en 3 volumes in - 12, que les modernes sont au-dessus des anciens.

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il les cite; et ils sont si beaux, qu'ils font lire sa critique.

Quelques habiles (1) prononcent en faveur des anciens contre les modernes; mais ils sont suspects, et semblent juger en leur propre cause, tant leurs ouvrages sont faits sur le goût de l'antiquité: on les récuse.

L'on devrait aimer à lire ses ouvrages à ceux qui en savent assez pour les corriger et les estimer.

Ne vouloir être ni conseillé ni corrigé sur son ouvrage, est un pédantisme.

Il faut qu'un auteur reçoive avec une égale modestie les éloges et la critique que l'on fait de ses ouvrages.

Entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées, il n'y en a qu'une qui soit la bonne: on ne la rencontre pas toujours en parlant ou en écrivant. Il est vrai néanmoins qu'elle existe; que tout ce qui ne l'est point est faible, et ne satisfait point un homme d'esprit qui veut se faire entendre.

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Un bon auteur, et qui écrit avec soin, éprouve souvent que l'expression qu'il cherchait depuis long-temps sans la connaître, et qu'il a enfin trouvée, est celle qui était la plus simple, la

(1) Boileau et Racine.

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