La postérité recueillera avec avidité les détails de ces luttes presque incroyables, au centre de la masse la plus aride des Alpes; mais ce qui étonnera le plus, c'est qu'on ait trouvé moyen d'alimenter en vivres et munitions, des forces si considérables, campées durant plusieurs mois dans des contrées inhospitalières, où le voyageur isolé semble à peine pouvoir trouver un gîte. En voyant ces colonnes intrépides escalader les rochers effrayants du Crispalt, les glaces du Wormserjoch, les flancs escarpés du Kunkel, du St.-Gothard, du Todi, enfin les revers abruptes de l'Engadin, chacun se croirait transporté aux siècles fabuleux, et imaginerait voir des combats de géants. Tant de gloire acquise par les bataillons français s'est éclipsée dans les plaines de Stockach et de Magnano, où le choc des armées sur les points décisifs vint trancher en un clin d'œil la question de possession de la chaîne des Alpes, et détruire des préjugés consacrés par vingt siècles d'erreur. Suwarof prend le ment CHAPITRE LXXXVI. Opérations en Italie depuis le milieu d'avril. Suwarof Com la Bormida et le Pô. Prise d'Orci-Novi, de Pes- Nous avons laissé après la bataille de Magnan l'armée commande d'Italie en retraite sur l'Oglio, et celle des Autrichiens campée en Italie. derrière le Mincio, où elle fut jointe le 24 avril par 18 à 20 mille Russes. Le même jour l'avant-garde impériale établie à Montechiaro, se lia avec le corps de Wukassowich; le feld-maréchal Suwarof prit le commandement en chef des forces alliées. Nous ne retracerons point ici le portrait de cet homme extraordinaire dont assez d'historiens ont entrepris le panégyrique. Une bizarrerie poussée au plus haut degré d'affectation, a diminué sa gloire aux yeux des étrangers; mais un coup d'œil prompt et sûr, un grand caractère, beaucoup d'activité et d'impétuosité, lui assignent incontestablement une place distinguée parmi les généraux de ce siècle. Les troupes qu'il amenait étaient bien différentes de l'armée. russe actuelle, sous le rapport de la tenue et de l'instruction; mais la race d'hommes était forte, l'esprit militaire parfait si leur instruction aux manœuvres laissait beaucoup à désirer, rien ne surpassait l'aplomb qu'elles montraient dans la défense, ou l'audace impétueuse de leurs colonnes d'attaque. La baïonnette était l'arme favorite du soldat et du général, qui méprisaient également les feux; aussi l'artillerie étaitelle loin de valoir celle d'aujourd'hui, pour le personnel, comme pour le matériel: la cavalerie qui, sous les Wasiltchikoff, les Emmanuel, les Pahlen, a, sinon surpassé, du moins rivalisé dans les derniers temps avec les meilleures de l'Europe, était alors des plus médiocres. L'état-major, formé de jeunes gens élevés à l'école des Cadets possédait des connaissances suffisantes pour développer les talents d'un homme né pour la guerre; mais il n'en avait pas assez pour constituer un corps savant, propre à diriger toute opération militaire (1). (1) Le général Toll, aujourd'hui quartier-maître-général de l'empereur Alexandre, officier du plus grand mérite, s'y trouvait premiers ordres. Singularité Le premier soin du maréchal fut de recommander l'usage de ses de la baïonnette: attribuant les revers des campagnes précédentes au peu de vigueur des officiers autrichiens, il envoya des officiers russes dans les régiments de l'armée impériale, enseigner le maniement de cette arme : leçon sévère, et qui, malgré le caractère d'énergie dont elle portait l'empreinte, fut envisagée par ses alliés sous un tout autre point de vue. Le général Chasteler, chef d'état-major de l'armée, lui ayant proposé à son arrivée de faire une reconnaissance, le maréchal lui répondit vivement: « Des reconnaisances!! je n'en veux pas; elles ne servent qu'aux gens timides, et » pour avertir l'ennemi qu'on arrive; on trouve toujours >> l'ennemi quand on veut. Des colonnes, la baïonnette, >> l'arme blanche, attaquer, enfoncer, voilà mes reconnais»sances! » Réponse où bien des gens n'ont entrevu que de la jactance, et qui décèle plus qu'on ne pense le vrai génie de la guerre (1). comme lieutenant; mais il n'y en avait pas beaucoup de cette trempe. Il était réservé à l'empereur Alexandre, secondé du prince Wolkonsky, d'instituer un état-major digne de la Russie, après que les campagnes de 1805 et 1807 en eussent fait sentir tout le besoin. (1) En appliquant, par exemple, cette réponse à la position de l'Oglio, n'était-ce pas dire en d'autres termes : « Les Fran»çais sont derrière l'Oglio, ils sont dispersés sur toute la ligne » ou massés sur le point important, eh bien ! qu'importe, faisons » un effort sur un point indiqué par les règles de la stratégie, et >> contentons-nous d'une forte démonstration sur le reste de la » ligne. Si nous trouvons l'ennemi dispersé, la démonstration »>. le maintiendra dans cet état défavorable, et la masse l'acca se réunis. sent sur l'Oglio. Pendant que le général russe prenait connaissance de Les Français F'emplacement de ses forces et se préparait à profiter de sa grande supériorité pour tomber sur son adversaire, Moreau, voyant à son arrivée sur l'Oglio que l'ennemi ne l'avait point suivi, jaloux de réparer aux yeux des troupes ce que la retraite ordonnée par le général en chef avait de ridicule, conçut l'espoir de se maintenir derrière cette rivière, et la remonta jusqu'à Calcio. Mais Schérer ayant déjà ramené la droite à Crémone, et abandonné le pont de Marcaria, le corps du comte de Hohenzollern s'en était déjà saisi; en sorte que la ligne, au lieu de suivre le cours de l'Oglio, passa de Ponte-Vico sur Pieve, ce qui mettait hors d'état de tenir longtemps, si l'ennemi supérieur en nombre faisait un mouvement serieux par sa gauche. Crémone renfermait depuis deux ans tous les établissements d'artillerie de l'armée; on y avait entassé un matériel considérable et de grands approvisionnements, qu'il importait d'évacuer. Malgré les avantages que le Pô procurait pour embarquer et faire remonter les munitions, on n'en sauva que la plus petite partie; le reste, dans la précipitation, fut » blera. Si, au contraire, il s'est réuni en face de notre attaque » principale, la démonstration agira de son côté et deviendra >> une colonne de manoeuvre pour prendre l'ennemi en flanc. Il » n'est pas besoin de parcourir la ligne pour savoir que le point » décisif est à Soncino ou Ponte-Vico, puisque l'on pourrait dé» border tout ce qui se trouverait sur le saillant du Bas-Oglio et » le culbuter dans le Pô ; c'est donc là qu'il faut nous diriger, >> attaquer et enfoncer l'ennemi ». Cette manière de s'exprimer eût été plus élégante, mais au fond n'était-ce pas la même chose? |