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les cabales, les mauvais offices, la bassesse, la flatterie, la fourberie; qui ferait d'une cour orageuse pleine de mouvements et d'intrigues, comme une pièce comique ou même tragique, dont les sages ne seraient que les spectateurs; qui remettrait de la dignité dans les différentes conditions des hommes, et de la sérénité sur leur visage; qui étendrait leur liberté; qui réveillerait en eux avec les talents naturels l'habitude du travail et de l'exercice; qui les exciterait à l'émulation, au desir de la gloire, à l'amour de la vertu; qui, au lieu de courtisans vils, inquiets, inutiles, souvent onéreux à la république, en ferait ou de sages économes, ou d'excellents pères de famille, ou des juges intègres, ou de grands capitaines, ou des orateurs, ou des philosophes; et qui ne leur attirerait à tous nul autre inconvénient, que celui peut-être de laisser à leurs héritiers moins de trésors que de bons exemples.

Il faut en France beaucoup de fermeté, et une grande étendue d'esprit, pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi, et à ne rien faire. Personne presque n'a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fonds pour remplir le vide du temps, cans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manque cependant à l'oisiveté du sage qu'un meilleur nom; et que méditer,

parler, lire, et être tranquille, s'appelât travailler.

Un homme de mérite, et qui est en place, n'est jamais incommode par sa vanité: il s'étourdit moins du poste qu'il occupe, qu'il n'est humilié par un plus grand qu'il ne remplit pas, et dont il se croit digne: plus capable d'inquiétude de fierté ou de mépris pour les autres, que il ne pense qu'à soi-même.

Il coûte à un homme de mérite de faire assidument sa cour, mais par une raison bien opposée à celle que l'on pourrait croire. Il n'est point tel sans une grande modestie, qui l'éloigne de penser qu'il fasse le moindre plaisir aux princes, s'il se trouve sur leur passage, se poste devant leurs yeux, et leur montre son visage. Il est plus proche de se persuader qu'il les importune; et il a besoin de toutes les raisons tirées de l'usage et de son devoir pour se résoudre à se montrer. Celui au contraire qui a bonne opinion de soi, et que le vulgaire appelle un glorieux, a du goût à se faire voir; et il fait sa cour avec d'autant plus de confiance, qu'il est incapable de s'imaginer que les grands dont il est vu pensent autrement de sa personne, qu'il fait lui-même.

Un honnête homme se paie par ses mains de l'application qu'il a à son devoir, par le plaisir qu'il sent à le faire, et se désintéresse sur les

éloges, l'estime et la reconnaissance, qui lui manquent quelquefois.

Si j'osais faire une comparaison entre deux conditions tout-à-fait inégales, je dirais qu'un homme de cœur pense à remplir ses devoirs, à peu près comme le couvreur pense à couvrir : ni l'un ni l'autre ne cherchent à exposer leur vie, ni ne sont détournés par le péril: la mort pour eux est un inconvénient dans le métier, et jamais un obstacle. Le premier aussi n'est guère plus vain d'avoir paru à la tranchée, emporté un ouvrage, ou forcé un retranchement, que celui-ci d'avoir monté sur de hauts combles, ou sur la pointe d'un clocher. Ils ne sont tous deux appliqués qu'à bien faire, pendant que le fanfaron travaille à ce qu'on dise de lui qu'il a bien fait.

La modestie est au mérite ce que les ombres sont aux figures dans un tableau : elle lui donne de la force et du relief.

Un extérieur simple est l'habit des hommes vulgaires; il est taillé pour eux et sur leur mesure: mais c'est une parure pour ceux qui ont rempli leur vie de grandes actions : je les compare à une beauté négligée, mais plus piquante.

Certains hommes contents d'eux-mêmes, de quelque action ou de quelque ouvrage qui ne ·leur a pas mal réussi, et ayant ouï dire que la

modestie sied bien aux grands hommes, osent être modestes, contrefont les simples et les naturels; semblables à ces gens d'une taille médiocre qui se baissent aux portes de peur de se heurter.

Votre fils est bègue(1), ne le faites pas monter sur la tribune. Votre fille est née pour le monde, ne l'enfermez pas parmi les vestales. Xantus(2), votre affranchi, est faible et timide, ne différez pas, retirez-le des légions et de la milice. Je veux l'avancer, dites-vous : comblez-le de biens, surchargez-le de terres, de titres et de possessions; servez-vous du temps, nous vivons dans un siècle où elles lui feront plus d'honneur que la vertu. Il m'en coûterait trop, ajoutez-vous: parlez-vous sérieusement, Crassus (3)? Songezvous que c'est une goutte d'eau que vous puisez du Tibre pour enrichir Xantus que vous aimez, et pour prévenir les honteuses suites d'un engagement où il n'est pas propre?

(1) De Harlay, avocat général, fils de M. le premier président: madame de Harlay, fille de M. le premier président, religieuse à Sainte-Elisabeth, où elle fut mise à cause de ses habitudes avec Dumesnil, musicien de l'Opéra.

(2) De Courtanvaux, fils de M. de Louvois.
(3) Louvois et ses enfants.

Il ne faut regarder dans ses amis que la seule vertu qui nous attache à eux, sans aucun examen de leur bonne ou de leur mauvaise fortune; et quand on se sent capable de les suivre dans leur disgrace, il faut les cultiver hardiment et avec confiance jusque dans leur plus grande prospérité.

S'il est ordinaire d'être vivement touché des choses rares, pourquoi le sommes-nous si peu de la vertu?

S'il est heureux d'avoir de la naissance, il ne moins d'être tel qu'on ne s'informe plus

l'est

pas

si vous en avez.

Il apparaît (1) de temps en temps sur la face de la terre des hommes rares, exquis, qui brillent par leur vertu, et dont les qualités éminentes jettent un éclat prodigieux. Semblables à ces étoiles extraordinaires dont on ignore les causes, et dont on sait encore moins ce qu'elles deviennent après avoir disparu, ils n'ont ni aïeuls ni descendants; ils composent seuls toute leur race.

Le bon esprit nous découvre notre devoir, notre engagement à le faire; et s'il y a du péril, avec péril : il inspire le courage, ou il y supplée.

Quand on excelle dans son art, et qu'on lui donne toute la perfection dont il est capable,

(1) Le cardinal de Richelieu.

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