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une politeffe qui gagnoient tout le monde: (a) parce qu'il traitoit les alliés comme fes amis, & qu'il faifoit la guerre d'une maniere noble & généreuse, fans y mêler la cruauté ni la haine parce que toutes fes paroles & toutes les manieres refpiroient également la grandeur & la bonté, toutes les nations admirerent fa modération, fans porter envie à fa puiffance; & toutes pleurerent fincérement fa mort, parce que toutes l'avoient éprouvé grand pour leur propre intérêt.

II dans la fouveraine puiffance une fecrete pente à l'orgueil. On l'en foupçonne, & avec raifon, quand on la voit toujours attentive à ce qui la met au-deffus des autres hommes; & comme l'orgueil eft une baffeffe réelle, & une preuve d'un efprit vulgaire, tout ce qui rend vraifemblable le foupçon de l'orgueil, fait douter de la grandeur du prince. Ainfi, tout ce qui prouve que le prince eft fans orgueil, prouve qu'il eft véritablement grand; (b) & il ne peut rien ajouter à fon élévation, qu'en affectant d'en defcendre, & de prouver par-là qu'il en eft digne, puifqu'il n'y est pas attaché.

Quand un prince defcend ainfi vers le peuple par bonté, le peuple le replace auffi-tôt fur le trône par reconnoiffance. Il lui paroît alors plus grand & plus augufte; & il lui rend dans le fond de fon cœur, par des fentimens d'amour & de refpect, beaucoup plus qu'il ne quitte pour s'abaiffer jufqu'à lui.

Ainfi, au lieu de craindre que la majefté ne puiffe s'allier avec un accès facile & des manieres pleines de bonté, ce n'eft que par ces moyens que la majefté peut arriver à fon comble; & il lui manquera toujours beaucoup, fi elle est toujours timide & mefurée.

Un prince qui fait bien ce qu'il conferve, en fe dépouillant pour quelques momens de l'éclat extérieur qui l'environne, ne craint point de tomber dans le mépris. Il eft bien fûr de fa grandeur, en travaillant par d'autres voies à l'augmenter; & il mêle tant de dignité & tant de nobleffe dans les chofes même qui femblent cacher fa majefté, qu'elles ne fervent qu'à la rendre aimable, fans la pouvoir couvrir.

C'est principalement cette dignité & cette nobleffe, dont je viens de parler, qui font tout le prix des manieres du prince, & de fes qualités populaires. Tout confifte à connoître jufqu'où il faut defcendre, & quand il faut fe retenir : comment il faut mêler la bonté à la grandeur : comment

(a) Indoluêre extera nationes regefque tanta illi comitas in focios, manfuetudo in hofles. Vifuque & auditu juxta venerabilis, cùm magnitudinem & gravitatem fumma fortuna retineret, invidiam & arrogantiam effugeret. Tacit. 1. 2. annal. p. 69.

(b) Quod factum tuum (il parle de Trajan, donnant en plein fénat des marques de bonté & d'amitié à des hommes deftinés aux dignités publiques) à cunto fenatu quàm Everâ acclamatione celebratum eft! tantò major! tantò auguftior! Nam cui nihil ad augendum faftigium fupereft, hic uno modo crefcere poteft, fi fe ipfe fubmittat, fecurus magnitudinis fuæ. Paneg. Traj. p. 205.

il faut mesurer fes paroles & fes actions fur les fentimens & les impreffions qu'elles doivent produire; & comment on doit fe faire aimer, en augmentant le respect.

C'eft-là l'une des plus effentielles qualités d'un prince, & des plus difficiles à acquérir, fi l'on n'a un efprit fort jufte, & un goût très-exact pour les manieres. Mais quand on a un heureux naturel, une ame grande & élevée, une politeffe cultivée par la réflexion, une connoiffance du cœur de l'homme, pour favoir ce qui le touche & le remue, une fenfibilité, qui, par fa propre expérience, eft avertie de tout, & une attention à profiter de tout ce qu'on voit de noble & de grand dans les autres: (a) quand on a tout cela, & qu'on veut bien y ajouter le confeil de quelques perfonnes habiles dans ces fortes de chofes, on réuffit parfaitement à trouver un fage milieu entre le défir de plaire, & la crainte d'aller trop loin. Si le prince n'avoit pour but en tout cela que de s'attacher les hommes, il ne recevroit pas une digne récompenfe de fon travail, & tous fes foins fe termineroient à un orgueil, plus délicat à la vérité & mieux déguifé que celui de beaucoup de princes, mais auffi injufte, & dès-lors auffi

honteux.

