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EXTÉRIEUR.

Le prince ne doit négliger aucune des qualités extérieures qui peuvent lui attirer l'amour & le respect de fes fujets.

Il y a des princes qui ont des qualités très-effentielles, qui néanmoins

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• ne favent pas fe faire aimer. Ils perdent à n'être pas connus, & ils rendent fouvent inutile un fonds très-heureux, en le couvrant fous des dehors qui n'invitent & n'attachent perfonne. Il y en a d'autres, au contraire, qui, avec un mérite fuperficiel, enlevent tout le monde, & qui répandent fur ce qu'ils difent, & fur ce qu'ils font, tant d'agrémens, qu'on n'examine prefque pas, fi la bonté de leur efprit & de leur cœur répond aux ma

nieres dont on eft charmé.

Il faut qu'un prince joigne ces deux avantages, un fonds excellent, digne d'être approfondi, & des graces extérieures, dont tout le monde fente l'impreffion, & que peu de perfonnes puiffent imiter. Il ne doit pas laiffer fes bonnes intentions incertaines & inconnues, ni attendre qu'on devine ce qu'il penfe, fans fe découvrir lui-même, & fans faire les premiers pas. Un cœur grand & noble ne veut laiffer perfonne en inquiétude fur fes fentimens; & il s'explique lui-même, de peur qu'on ne l'explique mal.

Le langage des manieres obligeantes eft entendu de tout le monde : celui du mérite n'eft pas fi univerfel. 11 faut en avoir, pour le connoître & le difcerner mais il ne faut qu'être homme, pour être fenfible; & c'est à la fenfibilité à juger des manieres.

Il n'eft pas poffible qu'un prince répande fes bienfaits fur tous: il s'épuiferoit s'il donnoit toujours; mais fes manieres nobles & careffantes font des bienfaits perpétuels, généraux, dont la fource ne tarit jamais, & dont perfonne n'eft exclus.

Souvent le prince n'eft montré qu'une fois en fa vie en certaines villes & à certaines provinces ; & encore d'une maniere prompte & rapide. Il faut que, dès les premiers momens, il y donne une haute opinion de lui, & une vive impreffion de fa bonté. On s'y fouviendra toujours de ce qu'on n'aura vu qu'une fois : l'idée qu'on retiendra, fera conforme aux apparences; & fi elles n'avoient pas été avantageufes, elles auroient obfcurci pour toujours des qualités éminentes, mais inconnues.

Il doit être parfaitement inftruit des bienféances, pour favoir ufer des

avantages qu'il a.

C'EST différer trop tard à fe faire estimer, & à fe rendre maître des cœurs, que de paffer dans un lieu fans l'avoir fait. Un prince accompli

doit régner fur les hommes dès qu'il fe montre. Il ne faut pas qu'il cede à perfonne fon privilége, d'être le premier en politeffe, en bonté, en adreffe pour s'infinuer dans les efprits, en autorité pour les enlever.

Il doit avoir dans un heureux naturel, que les réflexions ont perfectionné, (a) une fécondité & une variété inépuifable d'attraits & de graces, pour toutes fortes d'hommes, de toute condition, & de tout caractere. II doit favoir les employer, les mêler, les diverfifier, afin que chacun y trouve quelque chofe qui lui foit propre, & il doit avoir étudié avec tant de fuccès ce qui convient à tous en général, & ce qui eft particulier à chaque genre d'efprits, que tous fe fentent émus pour lui, & qu'aucun ne demeure indifférent.

(b) Une mine haute, & digne de l'Empire, fuffit quelquefois pour jetter des femences d'eftime & de refpect dans les fpectateurs, & pour fe les attacher; mais une telle impreffion n'eft point l'effet d'une figure efféminée, dont le prince paroiffe occupé, & dont il veuille que s'occupent les autres. Une telle baffeffe offenfe toutes les perfonnes qui ont de l'élévation & du courage, & elle n'eft propre qu'à leur perfuader, que le prince eft bien peu de chofe, puifqu'il fait tant de cas de la figure, & qu'il confent à être principalement eftimé pour un fi frivole avantage.

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(c) Le vifage du prince doit être l'image de fon ame, & annoncer ce qu'il eft. Son grand cœur doit y être peint, fa nobleffe, fa bonté, fa douceur. Ces grandes qualités qui s'uniffent dans fon ame, quoiqu'elles paroiffent oppofées, & qui fe donnent mutuellement un nouvel éclat par cette union, se tracent fur le front & dans les yeux du prince, (d) avec cer heureux mélange, qui adoucit la majefté, & qui releve la douceur.

On juge à fa feule vue, qu'il eft un grand homme; & l'on juge auffi furement qu'il eft plein de bonté. (e) Le courage & la fincérité qui brillent au-dehors, répondent de la vérité des autres fentimens dont le vifage porte des veftiges; & l'on s'affure de la douceur, par l'éclat même de la majesté, qui écarte tout foupçon d'affectation & d'artifice.