Il ne doit s'attacher les hommes, que pour les unir entr'eux par un intérêt commun; pour rendre les liens de la fociété plus étroits; pour établir la paix de l'Etat fur des fondemens folides; pour empêcher que des hommes ambitieux & populaires n'emploient contre fon fervice des qualités qu'il auroit lui-même négligées; & pour remplir l'un de fes principaux devoirs, qui confifte à fe rendre aimable pour être utile, & à mériter la confiance du peuple pour le fervir.

(b)

Le Prince doit être égal & tranquille, ou le paroître toujours.

L

Il n'eft acceffible, affable, humain que dans cette vue. Il n'attire tout le monde par un vifage ouvert, & un front ferein, que pour laiffer aux plus timides, non-feulement la liberté de l'approcher, mais celle de lui expofer avec confiance leurs défirs. Il écarte à deffein tous les nuages qui pourroient obfcurcir fa bonté & fon inclination à faire du bien. (c) Il fupprime tout ce que les foins & les inquiétudes de la royauté feroient capables de marquer fur fon vifage. Il fait effort contre fes peines fecretes,

(a) Comitate & alloquiis officia provocans, incorrupto ducis honore. Tacite, (parlant de Tite, commandant l'armée Romaine devant Jérufalem) I. 5. hist. p. 224.

(b) Nulla obices, nulli contumeliarum gradus.... Ipfe autem ut excipis omnes, ut expectas, ut magnam partem dierum inter tot imperii curas, quafi per otium tranfigis ! Paneg. Traj. p. 137.

(c) Verecundus fine ignavia, fine triftitia gravis. Marc. Anton. dans la vie que Jul. Capitol. en a écrite. p. 141.

& contre le fentiment des déplaifirs, dont la vie des princes n'eft pas exempte, pour n'être attentif qu'à confoler, & à remplir de joie ceux qui

viennent à lui.

Il ne laiffe paroître que le prince, & tout ce qui regarde l'homme particulier eft voilé. Il fait que le moindre veftige de trifteffe, ou d'émotion, ou d'abfence d'efprit, étoufferoit tous les fentimens que fa préfence doit inf pirer. Il connoît combien on eft difpofé à trembler devant une puiffance de qui l'on craint & efpere tout; & il en tempere l'éclat (a) par la paix & la douceur qui régnent fur fon vifage. Plus on eft dans l'abaiffement ou l'affliction, plus il tâche de faire oublier qu'il ait d'autres qualités que la compaffion & la bonté; & (b) pour réuffir plus furement à cacher aux autres fa majefté, il commence par l'oublier lui-même, en ne laiffant paroître que l'attention à l'état des autres, & fon inclination à les foulager. Mais pour conferver une égalité fi conftante & fi tranquille, au moins pour le dehors, il faut que le prince fe rende maître de tous les fentimens capables de le troubler; & qu'il compte peu fur la violence qu'il fe fera pour les empêcher de paroître, s'ils dominent dans fon cœur. Il est juste qu'il foit fenfible aux douleurs légitimes, qu'il éprouve qu'il eft homme, & qu'il apprenne par fon expérience à prendre part aux afflictions des autres mais il doit avoir une patience & une foumiffion aux volontés de Dieu, qui furmontent tout: car la patience la plus parfaite & la plus humble, eft celle qui convient aux princes, qui font exposés aux yeux de tous, & en qui l'on n'excufe aucune foibleffe.

Il eft d'ailleurs de la prudence, que les fecrets déplaifirs du prince demeurent inconnus, & qu'il cache au public tout ce que le public peut ignorer. On tire trop aifément des conjectures & des conféquences des moindres fignes de fa trifteffe, ou de fon inquiétude, pour en laiffer paroître aucun. Il faut s'accoutumer à une égalité, qui foit, ou véritable, ou fidélement imitée : combattre avec fuccès, avant que de fe montrer, tout ce qui laifferoit fur le vifage quelque impreffion d'abattement ou de trouble décharger fon cœur dans le fein de quelques perfonnes fideles, pour avoir plus de facilité à cacher aux autres ce qui s'y paffe; & fe bien fouvenir, qu'un prince eft à tout le monde, & qu'il ne lui eft pas permis de s'affliger au préjudice de fon devoir.

Il parvient à cette tranquillité par le foin infatigable de réprimer toute colere, & toute impatience, dans les occafions qui s'offrent, ou en fecret, ou en public. Il faut que le prince foit bon, indulgent, patient à l'égard de ceux qui le fervent; qu'il soit porté à excufer des oublis, ou même

(a) Fronte femper pari, & lætus ad omnia. Lamprid. dans la vie d'Alexandre Sévere, p. 214.

(b) Cùm federem, quafi rex circumftante exercitu, eram tamen marentium confolator. Job. c. XXIX. v. 25.

des négligénces, quand elles fe terminent à lui feul; qu'il regarde comme une foibleffe honteufe, une promptitude qui le découvre & le trouble, & beaucoup plus un emportement qui feroit plus marqué; (a) qu'il fe trouve déshonoré quand il n'a pas été le maître d'arrêter une émotion qui a paru, & qu'il s'en puniffe, en tournant contre lui-même fes reproches, & en devenant plus modéré par le repentir; qu'il ne lui échappe jamais de termes trop durs, ni de paroles injurieufes, & qu'il ait fi peu d'habitude d'en dire, qu'elles ne s'offrent point à lui dans les premiers momens d'une promptitude; qu'il accoutume tout le monde à obéir à un mot dit d'un ton modéré; qu'il reprenne en peu de paroles, & qu'il s'arrête dès qu'il a marqué ce qui lui déplaît; & que, de peur d'aller plus loin qu'il ne doit, il refuse tout à la paffion, toujours exceffive, parce qu'elle ne pense pas à inftruire; mais à fe fatisfaire.

(a) Quantò incautiùs efferbuerat, pœnitentiâ patiens, Tacit, 1, 1, annal. p. 57.

F. FA

FABIUS

F. FA

FABIUS MAXIMUS. (QUINTUS)

ABIUS-MAXIMUS, de l'illuftre maifon des Fabiens, ne démentit point la nobleffe de fon origine. Occupé de fes devoirs & de la gloire de fa patrie, il fit revivre les mœurs antiques qui commençoient à s'amollir. Rome reconnoiffante lui déféra cinq fois le confulat, & il remplit cette dignité avec autant de fruit que d'éclat. L'expérience qu'on avoit faite de fa fageffe le fit nommer dictateur après la perte de la bataille de Trafimene. Ce fut dans cette charge que profitant des fautes & des malheurs de ceux qui l'avoient précédé dans le commandement, il introduifit une nouvelle méthode de faire la guerre. Il évita les actions décifives, aimant mieux fatiguer par des marches & contre-marches fon ennemi qui ne pouvoit fe foutenir en Italie que par des victoires. Ses fages délais lui firent donner le nom de cundator, c'eft-à-dire le temporifeur. Cette lenteur l'expofa à la cenfure de tous les préfomptueux, qui taxerent de lâcheté une conduite auffi prudente; le fénat fatigué des cris des murmurateurs, partagea le commandement, & Fabius eut pour collegue Minutius, général intrépide & encore plus préfomptueux. Les Romains fe repentirent bientôt de leur choix. Minutius infultant aux lenteurs de Fabius, cherchoit fans ceffe l'ennemi que celui-ci fembloit éviter. Annibal, habile à profiter de fa confiance présomptueufe, lui tendit des embûches où il fe précipita témérairement. L'armée Romaine eût été entiérement détruite, fi Fabius ne fe fut avancé pour la dégager. Minutius le refpecta comme fon libérateur & comme fon maître, & fe démettant du commandement, il lui rendit les troupes, réfolu d'apprendre à vaincre fous lui. Rome défabufée lui donna le nom de bouclier de la république, & Annibal, pour fe débarraffer d'un rival fi redoutable, fut le plus ardent à calomnier fes talens & fa conduite. La bataille de Canne mit Rome fur le penchant de fa ruine. Elle mit fon espoir dans Fabius, qui par fes manœuvres ordinaires, mit Annibal dans l'impuiffance de rien exécuter. Plufieurs villes de l'Italie étonnées de fes progrès, fe détacherent de l'alliance des Carthaginois: il employa tantôt la force & tantôt la rufe pour affujettir les plus opiniâtres. Annibal ayant appris les moyens dont il s'étoit fervi pour prendre Tarente, s'écria: Quoi! les Romains ont auffi leur Annibal? Avare du fang des foldats, il fut le premier des généraux de la république qui mit en ufage l'art de vaincre fans combattre. Annibal, pour l'attirer au combat, lui fit dire que s'il étoit auffi grand général qu'il vouloit qu'on le crût, il devoit defcendre dans la plaine & accepter la bataille. Fabius, fans fortir de fa tranquillité, lui réTome XVIII.

Iiii

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