Quand ce premier avantage fe trouve joint à celui d'en favoir faire ufage, & qu'une grande ame, déjà représentée par les traits du dehors,

(a) Apud fubjectos, apud proximos, apud collegas variis illecebris potens. Tacite parlant de Mucien, gouverneur de Syrie, & le principal appui du parti de Vefpafien. L. 1, Hift. p. 310.

(b) Aderant juveni, (il parle de Néron fils de Germanicus) modeftia ac forma, principe viro digna. Tacit. I. 4. annal. p. 112.

(c) Titi ingenium quantæcunque fortuna capax, decor oris cum quadam majeftate. Tacit. 1. 4. hift. p. 337.

(d) Forma egregia & cui non minus auctoritatis ineffet quàm gratia. Suetone parlant du même prince dans fa vie.

(e) Nihil metûs in vultu, gratia oris fupererat bonum virum facilè crederes, magnum libenter. Tacit. vit. agricol, p. 466.

Tome XVIII.

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acheve fon portrait en conduifant les yeux, le ton de la voix, les paroles, & fait tout fervir à fes intentions pleines de candeur, il eft incroyable combien elle fe rend alors vifible, & combien elle s'ouvre le cœur des autres, en montrant toute la nobleffe du fien.

Peu de perfonnes connoiffent ce que peut un mot obligeant, un regard de diftinction, un air de bonté; & peu connoiffent auffi les effets de quelques fignes légers de diftraction, d'indifférence, de féchereffe mais un prince habile connoît la valeur de tout, & il ne fe méprend jamais dans l'ufage qu'il en veut faire.

Il donne au peuple des marques communes d'affection & de bonté, (a) en mettant fur fon visage un air aimable, égal pour tous, & qui, par une efpece d'éloquence muette, mais publique, les gagne & les charme tous.

Mais outre ce langage commun, le prince en a un particulier, qu'il fait proportionner à la naiffance, aux emplois, aux fervices, au mérite. Il ne jette pas au hafard des airs careffans, qui tombent fur tout le monde. Il ne prodigue pas ce qui doit être une récompenfe; & il n'avilit pas ce qui doit être une diftinction.

Il réserve pour certaines perfonnes, & pour certaines occafions des témoignages privilégiés, qu'il faut mériter; mais qu'il accorde avec joie à quiconque le mérite; & il les diftribue avec tant de fageffe, que, felon l'expreffion de l'écriture, (b) la lumiere de fon vifage, c'eft-à-dire fes regards pleins d'attention & de bonté, ne tombe jamais fur des indignes, & n'eft jamais reçue avec indifférence.

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Le Prince doit être acceffible, affable, humain avec dignité.

L feroit inutile au prince d'avoir ces heureufes qualités, qui font toutes pour le public, s'il n'étoit d'un facile accès, & s'il ne prenoit plaifir à se communiquer mais je fais (c) qu'il y a des peuples dont les inclinations font différentes que les uns aiment dans le prince (d) la retenue & la réserve, comme néceffaires à fon autorité; & que les autres font plus touchés de fes manieres ouvertes qui témoignent de la franchise & de la bonté, & qu'ils refpe&tent la majefté du prince, à proportion de ce qu'elle eft moins fiere. Il faut étudier ces différentes inclinations, & les ufages qui les ont fuivi: car la premiere regle en ces fortes de chofes eft d'obferver les bienséances, & de ne pas bleffer le goût général d'une nation, en le mefurant fur celui d'une autre.

(a) Vultu qui maximè populos demeretur, amabilis. Senec. 1. 1, de Clem. c. 13. (b) Si quando ridebam ad eos, non credebant; & lux vultus mei non cadebat in terram. Job. c. XXXIX. v. 24.

(c) Prompti aditûs, obvia comitas, ignota Parthis virtutes. Tacit. 1. 2. annal. (d) Majestate salvâ, cui major ex longinquo reverentia, Tacit. in vit, Agricol.

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Mais indépendamment de ce que la coutume a pu établir pour rendre la perfonne du prince plus augufte; il eft certain qu'il y a des temps, & des lieux, où il eft permis de s'adreffer à lui, & (a) qu'il doit être bien-aise qu'on le faffe alors avec liberté.

Il importe même infiniment au prince, de n'être pas dans l'erreur du peuple, lors même qu'il en fuit les préjugés, & de ne pas penfer comme lui fur les moyens de conferver à la fouveraineté le refpect qui lui eft dû. Il y a des chofes qui ne font fondées que fur l'imagination & l'ufage, & il y en a d'autres qui font fondées fur la vérité & la nature. Les premieres ne durent qu'autant que les préjugés qui ont fervi à les établir, & les fecondes ont des racines perpétuelles dans l'efprit & le cœur des hommes. Les précautions que prennent les princes, pour fe conferver de la dignité & de l'autorité, en fe montrant rarement en public, & en ne fe communiquant qu'à peu de perfonnes, font des moyens étrangers à la grandeur, qui n'ont rien de naturel, ni de vrai, & qui ne fubfiftent que par un ufage fondé fur l'erreur. Mais les perfections d'un prince, né pour le bien public, digne d'être montré à tous fes fujets, capable de leur infpirer également la vénération & l'amour, acceffible, affable, humain, font des perfections, qui, par le droit naturel, appartiennent à tous, & qu'on ne peut tenir enfermées dans le palais, fans faire injure au prince qui les a, & au peuple qui en doit jouir.

Je confens donc que, dans les commencemens, on accorde quelque chofe aux préjugés d'une nation, plus touchée d'une gravité majestueufe, & d'une réserve étudiée, que d'une bonté qui aime à fe produire. Mais je défire que le prince fe délivre infenfiblement de cette gêne, & qu'il (b) mette en liberté fes grandes qualités, qui font comme retenues captives par une vaine ombre de majefté, contraire à la véritable, dont elle étouffe l'éclat.

Autrement il s'accoutumeroit à l'obfcurité, & il perdroit dans une fombre retraite, non-feulement fes airs nobles & fes manieres fi propres à le diftinguer, mais auffi les perfections réelles de douceur & de bonté, que l'ufage entretient, & que la folitude détruit.

On devient fauvage & farouche, en évitant la lumiere: on ceffe d'être humain, en ceffant de voir les hommes on ne connoît plus fon peuple, (c) quand on n'en eft plus connu que par fes portraits. On fait dégé

(a) Tanta comitate, (c'eft Augufte) adeuntium defideria excipiens, ut quemdam joco corripuerit, quòd fic fibi libellum porrigere dubitaret, quafi elephanto ftipem. Sueton. in vit. Auguft. c. 53.

(b) Felix abundè fibi vifus, fi fortunam fuam publicaverit; fermone affabilis, acceffuque facilis, vultu qui maximè populos demeretur, amabilis, aquis defideriis propenfus. Senec. 1. 1. de Clement. c. 14.

(c) Quid indignius eo imperatore, quem propter folos piores cognitum habent imperii propugnatores, Synef. de Reg. p. 13.

nérer la majefté en fierté, en ne s'occupant que du foin de ne la pas avilir; & l'on omet prefque toutes les fonctions de la royauté, en fe fouvenant trop qu'on eft roi.

(a) Il n'y a qu'à comparer un prince aimable, accompli, qui se laiffe aifément approcher, & qui enleve par fa douceur & par fes autres qualités, tous ceux qui l'approchent il n'y a, dis-je, qu'à le comparer avec un autre, dont tous les pas font comptés, dont toutes les paroles font de courtes fentences, dont le vifage eft toujours févere, dont les fentimens font toujours des énigmes, dont les apparitions font rares, & plus propres à infpirer de la crainte que de l'amour. Une telle comparaifon laiffe-t-elle le moindre doute entre le mérite de ces deux princes? Y a-t-il quelqu'un qui n'aimât mieux les qualités du premier que celles du fecond? Et ne fent-on pas que l'un, en oubliant en apparence fa grandeur, eft infiniment plus grand que l'autre, qui ne pense qu'à la conferver.

Rien ne prouve tant la petiteffe réelle d'un prince que d'affecter toujours de paroître grand, & que de n'ofer defcendre pour des momens du trône où il eft placé. Il eft au-deffous de la grandeur, puifqu'il en eft fi occupé & fi plein s'il la méritoit, il y penferoit moins; & fi elle étoit attachée à fa perfonne, il ne croiroit pas la perdre en se rendant accessible. Un tel prince ne connoît qu'une espece de grandeur, & il renonce à plufieurs autres très-réelles, parce que fon efprit eft borné à une feule. Il ne fait pas quelle dignité il y a dans des perfections qu'il juge contraires à la majefté, & combien il perd par le fafte & la fierté. Il ne fait fe montrer aux hommes que par un feul côté; & il laiffe à fon égard dans l'indifférence, tous ceux que ce feul côté ne touche pas. Il ne fait pas que les uns n'admirent que l'efprit, d'autres le courage, d'autres la douceur, d'autres la politeffe, d'autres l'inclination à faire du bien; que le petit nombre eft de ceux que la majefté feule éblouit : que tous défirent qu'elle foit un bien général; & qu'elle n'attire l'admiration de tous, que lorfqu'elle eft accompagnée des qualités qui conviennent à tous.

Si Germanicus, dont la mémoire étoit fi précieuse aux Romains, & dont l'hiftoire nous a confervé une fi noble idée, n'avoit eu qu'une forte de grandeur en vue, il n'eût pas été fi univerfellement regardé comme le plus grand homme de l'Empire. S'il n'eût eu que de la valeur, & de la bonne conduite à la guerre, s'il fe fût trop fouvenu de fa naiffance & de fon rang; s'il n'eût penfé qu'à fe faire craindre des ennemis, & qu'à faire fentir fon autorité aux peuples alliés des Romains: il eût été petit en plufieurs. manieres, & grand en une feule; & l'on auroit admiré quelques-unes de fes actions, fans le juger lui-même digne d'admiration mais parce que avec une haute naiffance & une grande autorité, il avoit une civilité &

(a) Juveni (il parle du célébre Germanicus) civile ingenium, mira comitas, & diverfa d Tiberii fermone, vultu, arrogantibus & obfcuris, Tacit, lib. 1. annal. p. 21,

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